19/11/2012

557. Une grecque aux yeux allongés

Une Grecque aux yeux allongés
Soupire aux Eaux-Douces d'Asie.
C'est de cette aïeule que j'ai
Reçu les pleurs de poésie !

Une autre, reine au front distant,
Brodait ou jouait de la harpe
Sous un cyprès ; et sur l'étang
Elle jetait des fleurs aux carpes ;

Elle dotait d'icônes d'or
Ses innombrables monastères :
J'ai puisé dans ce tendre corps
L'animation solitaire.

Plus loin, dans un passé plus vieux,
Je vois, sur un vaisseau qu'on frète,
Une vierge qui dit adieu
Des deux mains aux rives de Crète !

Elle part et quitte à jamais,
Farouche et plaintive Ménade,
Son île, un cousin qui l'aimait
Est secrétaire d'ambassade.

L'ambassade est sous un ciel froid,
Dès midi il faut des bougies.
C'est cette pleureuse, je crois,
Qui m'a transmis la nostalgie.

Mais les enfants de ses enfants,
Tout saturés de sel nordique
Ont aimera brume, le vent,
Les nuages, l'eau, la musique ;

Ils ont aimé l'aigre printemps
Gallois, et les jardins d'Ecosse.
C'est par eux que mon cœur se tend
Vers le suc des premières cosses.

Ils ont aussi, dans leurs amours,
Couché sous les ciels de Bohême,
Au son des flûtes d'alentour.
Leur souffle m'envahit quand j'aime.

Enfin, ils se sont reposés,
Avant le temps de ma naissance,
Sur le sol le mieux composé
Du monde : c'est l'Ile-de-France !

Je ne goûtais, étant enfant,
Que ces lieux, et les paysages
De la Savoie; je fus longtemps
Sans avoir l'amour du voyage ;

Et puis, voyageant, j'ai soudain
Connu le délire indicible :
La ville étrangère, un jardin
Dont le parfum nous prend pour cible ;

On est brûlant, on tend les bras
Pour joindre la Chine ou la Perse;
On meurt d'un si grand embarras,
Toute notre âme se disperse !

Les rêveries de nos aïeux,
Leurs souvenirs, leurs promenades
Nous hèlent. On est sous les cieux
D'éternels et penchants nomades !

— Ce sang nombreux, que j'ai reçu
De vous, poétiques grand'mères,
Et dont je souffre, avez-vous su,
Du moins, qu'il n'est pas éphémère ?

Pressentiez-vous qu'un jour ma voix,
Assemblant vos rires, vos plaintes,
Ferait de vos doux désarrois
Une flamme jamais éteinte ?

Aviez- vous prévu mon accueil ?
Je ne sais, mais vous seriez aises,
Belles ombres, dans vos cercueils,
De voir que la gloire française
Ajoute son sublime orgueil
A cette langoureuse braise
Que m'a léguée votre bel œil...

Les Forces Eternelles