19/11/2012

565. Minuit

Minuit, heure où l'on dort, recevez mes louanges,
Tour d'ébène, miroir d'argent, rose des nuits,
Par qui l'âme vivante à la mort se mélange,
Vous qui bannissez l'heure et recouvrez l'ennui !

Tout le jour je m'effraie, ou m'irrite, ou m'étonne,
Le sort pour me combattre a d'infinis secrets,
Mais votre voix, alors, à mon côté chantonne :
« Sois sage, songe à moi, je viendrai, je serai,

« Je serai près de toi dans quelques couples d'heures,
Ma force a des moyens contre ce qui te nuit ;
« Ténébreux carnaval j'emplirai ta demeure,
« Je suis le pitoyable et le tendre Minuit.

« Noir comme le Nubien qui servait Cléopâtre,
Je serai ton esclave, et sur tes yeux scellés,
Tandis qu'un peu de feu crépite encor dans l'âtre,
« J'épierai ton esprit inerte et consolé.

« Même les sûrs amants qui t'ont donné leur âme
« Et dont le chaud élan sur ton cœur s'imprimait,
« Ont été moins que moi .l'ami que tu réclames,
« N'ont pas tant contenté ton cœur qui les aimait;

« Plus que la passion ou que la paix rêveuse,
« Je donne le bonheur, moi le plus vieux des dieux,
« Mon autel sans éclat, toujours silencieux,
« Est sombre, ou bien fleuri d'une pâle veilleuse !

« Mais dans ce circonspect et profond paradis
« J'étreins entièrement le corps qui s'abandonne,
« Et la sévère enfant que ma main étourdit
« Garde la chasteté des morts et des madones.

« Parfois la volupté, comme un climat, s'étend
« Sur ton esprit charmé qui sent qu'on le protège,
« Et tu te réjouis dans tes beaux draps de neige
« D'être imprécise et pure avec un cœur content.

« Aussi je ne suis pas jaloux de tes journées,
" Que m'importe celui qui t'enlace et t'étreint !
« C'est moi qui nouerai seul à l'entour de tes reins
« Ma caresse fidèle et toujours ordonnée,
« A cette heure funèbre, et que toute âme craint,
« Où le corps immobile et froid comme l'airain
« A l'éternel Minuit livre sa destinée... »

Les Forces Eternelles

564. Espérance - Consolation - Plus je vis ö mon Dieu - Se peut-il Univers ? - Me sommeil

ESPERANCE


Soir moite et printanier qui fait que Ton espère...
— Espérer ! Vœu d'un vague et secret changement,
Immensité du cœur, qui pathétiquement
S'allonge comme un fleuve imprudent et prospère.

Espérer ! N'est-ce pas le plus intime accord
Avec la Destinée active et sensuelle ?
— O grand emportement du cri des hirondelles.
Vous étirez en moi vos déchirants transports ! —
Espérance, êtes-vous la nomade éternelle,
Et ce demi-désir rêveur d'être infidèle
A celui que l'on aime encor ?...

CONSOLATION

Réjouis-toi d'avoir tant souffert, car enfin
Toute fureur ayant son déclin, la détresse
Connaît aussi la lente et paisible paresse
Qui trouve son repos, et n'a ni soif ni faim.

Il n'est pas que la joie et l'espoir qui faiblissent,
La fringante douleur pâlit aussi. Comment
Ne pas goûter du moins, après tant de supplices,
L'absence de l'atroce et neuf étonnement ?

Car le pauvre être humain, instruit par la souffrance,
A l'espoir comme au deuil oppose un calme esprit,
L'infortune et la mort n'ont plus rien qui l'offense,
Et c'est vaincre le sort que n'être pas surpris...

PLUS JE VIS, Ô MON DIEU.

Plus je vis, ô mon Dieu, moins je peux exprimer
La force de mon cœur, l'infinité d'aimer,
Ce languissant ou bien ce bondissant orage ;
Je suis comme l'étable où entrent les rois Mages
Tenant entre leurs mains leurs cadeaux parfumés.
— Je suis cette humble porte ouverte sur le monde,
La nuit, l'air, les parfums et l'étoile m'inondent...

SE PEUT-IL, UNIVERS ….

