07/11/2011
331. Minerve au bouclier d'or
A la fin de 1898, l’idée d’un premier recueil de poèmes, qui s’appellera le Cœur Innombrable appris corps. Anna conserve tout, brouillons et textes achevés. Elle a finalement suivi le conseil de sa mère, n'ayant rien publié avant son mariage. Le 1" février 1899, un an exactement après la publication des Litanies, neuf nouveaux poèmes paraissent dans La Revue de Paris, parmi lesquels « Renouveau» et «Obsession », qui ne figureront pas dans "Le Coeur innombrable".
A l'origine, le recueil comprenait quatre parties et trente-deux poèmes ; en fin de compte, il en comprendra cinquante-neuf, répartis en six sections. Certains - « Les Parfums », « Les Paysages », « Les Rêves », « Les Animaux » - lui paraissent terriblement anciens, manifestement influencés par le décadentisme cher à Montesquiou « le chef des odeurs suaves », et à Samain. Elle ne renie pas ces influences, elle souhaite les dépasser. Elle a lu entre-temps Nietzsche et découvert Schopenhauer ; son pessimisme, qui n'est pas exclusif d'une certaine jubilation, trouve ainsi son fondement philosophique et son art va s'infléchir : « Intuition, contemplation, inspiration sont un mode de connaissance préférable à la raison et à la pensée abstraite », note Claude Mignot-Ogliastri.
En fait, si, en tant que femme, Anna est entièrement tournée vers elle-même, en tant que poète, elle est extrêmement perméable aux meilleures influences : Laforgue, Mallarmé, Verlaine succèdent à Baudelaire et aux parnassiens. Claude Mignot-Ogliastri parle, sans doute à juste titre, d'un vers « noaillien ».
On peut en outre estimer que le grand mérite d'Anna, dès son premier recueil, aura été de renoncer définitivement au sonnet, contribuant par là à libérer la poésie moderne des « formes fixes ». Ce mérite peut sembler mince aujourd'hui, mais les plus grands poètes du siècle, Valéry et Claudel en tête, sont les débiteurs de la comtesse de Noailles.
Au cours de l'hiver, les amis et admirateurs d'Anna ne sont encore sensibles qu'à sa séduction, sa pétulance, ils succombent volontiers à ses extravagances, qui pimentent une vie mondaine trop souvent monotone. Gregh se souvient d'une pendaison de crémaillère au 109 de l'avenue Henri-Martin, qui réunissait quelques intimes. Il était venu en costume de ville, mais Anna l'obligea à revêtir un habit de Mathieu, beaucoup trop grand pour lui : « Le dîner en fut égayé », se contente-t-il de remarquer dans ses Souvenirs 9. Lorsqu'elle la vit pour la première fois, Hélène Vacaresco songea à ces vers d'Hugo :
Elle était brune et pourtant rose,
Petite, avec de grands cheveux,
Et ne disant jamais : je n'ose,
Elle disait toujours : je veux...
Anna frappait ceux qui ne la connaissaient pas par ses yeux gris-vert et ses paupières ambrées, ses mains minuscules, son teint nacré, presque transparent, sa façon de relever le front, qui lui donnait un air moins hautain que souverain : «La grâce mêlée à la témérité », assure encore Hélène Vacaresco. Ses retards étaient à présent légendaires: on l'attendait des heures durant aussi bien chez elle qu'au-dehors ; certains assuraient qu'elle préférait s'ennuyer à mourir chez elle pendant deux heures afin d'être en retard aux réunions où elle était espérée. Pis encore : ses défections in extremis étaient fréquentes, mais elle envoyait toujours un pli, expliquant qu'elle avait vraiment attendu la dernière minute et que c'était bien la preuve de l'espoir qu'elle gardait d'être en mesure de se rendre à ce dîner. Elle ajoutait souvent: « Vous me permettrez de venir après le déjeuner (ou le dîner) m'asseoir entre vous et vous écouter. » A moins qu'elle n'usât du "trompe l'oreille" : elle arrivait, protestait-elle, elle arrivait...
Nouveau coup de téléphone, quelques instants plus tard : elle était désolée, elle ne pourrait pas être là avant une heure. Enfin, elle était là, narrant avec d'abondants détails ce qui s'était passé, rien, généralement, mais sa volubilité était étourdissante. Et puis quel spectacle que cette petite femme électrique surgissant dans un salon : Elle entre, s'arrête sur le seuil. C'est un général qui mesure de l'œil l'étendue de ses armées. C'est Bonaparte qui, du sommet des Alpes, contemple l'Italie dont il va s'emparer sans coup férir. C'est, sur le sommet du Parthénon, Minerve au bouclier d'or, car elle a toujours quelque chose de doré sur elle et ses grands cheveux sont ceux mêmes qui sortent avec une grâce guerrière du casque d'Athéna. [...] Elle a le débit saccadé ; jamais un mot ne lui manque ; au contraire, les mots se pressent sur ses lèvres, frappent et cinglent "...
In François Broche "Anna de Noailles, un mystère en pleine lumière", page 138
Editions Robert Laffont, Collection Biographies sans masque, 1989,
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