24/02/2012

481. Anna de Noailles, la poétesse. 2

2. Le romantisme, de fait, manqua à sa mission principale, que semblaient annoncer certaines rêveries de Jean-Jacques Rousseau : il s’attacha davantage à développer l’égocentrisme et à trouver dans l’individu le fondement d’une société et d’une métaphysique qu’à comprendre cette nature dont il parla pourtant de l’excès. Mais s’il en a tant parlé, c’est qu’il la faisait parler. En revanche, Anna de Noailles survient, inséparable de la nature, des forces naturelles, des étés puissants. Elle réhabilite les forces obscures.
Dans "Le Coeur innombrable" comme dans "L’Ombre des jours", avec un parfait dédain pour toutes les règles et toutes les froideurs, elle apporte une poésie neuve et d’autant plus saisissante. Autant l’entendre bruisser comme une abeille. Elle qui étonne avec ses doux yeux graves et son air cruel, " valaque ", voici qu’elle chante les fleurs, les rivières, les étés, les arbres, comme si elle était elle-même élément de flore.
Peu importe la réputation de mondaine qui s’attache vite à ses pas. Peu importe, comme dit encore Brasillach, "des énumérations trop longues, avec tout un froissement d’épithètes et de métaphores pas toujours heureuses". C’est quasiment du "modern style", au miroir d’une Belle Epoque toute en ondulations. Ou du Gabriele d’Annunzio en vers. Soudain, viennent quatre lignes étincelantes.
Un goût d’éclosion et de choses juteuses
Montera de la courge humide et du melon
Midi fera flamber l’herbe silencieuse
Le jour sera tranquille, inépuisable et long.
Au fond, elle rétablit en poésie le climat savoureux des livres de Colette. Savoureux, tel est l’adjectif qui convient. Tout est savoureux sous sa plume, " les époques ardentes d’une Grèce imaginaire, la petite Bittô, la danseuse aux crotales... les fruits pacifiques... "."Je viens vers vous, divins poètes romantiques". Elle n’a pas à aller vers eux. Elle sera même allée au-delà. Elle n’aura jamais connu que la libre inspiration. Elle aura à jamais leur impatience, leur instinct, leur désordre. Même faux lyrisme verbal. Mêmes ivresses d’encens. Mais elle est sauvée par la finesse. "La finesse, comme le dit Stendhal dans une lettre à sa sœur Pauline, c’est l’habitude d’employer des termes qui laissent beaucoup à deviner. " Ce que Vauvenargues appelle dire en ne disant pas ; Gide "l'art d’exprimer le plus en disant le moins […] un art de pudeur et de modestie".
C'est aussi "l'insinuant" de Paul Valéry. Précisément, Anna de Noailles a un rare génie pour suggérer, laisser à deviner. Tant pis si un tel art est aux antipodes du grand génie lyrique. Elle communiquera même sa finesse à un vaste fleuve ou à la montagne la plus massive. En tout cas, vingt ans plus tard, elle a atteint à la grande gloire nationale, et elle règne tout en soupirant sur un cénacle de dévots et de dévotes. A quarante-cinq ans, pourtant, elle est toujours la même.