13/04/2011

278. "Puisqu'il faut que l'on vive"


Puisqu'il faut que l'on vive, ayant de tout souffert:
Puisqu'on est, sous les coups du muet univers,
Le stoïque marin d'un persistant naufrage;
Puisque c'est à la fois l'instinct et le courage
D'avancer, en laissant tomber à ses côtés
Tous les lambeaux du rêve et de la volupté,
Et, qu'ayant moins de force, on se prétend plus sage;
Puisque, sans accepter, il faut pourtant subir,
Et que, songeur aveugle, on dépasse l'obstacle
Comme des morts vivants glissant vers l'avenir;
Puisqu'on est tout à coup surpris par le miracle
Du printemps qui revient comme un apaisement:
Arc-en-ciel jaillissant des sombres fondements;
Puisqu'on sent circuler de la terre à la nue
L'entrain mystérieux par qui tout continue,
Et qu'on voit, sur l'azur, les lilas lourds d'odeur
Balancer mollement des archipels de fleurs,
Je pourrais croire encor que la vie est auguste,
Qu'un sûr pressentiment, obscur et solennel,
Fixe au coeur des humains le sens de l'éternel,
Que le labeur est bon, que la souffrance est juste,
Malgré l'essor sans but des méditations,
Malgré l'inerte espace où les soleils fourmillent,
Malgré les calmes nuits où froidement scintille
Le blanc squelette épars des constellations,
Malgré les mornes jours, dont chaque instant ajoute
A la somme des pleurs, des regrets et des doutes
Rués contre nos cœurs comme des ennemis,
Si je n'avais pas vu leur visage endormi.

277. "La nuit rapproche mieux"


La nuit rapproche mieux les vivants et les morts;
Dans l'ombre unie et calme où la fraîcheur s'élance
Voici l'heure du rêve épars et du silence.
A l'horizon s'installe, exacte et sans effort,
La lune demi-ronde, amenant autour d'elle
Son cortège glacé, scintillant et fidèle,
Semblable aux feux légers dispersés dans les ports.
Comme une blanche algèbre, énigmatique et triste,
Cette géométrie insondable persiste,
Et fait des cieux du soir un problème éternel...
Mais rien ne vient répondre à nos pressants appels;
Tout trompe nos regards assurés et débiles,
Les cieux précipités qui semblent immobiles,
L'ombre qui, sur nos fronts, met sa protection,
Le silence propice aux nobles passions.
-O lune aux flancs brisés, mélancolique amphore
D'où ne coule aucun vin pour les cœurs altérés,
Sur Tarente, Amalfi, sur les rochers sacrés,
Baignant l'œillet marin, les vertes ellébores,
Vous sembliez parfois, d'un regard éthéré,
Secourir notre amère et plaintive indigence,
Mais ce soir je ne sens que votre froid dédain.
-Excitant du désir et de l'intelligence,
O lune, accueillez-vous dans vos pâles jardins
L'immense poésie ailée et taciturne
Qui mène les esprits par delà les instincts,
Et que nous confions aux espaces nocturnes,
A l'heure où, quand tout bruit et tout éclat s'éteint,
Notre coeur vous choisit comme un appui lointain?...
Mais en vain mon esprit qui souffre et qui réclame
Interroge.-La brise, alerte et tiède, trame
Un tissu délié où les parfums se pâment.
Et je respire avec un coeur exténué
La douce odeur des nuits, qui vient atténuer
Le vide sans espoir où ne sont pas les âmes.

276. "Ton absence est partout"


Ton absence est partout une obscure évidence,
Vaste comme la foule, et comme elle encombrant
La route où je m'avance, errante, et respirant
Le souvenir diffus de ta sainte présence...
Partout où tu étais, coeur à jamais enfui,
Tu te dresses pour moi, fantôme tendre et triste,
Et ta compassion inefficace assiste
A tout l'étonnement qui porte mon ennui...
Puissé-je demeurer toujours grave, inquiète,
Et n'accueillir jamais, au calme instant du soir,
Cette paix sans bonheur qui lentement nous guette
Quand l'âme est délivrée, enfin, de tout espoir.

