04/04/2011

191. "La nue est radieuse"


La nue est radieuse, et sa splendeur inerte
Etale un mol azur plein de fraîche langueur.
On voit glisser sur l'eau une péniche verte
Où traîne un filet de pêcheur.
La lumière d'argent assaille le feuillage
Avec une fureur de foudre et de frelons;
Et puis midi s'enfuit, et le doux paysage
Médite dans la paix d'un soir limpide et long.
De blancs oiseaux, posés comme une ronde écume,
Dévalent mollement sur le lac aplani.
Septembre est un volcan qui flamboie et qui fume
Dans un ondoiement infini !
Les abeilles, tournant parmi d'épais aromes,
Font un remous de chants et de suavité.
On voit, sur les chemins, s'éloigner le fantôme
De l'été lourd de volupté...
Et pourtant, ô mon coeur, cette paix onctueuse
Qui t'environne et veut tendrement t'envahir,
S'étend comme un désert aux vagues sablonneuses,
Autour de ton triste désir !
Tu te sens étranger parmi cette indolence,
Tu ne reconnais rien dans ce calme sommeil;
Et ton sort fait un poids obscur dans la balance
Où monte un placide soleil...
Les feuillages, les flots, la rive romanesque,
La barque qui descend comme un bouquet sur l'eau,
Les montagnes, au loin peintes comme des fresques,
La fumée aux toits des hameaux,
Ne te captivent plus, car la vie irritée
A, depuis ton enfance, arraché tes abris,
Et ton passé tragique est une eau démontée
Où des navires ont péri.
-Hélas, ô triste coeur, ô marin des rafales,
Vous si brave parmi la nuit et l'océan,
Comment goûteriez-vous la douceur qui s'exhale
De ce soir sans douleur, qui ressemble au néant ?

190. "Les soldats sur la route"

Les soldats sur la route avaient passé: les cuivres
Résonnaient, semblait-il, contre l'or du soleil.
C'était l'heure où le jour est à l'adieu pareil,
Et quitte un monde en pleurs qui ne peut pas le suivre.
Nous écoutions le chant emporté des clairons,
Cet appel à la mort exaltait mieux que vivre;
Et nous étions tous deux demi-las, demi-ivres
Du bruit d'ailes que fait la guerre sur les fronts !
Que voulais-tu? Quel mont, quel sommet, quelle tombe
T'attirait ? Quel souhait de mourir avais-tu ?
Je vis bien ton effort douloureux et têtu
Pour fuir l'amour humain où toute âme retombe.
Et je sentis alors les forces de mon coeur
Te rejoindre en un lieu plus grave que la joie,
Plein de vent, de fumée et d'éclairs, où s'éploie
L'archange des combats, sans fatigue et sans peur.
Mon amour transformé délaissait ton visage
Par qui tout est pour moi raison, paix, vérité;
Et comme un fin rayon mêlé à ma clarté
Je t'emportais dans un mystique paysage...
-Mais la tiédeur du soir, les doux champs inclinés,
La splendide et rêveuse impuissance des âmes
Dans mon coeur exalté faisaient plier les flammes,
Comme un feu champêtre est par le vent réfréné.
Un pâle étang dormait au cercle étroit des saules,
Les collines versaient le blé mûr comme un lait:
Tes yeux où le désir naissait et se voilait
Avaient l'azur aigu et condensé des pôles.
Nous écoutions bruire, au bord des bois sans fond,
Les cris épars, confus des geais, des pies-grièches,
Le murmure inquiet et suspendu que font
Les pas ronds des chevreuils froissant des feuilles sèches.
La tristesse d'aimer sous les cieux s'étalait,
Non faible, mais robuste, apaisée, acceptante;
Et je posais sur toi, chère âme humble et tentante,
Mes yeux où le pouvoir humain s'accumulait.
Et lentement je vis dans tes yeux apparaître
Le poison de mon rêve, en ton âme injecté.
Les clairons s'éloignaient dans la brume champêtre,
De tout l'or du soir, seul mon coeur t'était resté.
Je consolais en toi ton destin, irrité
De n'être pas la cible où tout frappe et pénètre
Pour quelque vague, immense, âpre immortalité...
- Mais que peut-on, hélas ! Un être pour l'autre être,
En dehors de la volupté  ?