Se peut-il, univers sans mémoire et sans voix,
Qui tires ton éclat de la ferveur humaine,
Qu'il te faille abolir ta triste énergumène,
Et que, te contenant, je me défasse en toi ?

— Jamais aucun mortel n'aura ces yeux qui tremblent
De plaisir et d'ardeur devant les feux du jour.
Privilège divin d'un formidable amour.
Je ne puis te léguer un cœur qui me ressemble !

INTERROGATION

Monde, mon regard où l'âme se condense,
Attache sur vos cieux, azurés ou nocturnes,
Cette immense prière ailée et taciturne
A qui vous ne rendez jamais que le silence.

Qu'importe ! Ai-je besoin, pour goûter l'avenir,
Que le sublime chant des astres argentés
Me livre le secret des vastes vérités ?
Je sais que tout sera, que rien ne peut finir.

Et je sens que l'espace avec mansuétude
Accueille mon regard que l'étendue obsède.
O monde, dont jamais mon cœur n’a l’habitude,
C'est par l'étonnement que l’homme vous possède !

LE SOMMEIL

Je ne puis sans souffrir voir un humain visage
Clore les yeux, dormir, et respirer si bas :
Un mystère m'étreint, j'ai peur, je ne sais pas
Pourquoi soudain cet être est devenu si sage,
Sans défense, lointain, hors de tous les débats...

— Ne ferme pas les yeux ! Se peut-il que je voie,
Mon unique enfant, ton clair et jeune corps
Tout plein de vive humeur, de bourrasque, de joie.
De colère, de feu, de raison et de torts,
Emprunter tout à coup, dans la paix qui te noie,
L'humble faiblesse, hélas ! et la bonté des morts !

Les Forces Eternelles

563. Deux êtres luttent - Le printemps éternel

DEUX ETRES LUTTENT...

Deux êtres luttent dans mon cœur,
C'est la bacchante avec la nonne,
L'une est simplement toute bonne,
L'autre, ivre de vie et de pleurs.

La sage nonne est calme, et presque
Heureuse par ingénuité.
Nul n'a mieux respiré l'été;
Mais la bacchante est romanesque,

Romanesque, avide, les yeux
Emplis d'un sanguinaire orage.
Son clair ouragan se propage
Comme un désir contagieux !

La nonne est robuste, et dépense
Son âme d'un air vif et gai.
La païenne, au corps fatigué.
Joint la faiblesse à la puissance.

Cette Ménade des forêts.
Pleine de regrets et d'envies,
A failli mourir de la vie,
Mais elle recommencerait !

La nonne souffre et rit quand même :
C'est une Grecque au cœur soumis.
La dyonisienne gémit
Comme un violon de Bohême !

Pourtant, chaque soir, dans mon cœur.
Cette sage et cette furie
Se rapprochent comme deux sœurs
Qui foulent la même prairie.

Toutes deux lèvent vers les deux
Leur noble regard qui contemple.
L'étonnement silencieux
De leurs deux âmes fuse ensemble;

Leurs fronts graves sont réunis ;
La même angoisse les visite :
Toutes les deux ont, sans limite,
La tristesse de l'infini !,..

LE PRINTEMPS ETERNEL

Un vent hardi, tout neuf, qu'on ne vit pas hier.
Est né du dernier froid de l'hiver qui décline,
Le soir plus clair s'attarde un peu sur la colline,
Il semble qu'on accorde activement dans l'air

Un orchestre secret qui s'essaye et qui vibre ;
On ne sait pas où sont tous ces musiciens
Qui soudain, sous le ciel plus étendu, plus libre,
Excitent le réveil des printemps anciens.

Le branchage est partout pointu, prêt à se fendre.
On sent l'effort naissant des bourgeons secs encor
Il semble qu'on entende un vague son de cor,
Mais amolli, rêveur, qu'on peut à peine entendre.

Quel est donc ce complot qui se prépare, et doit
Triompher promptement, tant l'allégresse est sûre,
Et quel est ce dieu vif, affairé, dont les doigts
Font dans la sombre écorce une tiède cassure ?

Sur le bord d'un chemin un chevreuil fait le guet :
Son visage de grand papillon brun surveille
La préparation du printemps. Ses oreilles
Ont l'ample enroulement des feuilles du muguet.

