02/08/2014

688. Anna de Noailles : la grande guerre. 17/17























Tout nous fuit

Tout nous fuit, l'homme meurt, les âmes ont des ailes;
Ainsi qu'une fumée active à l'horizon
Le souffle bondit hors des charnelles prisons;
Aux terrestres désirs l'être n'est plus fidèle !
Se peut-il? Respirer semble une trahison !
La vie a pour soi-même une haine mortelle.
- Reverrons-nous un jour une heureuse saison
Avec son déploiement de minces hirondelles
Et son ciel bleu versé sur les toits des maisons ?
Reverrons-nous, avec de limpides prunelles,
L'étoile qui s'entrouvre à la chute du jour,
Dans le soir sensitif et pareil à l'amour ?
Percevrons-nous avec une oreille paisible
Le vaporeux tissu du doux chant des oiseaux

Étincelant ainsi qu'un rayon invisible,
Et la Nuit naviguant sur le calme des eaux ?
Destin, nous rendrez-vous, après des heures telles
Que le globe à jamais semble hostile aux humains,
L'ineffable douceur de prendre une autre main
Quand les parfums du soir lentement s'amoncellent
Sur la rêveuse paix déserte des chemins ?
Nous rendrez-vous, malgré ce qui meurt et chancelle,
Le goût naïf et sûr des choses éternelles ?...                                                                         

Le soldat
O mort parmi les morts, dont nul ne gardera
           Le nom, humble relique,
Toi qui fus un élan, une démarche, un bras
           Dans la masse héroïque,
Faible humain qui connus jusqu'au fond de tes os
           L'unanime victoire
D'être à toi seul un peuple entier, qui prend d'assaut
           Les sommets de l'Histoire!
Toi, corps et cœur chétifs, mais en qui se pressait,
           Comme aux bourgeons sur l'arbre,
Le renaissant printemps du grand destin français,
           Fait de rire et de marbre,
- Enfant qui n'avais pas, avant le dur fléau,
L'âme prédestinée à un devoir si haut, -
Quand même ta naïve et futile prunelle
           N'eût jamais reflété
Qu'un champ d'orge devant la maison paternelle,
           Que ta vigne en été,
Quand tu n'aurais perçu de l'énigme du monde
           Que le soir étoilé,
Quand tu n'aurais empli ta jeune tête blonde
           Que d'un livre épelé,
Quand tu n'aurais donné qu'une caresse frêle
           A quelque humble beauté,
Se peut-il que tu sois dans la nuit éternelle,
           Toi qui avais été !