20/02/2010

051. La mort du poète

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Fac similé de l'hommage publié dans "Le Temps" par la Comtesse Anna de Noailles, lors de la mort d'Edmond Rostand (1868-1918), père de Jean, écrivain et auteur dramatique, auteur notamment de Cyrano de Bergerac, l'Aiglon, Chantecler (voir note ci-dessous)

Fils de l'économiste Eugène Rostand, Edmond Rostand fait des études de droit à Paris avant de se consacrer à l'écriture. Il écrit, d'abord des poèmes puis une comédie, "Les Romanesques". Ses pièces en vers, "La Princesse lointaine" et "La Samaritaine", pour l'actrice Sarah Bernardt ont connu un certain succès. Mais, si Edmond Rostand est encore lu aujourd'hui c'est grâce à la gloire qu'a rencontré sa pièce en cinq actes, "Cyrano de Bergerac". "L' Aiglon" reçoit quelques années plus tard un succès analogue. Rentré à l'âge de trente trois ans à l'Académie française, il meurt de la grippe espagnole en 1918. "Cyrano de Bergerac" est la pièce qui a réhabilité le drame romantique en France et qui, sans subir l'usure du temps, connaît des succès jamais démentis lors de chacune des ses adaptations au théâtre ou au cinéma.

050. A. de Noailles et Jean Rostand. 2


2/2. [...] L'affectueuse admiration, le tendre enthousiasme que m'inspirait la personne d'Anna de Noailles devaient tout naturellement m'inciter à revenir à son oeuvre... Alors, l'un après l'autre, je lus ses volumes de vers, ses romans, et ses contes. Je ne fus pas long, cette fois, à découvrir l'incomparable poète, l'incomparable prosateur dont l'essentiel avait naguère échappé à ma hâte de mauvais liseur. Pour que je rendisse justice au génie, fallait-il donc que je fusse instruit par l'amitié !
Je retrouvai sur le papier tout ce qui m'avait tant séduit dans l'être réel. Car, bien sûr, tout y était, l'altière solitude, l'angoisse pascalienne, "la raison et le chant", la divination fraternelle des coeurs, la franchise de l'aveu, les élans de la pitié, tout, saut la prodigieuse drôlerie, qu'Anna de Noailles n'a jamais voulu accepter dans son oeuvre écrite.
Toutes ces vertus de l'âme et de l'art, il me semble qu'elles n'ont pas cessé d'éclater toujours davantage dans l'oeuvre d'Anna de Noailles, et singulièrement dans le Poème de l'Amour, où elle laisse délibérément tomber le voile des splendeurs, et dans ce bouleversant Honneur de souffrir où l'excès de la douleur a coupé le souffle du poète. Jamais peut-être, dans aucun livre de prose ou de vers, ne s'étaient exprimées avec autant d'austère passion la stupeur de l'esprit devant l'escamotage de la mort, et l'incompréhension du départ suprême, et la honte de survivre, et la décision de continuer à traiter en avant celui qui n'est plus là. Car il ne s'agit pas, dans l'Honneur de souffrir, de regrets et de souvenirs ; l'exceptionnelle force de cette élégie funèbre est d'être vécue au présent, non au passé. Jamais on n'avait mis tant de feu pour s'adresser à des cendres, jamais on n'avait à ce point tenu compagnie à des morts, trahi la lumière pour la ténèbres déserté la vie au profit des tombeaux.
Et, de ce livre, il monte un terrible cri de révolte, le plus violent qu'on ait poussé depuis Leopardi. Révolte contre la terrestre planète qui résorbe nonchalamment les humains, contre le spécieux univers, contre la vie mensongère qui porte en soi-même son échec [...]
On ne survit pas très longuement à un livre pareil. Anna de Noailles, en 1927, avait vu disparaître, coup sur coup, les êtres qui étaient les principaux motifs de son existence. Un jour, c'en fut trop... Elle chancela. Nous ne tardâmes pas à comprendre qu'elle était, cette fois, trop rudement frappée et que tous les efforts de ses vivants auraient peine à la disputer à la silencieuse conspiration de ses morts... Anna de Noailles ne vivrait plus désormais qu'assistée par l'espoir de suivre ceux qui l'avaient abandonnée. Non pas, certes, qu'elle nourrit l'illusion de les rejoindre, car elle était dépourvue de ces croyances consolatrices, et l'excès même de son mal ne faisait que la roidir dans une impavide négation. Mais elle voyait dans la mort - la bonne mort, comme disait Lucrèce - le suprême calmant, le seul somnifère capable de la délivrer de tant d'absences : "Je ne peux plus m'entendre disait-elle, qu'avec ceux qui sont en amitié avec la mort".
[...] Et nous-mêmes, avouons-le, nous ses amis, l'eussions-nous deviné, qu'elle était capable d'une si rigoureuse aliénation ? Le savions-nous, que cette vivante unique pouvait connaître à ce point le manque d'autrui ? Même en lisant les terribles vers de l'Honneur de souffrir, nous pensions, nous espérions que la plainte s'était laissé amplifier par le génie... Nous hésitions à prendre tout à fait à la lettre ces serments faits à des tombeaux... Mais, hélas, nous dûmes reconnaître que le cri, pour une fois, n'avait pas dépassé le mal. Et ce fut, à mes yeux du moins, la période la plus haute, la plus touchante de l'existence d'Anna de Noailles que celle où nous comprimes, par son inguérissable tristesse, que son coeur - bien plus grand de n'être pas innombrable - s'était farouchement refermé sur quelques-uns. [...]