Quelle est cette subite, invisible présence
Par quoi tout l'univers est de bonheur atteint.
Qui fait gonfler le sol, qui promet l'espérance,
Par qui le ciel rêveur est enfin moins lointain ?

Oui, ce ciel délicat, qui songe et semble grave,
Tant il doit commander un ordre universel,
Semble dire à chacun : « Je m'approche, sois brave,
« Écoute mon auguste et dangereux appel.

« Oui je descends sur toi, sur les bêtes, les plantes,
« J'exige ton accueil, je m'empare de vous,
« O monde ! Le chaos, comme une eau molle et lente
« Se retirait devant mes bondissants genoux !

« Je suis le dieu qui vaque aux choses éternelles,
« Le Printemps inlassable, et chaque fois plus doux,
« Car jamais le plaisir humain ne se rappelle
« Mon fringant tambourin et mes chantants remous;

« Je suis ce qu'on ne peut évoquer, tant ma grâce
« Est faite d'un secret que je porte avec moi.
« Je suis ce qui étonne, et l'inquiet espace
« S'emplit en frémissant du parfum de mes mois !

« Je suis, par mon habile et perfide mélange
« De mystique langueur et de désir formel,
« Le moment où la terre et les êtres échangent
"Le plaisir d'être fort, l'espoir d'être éternel !

« Lorsque tout t'apparaît décrépitude et cendre
« Je suis celui qui dit : « Non, tu ne mourras point,
« Ce que le temps abat ma main vient le reprendre,
« Si loin que va la Mort je vais toujours plus loin!

« Non, vous ne mourrez pas, âme et corps pleins de sève !
« C'est moi le fossoyeur, moi l'ami des charniers,
« Moi le terreux Printemps, qui baise et qui soulève
« Les os les plus obscurs et les plus dédaignés !

« Je répands tous les morts dans mon immense geste
« Qui couvre tout à coup l'univers de plaisir !
« Les glauques océans, les rafales agrestes
« Balancent la durée éparse du désir... »

Voilà ce que proclame, en ce soir clair et tiède,
Le doux vent qui contient l'Éros aux pieds divins.
— Qu'il soit béni, le dieu ancestral et sans fin
Qui nous suit pas à pas et revient à notre aide,
Car, si ce n'est la mort, est-il d'autre remède,
O race des humains ! à vos maux incessants.
Que ce fougueux oubli que verse dans le sang
L'incontestable Amour, à qui toute âme cède ?...

Les Forces Eternelles

562. Les espaces infinis

Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. (Pascal)

Je reviens d'un séjour effrayant; n'y va pas !
Que jamais ta pensée, anxieuse, intrépide,
N'aille scruter le bleu du ciel, distrait et vide,
Et presser l'infini d'un douloureux compas !

Ne tends jamais l'oreille aux musiques des sphères,
N'arrête pas tes yeux sur ces coursiers brûlants :
Rien n'est pour les humains dans la haute atmosphère,
Crois-en mon noir vertige et mon corps pantelant.

Le poumon perd le souffle et l'esprit l'espérance,
C'est un remous d'azur, de siècles, de néant;
Tout insulte à la paix rêveuse de l'enfance.
En l'abîme d'en haut tout est indifférent!

Et puisqu'il ne faut pas, âme, je t'en conjure,
Aborder cet espace, indolent, vague et dur,
Ce monstre somnolent dilué dans l'azur,
Aime ton humble terre et ta verte nature :

L'humble terre riante, avec l'eau, l'air, le feu,
Avec le doux aspect des maisons et des routes,
Avec l'humaine voix qu'une autre voix écoute,
Et les yeux vigilants qui s'étreignent entre eux.


Aime le neuf printemps, quand la terre poreuse
Fait sourdre un fin cristal, liquide et mesuré ;
Aime le blanc troupeau automnal sur les prés,
Son odeur fourmillante, humide et chaleureuse.

Honore les clartés, les senteurs, les rumeurs;
Rêve ; sois romanesque envers ce qui existe ;
Aime, au jardin du soir, la brise faible et triste,
Qui poétiquement fait se rider le cœur.

Aimé la vive pluie> enveloppante et preste,
Son frais pétillement stellaire et murmurant ;
Aime, pour son céleste et jubilant torrent,
Le vent, tout moucheté d'aventures agrestes!

