22/02/2010

054. "A la nuit"


Nuits où meurent l'azur, les bruits et les contours,
Où les vives clartés s'éteignent une à une,
Ô nuit, urne profonde où les cendres du jour
Descendent mollement et dansent à la lune,

Jardin d'épais ombrage, abri des corps déments,
Grand coeur en qui tout rêve et tout désir pénètre
Pour le repos charnel ou l'assouvissement,
Nuit pleine des sommeils et des fautes de l'être,

Nuit propice aux plaisirs, à l'oubli, tour à tour,
Où dans le calme obscur l'âme s'ouvre et tressaille
Comme une fleur à qui le vent porte l'amour,
Ou bien s'abat ainsi qu'un chevreau dans la paille,

Nuit penchée au-dessus des villes et des eaux,
Toi qui regardes l'homme avec tes yeux d'étoiles,
Vois mon coeur bondissant, ivre comme un bateau,
Dont le vent rompt le mât et fait claquer la toile !

Regarde, nuit dont l'oeil argente les cailloux,
Ce coeur phosphorescent dont la vive brûlure
Éclairerait, ainsi que les yeux des hiboux,
L'heure sans clair de lune où l'ombre n'est pas sûre.

Vois mon coeur plus rompu, plus lourd et plus amer
Que le rude filet que les pêcheurs nocturnes
Lèvent, plein de poissons, d'algues et d'eau de mer
Dans la brume mouillée, agile et taciturne.

A ce coeur si rompu, si amer et si lourd,
Accorde le dormir sans songes et sans peines,
Sauve-le du regret, de l'orgueil, de l'amour,
Ô pitoyable nuit, mort brève, nuit humaine !

Le cœur innombrable, poèmes, Calmann-Lévy, 1901

053. "Ainsi les jours légers"


Ainsi les jours légers, et qui te ressemblaient
Par la coloration chaleureuse des heures,
Ont de toi fait un mort, la nuit, dans ta demeure,
Et l'aube, lentement, a blanchi tes volets...
Et tu fus là, dormant, à jamais insensible,
Laissant monter sur ceux que tu privais de toi
Ces grands fardeaux du temps aux contours inflexibles;
J'ai l'âge de ce jour ou je t'ai vu sans voix:
Sans regard et sans voix, achevant ma jeunesse
Par ce spectacle affreux de faiblesse et de paix,
Que mes yeux arrêtés puisaient avec détresse
Sur ton front assombri, si pauvre et si parfait.
Les fleurs, entre tes mains et contre ton doux être,
Parfumaient froidement ton éternel répit;
Jamais je ne verrai l'été sans reconnaître
Ce jardin qui mourait sur ton coeur assoupi !
Et tu n'étais plus là, malgré ton fin visage,
Le dernier de toi-même et qui me plaît le plus;
O visage accablé, suprême paysage
D'un jour de fin du monde, et qu'on ne verra plus !
Les vivants ont repris leurs errantes coutumes;
Ils sont un autre peuple, et tu ne peux toujours
Hanter de ta suave et poétique brume
Ces malheureux, guidés par d'alertes amours.
Mais leur vague existence est par l'ombre absorbée,
Ils meurent chaque jour, sans enfoncer en nous
Ces pointes du malheur, que ta main dérobée
Fixe encore dans mon coeur comme de sombres clous...

052. Anna de Noailles : blog en anglais


Pour mes visiteurs anglophones, un blog très documenté .....