189. "La tempête"


A qui m'adresserai-je en ces jours misérables
Où, le coeur submergé par un puissant dégoût,
J'entends autour de moi l'hallucinant remous
D'une énergique voix qu'on sent infatigable ?
Elle dit, cette voix: «Je suis la volupté;
Comme fit le passé, l'avenir me consulte;
Aux heures de repos pensif ou de tumulte
C'est par moi que le coeur croit à l'éternité !
«Un homme est orgueilleux quand il a du courage,
Mais on ne peut pas être héroïque avec moi.
Les vaisseaux, les chemins, les rêves, les voyages
Amènent l'univers suppliant sous ma loi.
«Je règne sur l'active et chancelante vie
Comme un tigre onduleux, aux prunelles ravies;
L'Orient dilaté, engourdi, haletant,
Tressaille dans mes bras, cadavre palpitant !
«Parfois, sous le climat brumeux des cathédrales,
Je semble m'assoupir pendant vos longs hivers,
Mais je jaillis soudain, éparse et triomphale,
Du cri d'un maigre oiseau sur un églantier vert !
«En vain les repentants, les rêveurs, les ascètes
S'enferment au désert comme des emmurés,
Je m'attache à leur plaie ardente et satisfaite,
Car je suis la douleur, plaisir transfiguré !
«Lorsque devant l'autel flamboyant, les mystiques
Essayent d'écarter mon fantôme jaloux,
Je fais pleuvoir sur eux l'orage des musiques
Qui trompe leur prudence, et dit: «Je vous absous»
«Je mens quand je me tais, je mens quand je protège,
Partout où sont des corps, partout où sont des cœurs
J'élance hardiment mon fourmillant cortège,
Et le monde est empli de ma suave odeur.
«Quand les adolescents ou les amants austères
Espèrent me bannir de leurs sublimes vœux,
J'attaque lentement leur citadelle altière,
Et comme un chaud venin je me répands en eux;
«Ceux qui me sont voués ont de vagues prunelles
Où le danger projette un invincible attrait.
Comme un ciel enfiévré, sillonné par des ailes,
Ces vacillants regards ont de mouvants secrets...»
Alors, moi qui sais bien que cette voix funeste
Proclame la puissante et triste vérité,
Je demande, mon Dieu, quel combat et quel geste
Eloignent des humains l'âpre fatalité.
-Seigneur, si la pitié, la charité, l'extase,
Si le stoïque effort, si l'entrain à mourir,
Si la Nature, enfin, n'est jamais que ce vase
D'où toujours le désir ténébreux peut jaillir,
Si c'est toujours l'amour anxieux qui s'exhale
Des actives cités, des mers et de l'azur,
Si les astres ne sont, délirantes vestales,
Que des lampes d'amour au bord d'un temple impur,
Si vous n'avez toujours, invincible Nature,
Que le cruel souhait de vous perpétuer,
Si vous n'aimez en nous que la race future
Qui fait naître sans fin les vivants des tués,
Si la guerre, la paix, le grand élan des foules,
La ronde agreste avec les chansons du hautbois,
Les arbres et leurs nids, l'océan et ses houles,
Et la tranquille odeur de l'hiver dans les bois,
Ne sont toujours que vous, ténébreuse tempête,
Solitaire torture ou frisson propagé,
Obstacle que rencontre une âme qui halète
Vers l'amour absolu, innocent et léger,
Si l'héroïsme même, et son ardeur secrète,
Ne sont pour les humains pudiques et hardis
Que l'espoir d'être exclus de votre impure fête,
Et l'honneur d'échapper à votre joug maudit,
Laissez-moi m'en aller vers les froides ténèbres
Où l'accueillante mort nous laisse reposer,
Et qu'enfin je me mêle à ces restes funèbres
Qu'une sublime horreur préserve du baiser !