L'espace est éternel, mais l'être est conscient,
Il médite le temps, que les mondes ignorent ;
C'est par ce haut esprit, stoïque et défiant,
Qu'un seul regard humain est plus fier que l'aurore !

Oui, je le sens, nul être au cœur contemplatif
N'échappe au grand attrait des énigmes du monde.
Mais seule la douleur transmissible est féconde,
Que pourrait t'enseigner l'éther sourd et passif ?

En vain j'ai soutenu, tremblante jusqu'aux moelles,
Le combat de l'esprit avec l'universel,
J'ai toujours vu sur moi, étranger et cruel.
Le gel impondérable et hautain des étoiles !

Entends-moi, je reviens d'en haut, je te le dis.
Dans l'azur somptueux toute âme est solitaire,
Mais la chaleur humaine est un sur paradis ;
Il n'est rien que les sens de l'homme et que la terre !

Feins de ne pas savoir, pauvre esprit sans recours.
Qu'un joug pèse sur toi du front altier des cimes,
Ramène à ta mesure un monde qui t'opprime,
Et réduis l'infini au culte de l'amour.

— Puisque rien de l'espace, hélas ! ne te concerne,
Puisque tout se refuse à l'anxieux appel,
Laisse la vaste mer bercer l'algue et le sel,
Et l'étoile entrouvrir sa brillante citerne.

Abaisse tes regards, interdis à tes yeux
Le coupable désir de chercher, de connaitre,
Puisqu'il te faut mourir comme il t'a fallu naître,
Résigne-toi, pauvre âme, et guéris-toi des cieux...

Les Forces Eternelles

561. Je croyais être

Je croyais être calme et triste,
Simplement, sans demander mieux
Que ce noble état sérieux
D'un cœur lassé. Le soir insiste :
Avec les glissements du vent,
Et la froide odeur des herbages,
Et cette paix des paysages
Sur qui le désir est rêvant,
Il défait mon repos sans joie,
Ce repos qui protégeait bien,
Il exige, hélas ! que je voie
Ces rusés jeux aériens
Où tout s'enveloppe et se pille,
Du sol tiède aux clartés des cieux...
— Pourquoi, soir mol et spongieux
D'où coule un parfum de vanille,
Blessez-vous, dans mon cœur serré
Qui soudain s'entrouvre et vacille,
Cette éternelle jeune fille
Qui ne peut cesser d'espérer ?

Les Forces Eternelles

560. Nuit d'été obscure - Tu n'as pu croire à rien - Pensée dans la nuit

NUIT D'ÉTÉ, OBSCURE.


Nuit d'été, obscure et sans bruit,
Prodigue de fraîcheur limpide !
L'infini Destin se dévide
Lentement. Une étoile luit.

La nuit, le silence, une étoile.
Un plaintif humain soucieux
Qui, levant un store de toile,
Contemple la longueur des cieux

Et gémit d'être, dans l'espace.
Malgré les forces de l'esprit.
Une ombre chétive qui passe.
Dont nul astre n'entend le cri,

Voilà l'indicible problème
Que pose au ciel, comme une fleur,
Cette pure étoile que j'aime.
Et c'est l'angoisse dont je meurs...

TU N'AS PU CROIRE A RIEN...

Tu n'as pu croire à rien, mais tu fus inquiet,
C'est là l'honneur humain et le regret des ailes,
Ton âme, façonnée aux choses éternelles.
N'a pu sans désespoir accepter ce qui est.
Pourquoi t'obstines-tu ? Qui veux-tu qui réponde ?
Laisse tomber tes bras, garde tes jeux ouverts,
On ne doit pas saisir, mais aimer l'univers.
Si fort que ton regard puisse tendre sa fronde
Tu n'atteindras jamais que le muet désert
Des cieux distraits et fiers dont la clarté t'inonde.
N'interroge plus rien. Déjà voici la mort
Qui fait cesser soudain, sous ses paumes profondes
Habiles à briser tous les vivants ressorts.
Le monstrueux combat de l'esprit et des mondes...

PENSÉE DANS LA NUIT

L'averse communique à l'air un goût marin,
Le vent frémit ainsi qu'une immense flottille,
La lune entrouvre aux cieux un aileron d'airain,
Une étoile endormie à peine brille et cille;
Et je respire avec une ample volupté
Cette verte, élastique et fraîche crudité
Du feuillage content, qui, comme un hymne, élance
La pure odeur de l'eau dans le puissant silence !

