3. Qui peut empêcher le coeur de croître, de croître sans cesse, et dans la direction prédestinée ? Aimer, cesser d'aimer, voilà les deux faits évidents, sans remède, et qui sont quand ils sont. La douleur non plus, ne peut être parfaite, rien n'est dessèchement éternel, rien n'est humidité constante : une eau froide, en avril, gisait au creux du rocher : eau des larmes. Mais la chaleur de midi, l'implacable rire du midi d'été a bu l'eau dolente, et des graminées, entraînées par le vent de tous les points du monde, surgissent à présent de la pierre éclatée.
Ainsi, Amour, nous avons connu sur notre chemin plusieurs visages de l'amour. Il y avait le jeune amour tout ensemble du coeur et de l'imagination, qui est un immense amour, plus fervent, laborieux, zélé que les religieuses d'un monastère, à l'heure où, du mont Athos au mont Oural, elles élèvent des mains jointes vers la plaie qui saigne au flanc de leur Seigneur. Amour infini du coeur, nous vous avons donné notre perfection spontanée, minutieuse, et toutes les vertus de notre enfance; mais que conteniez-vous encore ? Vous conteniez l'orgueil, la voluptueuse docilité, le triomphe et l'amour de soi-même ; car jamais il n'y a que l'amour dans l'amour.
Et puis il y a un autre amour plus soudain, qui vient par les yeux, par les délices du regard, et qui frappe l'âme. Désir, conducteur des mondes, jaillissant, qui ne veut nul effort que celui qu'il faut pour te maîtriser (et encore emportes-tu la faible digue, comme le torrent dans la vallée arrache les rives, déracine le village, l'étable, la scierie avec ses provisions de bois des forêts). Désir, qui commences par le regard et vas à l'âme, qui touches la vie, qui es et qui n'es plus, qui ne donnes point de raisons, niais qui t'élances comme veut se lever le soleil, à l'heure déterminée, quand les lois des sphères l'y contraignent, Désir, qui t'éteins plus nécessairement que ne s'éteint dans la mer cet impérieux soleil, hélas ! c'est toi le pire amour !
Ainsi, Adolescent, je t'ai rencontré ; je t'ignorais, j'était, libre, tu étais libre, je te regarde, et soudain mes yeux aux tiens ont bu le poison. Comme l'abeille se suspend à la scabieuse enivrante, je m'attache à ton regard, je m'en grise, je me gorge de ce miel liquide, je tombe alourdis, je m'éloigne, je reviens, je meurs.
J'ai faim, j'ai froid, je tremble, je brûle; mais que tu me touches d'une seule parcelle de la rosée de tes lèvres, et je serai guérie. Que tu parles, et ta voix, qui vibre à mon oreille plus abondamment que ne vibrent dans tout l'Empire des popes les cloches de Pâques qui l'ébranlent et le font tressaillir, la voix m'emplit d'une saison heureuse où toute fleur éclat avec la suave détonation des lotus, à l'aurore, dans les jardins de Chine.
Je t'aime, mais alors comment, pourquoi suis-je ton ennemie ? Je te rencontre, tu me ressembles, et, parce que te voilà moi-même, je veux t'absorber, t'incorporer à moi, te détruire, à moins que moi-même je ne meure, ô mon ami.
Tes deux pieds se posent sur mon coeur comme on voit Jésus debout sur la main de Marie ; lis élancé, vous êtes né de moi, puisque moi seule vous aime ainsi, au-delà de toute mesure et de vous-même, mais d'abord je vous vénère, et me voilà abaissée devant la splendeur de mon fils! Ton regard, ta parole, ton souffle, tes gestes ; la flânerie ou la course de tes pensées dans tes prunelles ; l'atroce peur que j'ai qu'on t'aime comme je t'aime - car un tel amour me semble être un philtre qui te désigne et te recommande à tous les yeux ; la certitude, la crainte, que j'ai de croire que c'est inévitable, que tous m'aiment et t'aimeront comme je t'aime, comme un seul être peut aimer (et ce seul être est moi) - tous ces transports, dis-je, font de ma vie un enfer, une cellule dans la prison des moines inquisiteurs, une plaque de tôle brûlante où aucune de mes pensées ne peut poser son pied lassé sans qu'elle le retire en tremblant, chancelle, recule et fuie à l'autre bout des mondes... Mais tu es encore à l'autre bout des mondes, ô mon ami ! (Exactitudes)