049. A. de Noailles et Jean Rostand. 1

Fils d'Edmond Rostand, auteur de Cyrano de Bergerac, Jean Rostand naît à Paris en 1894. A peine âgé de 10 ans, il découvre les travaux de l'entomologiste Jean-Henri Favre. Malgré sa forte attirance pour la biologie, il obtient en 1911 un bac en philosophie. Ce n'est qu'à partir de cette époque que Jean Rostand se lance dans des études de biologie, à la Sorbonne et auprès de nombreux professeurs. Physiologie, biochimie, minéralogie, botanique, histologie, embryologie, en l'espace de trois ans, Jean Rostand collecte les diplômes. Ses premiers articles sont publiés en 1920. A la mort de son père en 1922, il installe son laboratoire à Ville-d' Avray. Le scientifique se spécialise dans la sexualité et l'hérédité, notamment des amphibiens. A partir de 1925, il écrit de nombreux essais philosophiques. En 1959, il est élu à l'Académie française. Il meurt en 1977.
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1/2. Quand je rencontrai Madame de Noailles pour la première fois, je n'avais pas tout à fait vingt ans. J'avais lu, au hasard des anthologies, quelques-uns de ses poèmes. Lu assez distraitement, assez négligemment, comme pouvait le faire un jeune homme presque exclusivement voué aux choses de la science, et plus soucieux de scruter les réalités animales que de rendre justice aux imaginations humaines. Et certes, comme tout le monde, j'avais été frappé par le somptueux lyrisme du poète, par son pittoresque neuf, par le rythme ardent de son style.
Mais, à vrai dire, mon admiration était restée de surface. Il me paraissait que ce lyrisme, que cette beauté, que cette splendeur ne me concernaient point, qu'ils n'étaient pas à mon usage, qu'ils excédaient les moyens de mon goût, enfin qu'ils n'avaient rien à m'apporter comme aide ni comme enseignement. Aussi, avec l'indécente promptitude de la jeunesse, avais-je rangé la comtesse de Noailles parmi ces auteurs lointains à qui l'on songe avec respect, mais sans amour.
C'est dire qu'en 1914 approcher le poète ne me semblait rien moins qu'une faveur d'exception. J'étais d'ailleurs, en ce temps, affligé d'une timidité monstrueuse, quasi morbide, qui transformait en véritable torture toute relation avec les humains : Madame de Noailles, par sa désarçonnante véhémence, par l'insolite de ses interrogations, ne pouvait que m'apparaître, de prime abord, comme un personnage singulièrement redoutable.
Et pourtant, quelques années plus tard, la vie, très paradoxale, devait faire de moi, sans que je l'eusse cherché ni voulu, l'un des familiers d'Anna de Noailles. Peu à peu désintimidé, apprivoisé, je fis partie dé ces privilégiés qui, dans sa chambre de la rue Scheffer, auprès de son lit, assistaient au spectacle étourdissant et toujours renouvelé de sa puissante et exquise vitalité. J'en suis encore à me demander par quel miracle elle tolérait, allait même jusqu'à solliciter, ma présence. J'en suis encore à me demander quel intérêt elle pouvait bien trouver à ce jeune sauvage qui, sortant de ses livres et de ses insectes, arrivé tout droit de la campagne basque, ignorait tout de la littérature, de la vie, de Paris et du monde, et n'avait à lui offrir, en retour de tant de trésors, qu'un humble silence émerveillé...
Peut-être devinait-elle, et pour en être quelque peu touchée, l'extraordinaire révélation qu'elle m'apportait. Car tout en elle me ravissait, m'enchantait, m'éblouissait. Ceux qui ne l'ont pas connue ignorent, et sans doute ils ignoreront toujours jusqu'où peut aller la force expressive du langage dans le poétique, le convaincant, le profond et le drôle. Elle disposait de tous les tons, sauf du maniéré et de l'affecté. Chez elle, l'outrance n'avait rien de théâtral, le pathétique ne sonnait jamais faux, le rare ne tournait jamais au précieux. Et quand j'évoque le prodige de son éloquence - si l'on peut appeler ainsi une vitalité à l'état pur, qui explosait en paroles - je songe moins à ces volontaires démonstrations où elle se divertissait parfois - elle appelait cela faire feu des quatre pieds - qu'à la façon spontanée dont elle parlait de son existence quotidienne à l'usage de ses intimes, dont elle racontait une lecture, un paysage ou une insomnie, l'acquisition d'un chapeau, une dispute avec un éditeur, la méprise d'un médecin, l'ennui d'un dîner officiel...
Et que dire de ces portraits qu'elle traçait en quelques phrases péremptoires, de ces caricatures lyriques où figuraient des termes de comparaison empruntés à tous les règnes de la nature, depuis le minéral jusqu'au mammifère, et dont telle était la force persuasive qu'on se trouvait à jamais empêché de voir le modèle autrement qu'elle nous l'avait dépeint.[...]