Tout repose, l'air est mouillé comme une fleur,
Chaque point de l'éther tranquillement s'égoutte,
Un vent plus vif répand sa subite candeur;
Je suis là, faible humain, je contemple, j'écoute.
Le vent noir vient à moi, et dans mon souffle heureux
S'élance avec l'odeur des torrents et des cieux.
Et mon cœur se dilate, et l'infini pénètre
La tristesse attentive et sage de mon être.
Je songe aux morts, je goûte avec austérité
La vie, et ce puissant, régulier délire
Qui, depuis l'humble sol jusqu'aux astres sacrés.
Étend l'acte divin et fier de respirer;
Et les morts sont sans souffle, et dans leur sombre empire
Jamais plus ne descend ce grand ciel aéré
Qui m'accoste et m'imprègne.
O Monde, je respire !

Les Forces Eternelles

559. La Grèce, ma terre maternelle

A Monsieur Venisélos.

Ayant longtemps bâti ses hautes Pyramides
Et comblé de senteurs ses sarcophages d'or,
L'énigmatique Egypte, aux yeux peints, au corps vide,
S'enfonce dans son sable, et dort.

Enclose sous l'onguent des fermes bandelettes,
Funéraire bourgeon qui retourne au néant,
Sa sagesse ironique et déçue inquiète
L'ombre de ses tombeaux géants !

Qui voudrait réveiller cette grande endormie,
Étroite, les deux bras contre le corps liés ?
Tu n'aimais pas la vie, ô songeuse ! ô momie !
Et ton ivresse est d'oublier !

Sous un ciel enflammé de lumière onctueuse,
Tes chameaux au beau col, cygnes tristes et fiers,
Semblent fuir le destin, et sous leurs pieds se creuse
Le rire onduleux du désert.

L'énorme Sphinx camus, mage accablé d'études,
Rit aussi, possédant le secret sans pareil :
Il rit de ce sourire enivré qui prélude
Au calme sans bords du sommeil...

— Dors, grande Egypte lasse, amoureuse des tombes !
Ton épervier divin, même en ses jeunes jours,
Pliait nonchalamment une aile. Vous, colombes
De Kypris, vous chantez toujours !

O Grèce, c'est vers toi que courent mes paroles.
Terre de la pensée et du souffle éternel !
Vierge aux libres genoux, nymphe des Acropoles,
Bloc d'azur, de marbre et de sel !

Toi qui ne peux pas plus vieillir que ne vieillissent
Les vapeurs du matin des printemps successifs,
Les gouttelettes d'eau de la rame d'Ulysse,
Les jeux des agneaux sous les ifs !

Enfance du bonheur, prime élan de la grâce,
Commencement du Vrai, achèvement du Beau,
Calme maturité qui ne semblés pas lasse
Quand tu descends dans le tombeau,

Tu sus vaincre le temps, même tes léthargies
Enivraient les humains qui venaient t'épier,
Ils t'appelaient Raison, Démos, Cora, Hygie,
Et courbaient leur front sur tes pieds.

Prêtresse solennelle ou danseuse rusée.
Tu te mouvais au gré d'un songe musical.
— O peuple de la vie, ô peuple des musées,
Écoute mon chant filial !

Tu le vois, un épais et suffocant nuage,
Plus lourd que les soldats de Xerxès, est venu
Comme un vol de hérons sur toi, et ton visage
Est voilé par ces inconnus ;

Du Nord, où la mer froide au sapin lourd de brume
Conte un lied enfantin dont riraient tes bergers,
Il est venu, lancé par le canon qui fume,
Le souffle de ces étrangers !

Furtifs, glacés, pareils à des troupeaux de rennes,
Écartant le branchage et se glissant vers toi,
Ces rudes écoliers t'approchent et t'apprennent,
Toi que l'on respire et qu'on croit !

Hélas, ils ont touché ta ceinture pudique,
Grande vierge debout qui songes fixement,
Et un peu de ta main qui pend sur ta tunique
Est prise dans leurs doigts gourmands !

Se peut-il qu'on t'offense ou bien qu'on t'intimide,
Sainte légèreté qui semblait sans liens,
Comme une ile des cieux, toujours un peu humide
Du souffle des flots Ioniens !