275. "Le souvenir des morts"


Des nuages, du froid, de la pluie et du vent
Le printemps est sorti sur toute la nature;
Les arbres ont repris leur verdoyante enflure,
Et semblent protéger les rapides vivants.
Ils vont, ces affranchis, à qui la Destinée
Accorde encor un jour de délice ou de paix,
Et leur aveuglement candide se repaît
De ce sursis de vie, humble et momentanée.
Ainsi vont les humains tolérés par le Temps !
-Tel un chaînon léger à la chaîne des âges,
Il tinte clair et frais, le vaniteux printemps,
Et comme un vif grelot excite leur courage !
Mais je ne louerai pas le hardi renouveau:
Le printemps vient des morts, et je le leur dédie.
Tout est vaine, bruyante ou morne comédie,
Puisque tout est détresse accédant au repos.
-Multitude endormie en la cité des pierres
Ils ont l'éternité que nous n'obtenons pas,
L'espace est concentré sous leur faible paupière,
L'obsédant mouvement s'arrête sous leurs pas.
Alignés côte à côte, austère compagnie,
Ils sont des étrangers, que seul dérangera
Le convive nouveau, en funèbre apparat,
Qu'on descend au séjour de la monotonie.
En vain les yeux vivants, penchés sur leur néant,
Tentent de réveiller ces puissantes paresses,
Et d'absorber les corps à force de caresses
Ainsi que le soleil aspire l'océan !
Anéantis, fermés et froids comme les astres,
Ils restent. Ni les voix, ni le chant des clairons,
Ni le sublime amour flamboyant n'interrompt
Le silence infini de leur calme désastre.
Ah ! les rires, l'espoir, les projets, les étés
Sont d'incertains signaux à qui mon coeur résiste;
La vie est sans aspects puisque la mort existe.
Je vous salue, ô Morts ! Constance, Fixité !
-On bâtit: des maçons debout sur les tranchées
Font vibrer dans l'azur le bruit vaillant du fer,
Mais mes yeux vont, emplis d'un songe âpre et désert,
De nos maisons debout à vos maisons couchées.
Je laisse les oiseaux, dans le laiteux azur,
Acclamer la saison insinuante et tendre;
Je pense aux froids jardins enfermés dans les murs
Où les morts patients rêvent à nous attendre.
Je m'éloigne de tout ce qui vit et qui sert;
Je pense à vous: mon but, mes frères, mon exemple.
La Mort vous a groupés dans son grave concert,
Et sa sombre unité, nous la chantons ensemble !

274. "Les vivants se sont tus"


Les vivants se sont tus, mais les morts m'ont parlé,
Leur silence infini m'enseigne le durable.
Loin du coeur des humains, vaniteux et troublé,
J'ai bâti ma maison pensive sur leur sable.
-Votre sommeil, ô morts déçus et sérieux,
Me jette, les yeux clos, un long regard farouche;
Le vent de la parole emplit encor ma bouche,
L'univers fugitif s'insère dans mes yeux.
Morts austères, légers, vous ne sauriez prétendre
A toujours occuper, par vos muets soupirs,
La race des vivants, qui cherche à se défendre
Contre le temps, qu'on voit déjà se rétrécir;
Mais mon coeur, chaque soir, vient contempler vos cendres.
Je ressemble au passé et vous à l'avenir.
On ne possède bien que ce qu'on peut attendre:
Je suis morte déjà, puisque je dois mourir.

273. "Il paraît que la mort"


Il paraît que la mort est naturelle et juste,
Que l'esprit s'y soumet, que des êtres, heureux,
Rient après avoir vu ces pâleurs auprès d'eux,
Et qu'ils ont accepté la loi sombre et vétuste.
Mais moi, portant la vie infinie en mon corps,
Je n'ai pas vraiment cru à cet inévitable,
J'ignorais que l'on pût subir l'inacceptable,
Je ne le saurais pas si vous n'étiez pas mort.
Ainsi ce soir est doux, l'ombre s'étend, respire,
Les arbres humectés savourent qu'il ait plu;
Un train siffle, on entend des persiennes qu'on tire,
Tout l'air est bruissant, et tu ne l'entends plus!
Ai-je vraiment bien su, dès ma sensible enfance,
Que tout est vie et mort, échange fraternel ?
Je me sens tout à coup atteinte d'une offense
Dont je demande compte au destin éternel.
L'espace est bienveillant, les astres brillent, l'air
Répand de frais parfums que les arbres échangent;
Mais je n'accepte pas cet horrible mélange
D'un soir épanoui et des morts recouverts.
-O mes jeunes amis, qui faisiez mes jours clairs,
Pourquoi sont-ce vos mains inertes qui dérangent
L'ordre imposant de l'univers ?

