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L’Insatisfaction et l’Isolement : commentaire sur « C’est après les moments», poème d’Anna de Noailles, par Sebastian Hayes que je remercie d'avoir bien voulu me communiquer ce texte en m'autorisant à le publier.
Les romanciers et auteurs de scénarios contemporains semblent se spécialiser à mettre en évidence les aspects superficiels ou, au mieux, amusants de la sexualité et, chose curieuse, les écrivains féminins y sont compris à l’exception honorable de l’américaine Camille Pagglia. Par contre, les deux grandes poétesses du début du vingtième siècle, Edna St. Vincent Millay aux Etats-Unis et Anna de Noailles en France, ont plutôt souligné l’aspect tragique. Ces deux femmes ont irrité ou choqué l’opinion mâle de l’époque mais, fort heureusement, non pas au point d’entraver la publication de leurs œuvres parce qu’elles ont osé écrire avec sérieux, et la plupart du temps avec élégance et retenue, des besoins physiologiques des femmes à une époque où seule la pudibonderie ou la grivoiserie étaient de bon ton. Dans les deux cas, il s’agissait de belles femmes incessamment exposées au public, surtout Anna de Noailles, et entourées de soi-disant admirateurs qui en même temps les guettaient, prêts à condamner la moindre faute contre les règles du jeu social. Elles avaient donc, toutes les deux, de bonnes raison pour se méfier des hommes et de la morale hypocrite que le mâle a su imposer sur la société de leur temps.
Il est devenu chose courante de nos jours de croire, ou de faire semblant de croire, que la ‘guerre des sexes’ se trouve dépassée, vu les conditions sociales très différentes d’aujourd’hui. Mais on peut avancer la thèse contraire, comme fait justement Camille Pagglia dans Sexual Personae, que le désaccord, ou la méfiance réciproque entre les sexes, désaccord qui peut aisément passer à la haine ouverte, est irrémédiable parce que, pour ainsi dire, ‘naturelle’. Car ce manque d’accord a des racines dans la différentiation et spécialisation à outrance des rôles mâle et femelle dans la reproduction, spécialisation où la femelle détient évidemment un rôle beaucoup plus important. Marx lui-même parle d’‘une originelle division du travail dans le processus reproductif’ bien qu’il ne pousse pas plus loin l’argument.
La différenciation entre les genres dans la reproduction s’accompagne d’une égale asymétrie dans l’expérience sexuelle, d’ailleurs le plus souvent aggravée par des attentes irréalistes du côté des femmes. Une contemporaine d’Anna de Noailles, Lucie Delarue-Mardrus, a bien écrit, « La femme appelle le Dieu. C’est un homme qui vient, misérable remplaçant » (cité dans Claude Mignot-Ogliastri, Anna de Noailles, 333). Encore jeune et d’origine étrangère (gréco-roumaine), Anna de Brancovan, par mariage Comtesse de Noailles, tomba vite sous l’emprise d’un personnage très important alors, mais aujourd’hui complètement oublié, à savoir, Maurice Barrès, romancier et homme politique. Anna entretenait des rapports avec Barrès pendant la plupart de sa vie adulte, mais dans un premier temps il paraît que cette liaison entre deux personnes mariées s’est située uniquement au niveau d’un ‘amour platonique’ ou d’une ‘amitié passionnelle’ circonstance qui n’a fait que rendre ce rapport intense plus dangereux. Anna écrit à son amie Augustine Bulteau en octobre 1904 : «une amitié se creuse jusqu’à la douleur, jusqu’au vague infini, jusqu’à l’anéantissement de soi-même que tout l’autre envahit ». Justement, son troisième roman a pour titre, "La Domination", et le personnage principal, Antoine Arnault, communique si bien à sa maîtresse sa propre fascination avec la mort qu’elle se suicide.
Quelques années plus tard, lorsqu’Anna vit séparée de son mari, il paraît que ce « mariage d’âmes » a été consommé mais les résultats n’ont pas été ce qu’elle espérait, à juger par le poème remarquable « C’est après… », poème qu’on dit avoir été écrit à l’intention de Maurice Barrès.
C’est après….
C’est après les moments les plus bouleversés
De l'étroite union acharnée et barbare,
Que, gisant côte à côte, et le front renversé
Je ressens ce qui nous sépare !
Tous deux nous nous taisons, ne sachant pas comment,
Après cette fureur souhaitée, et suprême,
Chacun de nous a pu, soudain et simplement,
Hélas! redevenir soi-même.
Vous êtes près de moi, je ne reconnais pas
Vos yeux qui me semblaient brûler sous mes paupières;
Comme un faible animal gorgé de son repas,
Comme un mort sculpté sur sa pierre,
Vous rêvez immobile, et je ne puis savoir
Quel songe satisfait votre esprit vaste et calme,
Et moi je sens encore un indicible espoir
Bercer sur moi ses jeunes palmes !
Je ne puis pas cesser de vivre, mon amour !
Ma guerrière folie, avec son masque sage,
Même dans le repos veut par mille détours
Se frayer encore un passage !
Et je vous vois content ! Ma force nostalgique
Ne surprend pas en vous ce muet désarroi
Dans lequel se débat ma tristesse extatique.
— Que peut-il y avoir, ô mon amour unique,
De commun entre vous et moi !
On note que, presque seul parmi les poètes qui ont écrit sur l’amour ─ et il y en a ! ─ Anna de Noailles souligne l’écart entre la réponse mâle et femelle pendant l’acte sexuel. Margot Anand, l’auteur du livre The Art of Sexual Ecstasy (Aquarian Press, 1990), écrit « …l’énergie de la femme ne s’épuise pas après son apogée sexuelle ─ la lassitude féminine se passe plutôt au moment de la menstruation qu’au moment de l’éjaculation─ et l’amante se trouve prête à continuer le jeu amoureux tandis que pour l’homme, le plus souvent ce n’est pas le cas. L’éjaculation masculine interrompt la communion entre les partenaires, tout comme si l’homme avait tout à coup coupé la télévision pendant que son partenaire ‘était encore en train de regarder l’émission. Je suis convaincu que cette différence est une des raisons majeures pour le manque d’accord entre les hommes et les femmes en ce qui concerne les rapports intimes. » (Opus cité. p. 350)
Dans le poème cité ci-dessus, la femme qui s’exprime (et qu’on peut sûrement identifier avec Anna) va jusqu’à montrer du dédain : « [Tu es] comme un faible animal gorgé de son repas, Comme un mort sculpté sur sa pierre. »
Pour un amant, il n’y a pas de pire humiliation et pour une fois on ressent de la sympathie pour Barrès (si c’est bien lui). Toutefois, il faut croire qu’Anna ne vise pas uniquement la mécanique sexuelle. À un niveau plus profond, il s’agit de l’inéluctable isolement de l’existence humaine, une solitude de base que le rapprochement éphémère dans l’extase amoureuse rend plus intolérable encore : « Je ressens ce qui nous sépare !... Chacun de nous a pu, soudain et simplement, Hélas ! redevenir soi-même »
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Note de l'auteur : je suis reconnaissant à Catherine Perry de m’avoir indiqué le contexte de quelques citations dans son livre, "PersephoneUnbound, Dionysian Aesthetic in the Works of Anna de Noailles". Cet article est la version française d’un "post" qui a paru sur le site www.annadenoailles.com que je contrôle.
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