L'Histoire ne parlait de toi qu'avec délire,
Il ne suffisait pas d'être juste et courtois,
Le plus beau des Anglais, le grand porteur de lyre,
S'amusait à mourir pour toi !

Tu semblais bleu de lin et jaune comme l'ambre,
Chacun favorisait ton sublime renom.
Un voyageur niait avoir vu en décembre
La neige sur le Parthénon !

Lorsque le promeneur, dans la cité romaine,
Respirait dans le vent ton odorant appel,
Il songeait à Jacob, à qui Lia s'enchaine,
Et qui languissait pour Rachel !

Les siècles s'en venaient en long pèlerinage
Vers tes golfes d'argent et tes rochers vermeils,
L'étoile qui guidait vers Jésus les Rois mages,
Pour toi devenait un soleil.

Le grand battement d'aile aigu des cathédrales
Moins que ton temple étroit semblait l'hôte des cieux.
Et le monde attentif écoutait tes cigales
Chanter sur tes coteaux pierreux !

Les Francs se souvenaient d'avoir, à tes fontaines,
Bu l'onde où le pied d'or de Pallas se mêlait,
Et goûté ton miel brun, au temps où l'on parlait
Français dans le duché d'Athènes !

Le vieux Gœthe, ombragé par les soirs de Weimar,
Dans son grave logis orné d'antiques plâtres,
Laissant l'éternité envahir son regard
Rêvait à ta blancheur bleuâtre !

Ton profil, net ainsi qu'un mur entre deux champs,
Ton haut casque arrondi, ta face calme et lisse,
Ta lance au jet d'argent proclamaient la justice,
La fierté, les lois et le chant.

Ta tunique aux beaux plis descendait sur tes hanches
Comme va l'eau du fleuve et le lait s'épandant,
Comme va la logique austère, qui ne penche
Que du côté de l'évident !

Et maintenant tes bras sont entravés de chaînes,
L'éther divin frémit d'un blâme aérien.
Et dans l'ombre on entend la voix de Démosthène
Murmurer « O Athéniens... »

Mais soudain ton regard qui calculait les astres
A posé sa clarté sur les sanglants chemins.
Et libre, bondissant, te mêlant aux désastres,
O mère antique des humains.

Tu reconnus ceux-là qui t'avaient bien servie,
O fille de tes fils ! Et leur donnant secours
Tu mêlas ta fureur, ta sagesse et ta vie
Aux combats enragés d'amour !

— Dans mon natal séjour, Paris, que rien ne passe,
Mon cœur qui lui doit tout fut préparé par toi,
Et je me sens unie à jamais, dans l'espace.
Au sang des bataillons crétois...

Les Forces Eternelles

558. Contemplation

Je regarde la nuit, l'air est silencieux,
Nul bruit ne se perçoit, et cependant les cieux
Précipitent sans fin leurs univers sonores,
O Grande nuit de Pythagore !
Immensité mouvante et qui pourtant consent
A sembler familière au rêve du passant ;
Tu veux bien, sombre nuit, bleuâtre, échevelée
Par les feux épandus de ta force étoilée.
Ne paraître au regard anxieux des humains
Qu'un jardin violet où brillent des jasmins.
— O turbulente nuit, qu'importe que je meure,
C'est toi la spacieuse et fidèle demeure.
Tout ce qui se dissout est vers toi remonté,
Tu reprends les désirs, les bonheurs, les désastres,
Tu mêles les humains aux poussières des astres,
Par des siècles d'amour tes cieux sont habités,
De ton dôme infini nul souffle ne s'évade.
L'avenir cache en toi sa voix qui persuade.
— Tumultueux espace où rien n'est arrêté,
Tu n'es pas mon néant, mais mon éternité !

Les Forces Eternelles

557. Une grecque aux yeux allongés

Une Grecque aux yeux allongés
Soupire aux Eaux-Douces d'Asie.
C'est de cette aïeule que j'ai
Reçu les pleurs de poésie !

Une autre, reine au front distant,
Brodait ou jouait de la harpe
Sous un cyprès ; et sur l'étang
Elle jetait des fleurs aux carpes ;

Elle dotait d'icônes d'or
Ses innombrables monastères :
J'ai puisé dans ce tendre corps
L'animation solitaire.