188. "Tout semble libéré"


Je regarde la nuit. Tout semble libéré,
L'esclavage du jour a détendu ses chaines.
Au bas d'un noir coteau, par la lune nacré,
Un train lance des jets de sanglots effarés;
Les parfums, emmêlés l'un à l'autre, s'entrainent.
Malgré l'infinité des temps incorporés,
Chaque nuit est intacte, hospitalière et neuve.
J'entends le sifflement d'un bateau sur le fleuve.
L'horloge d'un couvent, dans l'espace attentif,
Fait tinter douze coups insistants et plaintifs;
Les parfums, dilatés, sur les brises tressaillent;
D'un exaltant départ l'air est soudain empli.
De secrètes rumeurs circulent et m'assaillent...
-Hélas ! Tendres appels, où voulez-vous que j'aille ?
Où mène le désir ? Quel rêve s'accomplit ?
Cessez de me héler, voix des divins minuits !
Je reste; j'ai tout vu défaillir: je n'espère
Que la paix de ne plus rien vouloir sur la terre.
Je suis un compagnon harassé par le sort,
Et qui descend, courbé, la pente de la mort...

187. "Bénissez cette nuit !"

Bénissez cette nuit alanguie et biblique,
Prêtresse du coteau, palme mélancolique !
Car voici le berger dont mon rêve est hanté...
- Cher pâtre, accepte enfin la douce volupté.
Quelle frayeur déjà te pâlit et t'oppresse?
Mon amour, montre-toi doux envers la caresse.
Si tu veux, sois absent, étranger, endormi;
Ferme tes calmes yeux, davantage, à demi;
Ferme tes yeux, afin que cette neuve aurore,
Que les tendres baisers dans l'esprit font éclore,
Se lève lentement sous tes cils abaissés,
Sans que ton innocent orgueil en soit blessé !
Qu'aimais-tu dans ta vie adolescente et fraîche ?
La course dans les prés, le mol parfum des pêches,
Le transparent sommeil à l'ombre du bouleau,
Le rire des flots bleus dans les vives calanques ?
Mais l'amour est un fruit plus vivant et plus beau,
Tout composé de pulpe et d'âme, où rien ne manque...
Quitte cet air craintif, ce regard dédaigneux,
C'est l'immortel plaisir qui rira dans tes yeux,
Ainsi que l'aloès brise sa sombre écorce,
Quand tu seras pareil, perdant ta faible force,
A ces jeunes guerriers, orgueilleux et mourants,
Qui gagnaient la bataille ardente en succombant...
Hélas ! ta douce main dans mes mains se débat;
Ecoute, rien ne peut s'expliquer ici-bas.
Pourquoi ce ciel d'été, ces calmes rêveries
Du peuplier, debout sur la fraîche prairie,
Qui semble étudier, mage silencieux,
Les nuages qui sont le mouvement des cieux ?
Pourquoi cet abondant murmure des fontaines,
Ces sureaux engourdis par leur suave haleine,
Ces carillons légers, s'envolant des couvents,
Comme un pommier mystique effeuillé par le vent ?...
Ah ! ces nobles langueurs que jamais rien n'exprime,
Ces silences, comblés de promesses sublimes,
Le soir, cette fumée aux toits bleus des hameaux,
Ces rêves des bergers, jouant du chalumeau
Tandis que les brebis, dans la vallée herbeuse,
Ont le robuste éclat d'une plante laineuse,
Ces bonheurs du matin juvénile, où le corps
Rejoint l'éternité en dépassant la mort,
Ces besoins éperdus de pitié ou de rage,
Ces soleils, embrasant de muets paysages,
Tu les posséderas comme un raisin qu'on mord,
Dans le bonheur gisant qui ressemble à la mort !
Ainsi sois bienveillant, doux envers la caresse;
Console, et, si tu peux, abolis ma tendresse.
Je meurs d'une suave et vaste vision:
J'aime en toi l'infini avec précision;
Pour cacher mon ardeur aux regards des étoiles,
Cher pâtre, étends sur moi tes deux mains comme un voile.
Vois, je serai, mes bras pressés à tes côtés,
Comme un fleuve immortel enserrant la cité.
Mais ton front est sévère et ta voix est confuse;
Va-t'en, déjà le jour élance ses clartés.
J'entends dans les taillis tourner le vol des buses;
Les marchands, au lointain, jettent leurs cris flûtés.
Voici l'âne, porteur de fruits; craignons la ruse
Du maître qui le suit. Va-t'en de ce côté...
Ah! Faut-il que mon coeur en vain s'élance et s'use,
Et que ce bonheur soit en toi, qui le refuses!
Je t'aime et je voulais en t'aimant m'appauvrir.
Ah! Comme le désir souhaite de mourir!...