272. "Puisque j'ai su par toi"


Puisque j'ai su par toi que vraiment on mourait,
Visage étroit et froid, ô toi qui fus la vie,
Je suivrai d'un regard sans peur et sans envie,
Ce qui commence ainsi que ce qui disparaît.
C'est toi le premier front que j'ai vu sombre et pâle,
Après avoir connu ton rire illuminé,
Et tu m'as révélé l'inanité finale
Qu'on rejoint et qu'on fuit depuis que l'on est né.
Quels que soient désormais tous les deuils qui m'accablent,
Ces fantômes nouveaux n'enfonceront leurs pas
Que dans tes pas légers imprimés sur le sable,
Et leur cruel départ ne me surprendra pas.
Mais je meurs en songeant à ces futurs trépas,
Tout mon être est lié à des souffles instables,
C'est par vous, mes humains, que je suis périssable !

271. "Hélas, il pleut sur toi"


Hélas, il pleut sur toi par delà les faubourgs,
Où ceux qui t'aimaient t'ont laissé, la mort venue,
Dans le froid cimetière où languit tout amour...
Et le fleuve effilé qui coule de la nue
Abat sur toi son bruit tambourinant et sourd!
Il pleut; moi je suis là, sous un abri de toile,
Dans mon jardin d'été, auprès de ma maison;
Je ne t'aperçois plus au bout de l'horizon,
O jeune mort dormant sous de funèbres voiles!
-Le bruit que fait la pluie en touchant les gazons
Semble, dans cette verte et sereine saison,
Un frais fourmillement qui tombe des étoiles...
Et le dédain que j'ai pour la vie usuelle,
Alors que ton esprit lumineux s'est enfui,
M'emplit d'un si lucide et pathétique ennui,
Que le monde mystique à mes sens se révèle,
Avec un évident et ténébreux coup d'aile,
Comme par ses parfums un jardin dans la nuit.

270. "L'abime"


Je vais partir, mon coeur se brise, puisque toi
Tu ne peux plus choisir l'arrêt ou le voyage,
Et que la sombre mort me cache ton visage
Sous le bois et le plomb de ton infime toit.
Je viens, dans la cité pierreuse du silence,
Rêver près de ta tombe, interroger encor
La place aride et creuse où l'on a mis ton corps,
Et connaître par toi ta triste indifférence.
Ainsi je vois les cieux, limpides, arrondis;
Le feuillage léger des tombeaux est vivace;
Lampe exaltante et gaie, à l'heure de midi
Le soleil vient chauffer ton étroite terrasse.
Et tu dors à jamais! Le passé, l'avenir
De leurs fortes parois te pressent et t'enclavent,
Tu ne te défends plus, ô mon timide esclave,
Et tu n'as pas été, puisque tu peux finir.
Tu vivais. Et, moi qui, dès ma pensive enfance,
N'avais pas accepté les durs défis du sort,
J'ai dû te voir entrer, craintif et sans défense,
Dans le sombre accident quotidien de la mort;
Tu dors, mon emmuré, et mon regard qui plonge
Jusqu'à ton front détruit, à jamais cher pour moi,
Ne peut plus t'apporter cette part de mes songes
Qui te plaisait ainsi qu'un mutuel exploit.
-Puisque je n'ai pas pu empêcher ces désastres,
Nature ! moi qui fus leur conseil et leur soeur,
Puisque je ne peux pas réveiller la torpeur
Des jeunes corps dormant dans l'étrange moiteur
De vos froids souterrains aux ténébreux pilastres,
Que du moins ma tristesse et son étonnement,
Comme un reproche ardent, flotte éternellement
Entre les tombeaux et les astres !