Plus loin, dans un passé plus vieux,
Je vois, sur un vaisseau qu'on frète,
Une vierge qui dit adieu
Des deux mains aux rives de Crète !

Elle part et quitte à jamais,
Farouche et plaintive Ménade,
Son île, un cousin qui l'aimait
Est secrétaire d'ambassade.

L'ambassade est sous un ciel froid,
Dès midi il faut des bougies.
C'est cette pleureuse, je crois,
Qui m'a transmis la nostalgie.

Mais les enfants de ses enfants,
Tout saturés de sel nordique
Ont aimera brume, le vent,
Les nuages, l'eau, la musique ;

Ils ont aimé l'aigre printemps
Gallois, et les jardins d'Ecosse.
C'est par eux que mon cœur se tend
Vers le suc des premières cosses.

Ils ont aussi, dans leurs amours,
Couché sous les ciels de Bohême,
Au son des flûtes d'alentour.
Leur souffle m'envahit quand j'aime.

Enfin, ils se sont reposés,
Avant le temps de ma naissance,
Sur le sol le mieux composé
Du monde : c'est l'Ile-de-France !

Je ne goûtais, étant enfant,
Que ces lieux, et les paysages
De la Savoie; je fus longtemps
Sans avoir l'amour du voyage ;

Et puis, voyageant, j'ai soudain
Connu le délire indicible :
La ville étrangère, un jardin
Dont le parfum nous prend pour cible ;

On est brûlant, on tend les bras
Pour joindre la Chine ou la Perse;
On meurt d'un si grand embarras,
Toute notre âme se disperse !

Les rêveries de nos aïeux,
Leurs souvenirs, leurs promenades
Nous hèlent. On est sous les cieux
D'éternels et penchants nomades !

— Ce sang nombreux, que j'ai reçu
De vous, poétiques grand'mères,
Et dont je souffre, avez-vous su,
Du moins, qu'il n'est pas éphémère ?

Pressentiez-vous qu'un jour ma voix,
Assemblant vos rires, vos plaintes,
Ferait de vos doux désarrois
Une flamme jamais éteinte ?

Aviez- vous prévu mon accueil ?
Je ne sais, mais vous seriez aises,
Belles ombres, dans vos cercueils,
De voir que la gloire française
Ajoute son sublime orgueil
A cette langoureuse braise
Que m'a léguée votre bel œil...

Les Forces Eternelles

556. Dans l'adolescence























III. Poèmes de l'esprit
Où est ma demeure ?
C'est elle que je demande, que je cherche, que j'ai cherchée, elle que je n'ai pas trouvée.
O éternel partout, ô éternel nulle part, ô éternel en vain !
(NIETZSCHE)

DANS L'ADOLESCENCE
Je me souviens d'un jour de ma seizième année,
Où, malade et pensant mourir,
Je sentais s'installer sur mon âme étonnée
Le destin qui fait obéir.

Du fond de ma douleur physique et terrassante,
Qu'un médicament apaisait,
J'entendais soupirer ma mère pâlissante,
Qui pleurait et qui se taisait.

Je regardais les cieux par la fenêtre ouverte ;
Le cèdre bleu, d'un si haut jet.
Reposait sur le soir ses branchages inertes
Qui semblaient prier. Je songeais.

Des oiseaux aux longs cris allaient rafler dans l'ombre
Les derniers parfums engourdis,
Deux étoiles naissaient, humectant l'azur sombre,
Je me disais : « Le Paradis

C'est de suivre l'oiseau et de joindre l'étoile
Et d'appartenir à l'éther. »
Et mes forces cédaient comme on défait un voile,
Je me mélangeais avec l'air.

J'entendis un râteau faire au bord des pelouses,
Parmi les graviers murmurants.
Son bruit lisse et perlé. Je n'étais pas jalouse
De la vie, en mon cœur mourant  !

J'étais astre, feuillage, aile, parfum, nuage,
Doux chant du monde ralenti,
Mon âme recouvrait son tendre parentage
En touchant les cieux arrondis.

— Puissé-je ainsi mourir, sans crainte et sans supplice,
Le soir calme d'un jour d'été,
Et retrouver, au bruit d'un jardin qu'on ratisse,
Cette païenne sainteté !...

Les Forces Eternelles