24/03/2011

169. Le Livre de ma Vie, page 117 à 121.

Le cimetière du Père Lachaise à Paris
Un jour vient où le malheur entre dans la maison. Nous étions de très petits enfants, heureux à Amphion, en octobre. Ce mois de cristal est le plus beau qui soit au bord du lac Léman. L'été finissant traîne ses caresses ensoleillées sur les prairies encore en fleur et qui soupirent de satisfaction. Les rayons plus vifs du matin amollissent l'onde en sa profondeur jusqu'à tenir oppressée et immobile la vive et preste truite. les oiseaux, pris de vertige, tournoient sans discernement, dans une confusion bleuâtre, se trompent d'élément, pénètrent les vagues, d'où ils rejaillissent, si bien qu'on croit voir une hirondelle qui nage ou une ablette ailée. En ces matins d'octobre, l'absence de baigneurs rendait à la navigation industrieuse les bateliers tous enrôlés, en été, dans le service des sources ou du port mouvementé d'Evian-les- Bains. Des voiliers chargés de graviers, larges barques aux âgés croisées et bien ouvertes, dessinaient sur l'horizon, divisé par la ligne des montagnes, d'un bleu accentué, la forme d'un ange parcourant les flots. les balcons et les terrasses des villas empiétant sur l'espace semblaient aider l'homme à conquérir un peu plus de cet azur qui le tente, et parait le guider vers le bonheur.
Octobre, c'est le moment de la fenaison ; l'odeur du foin fauché qui jonchait les plaines et les coteaux était si dense, que, par une confusion des sens, cette vaste senteur semblait verte. Les cloches des troupeaux, que les sommets neigeux rendaient aux pâturages de la rive, emplissaient l'air d'un angélus pastoral. A l'heure du crépuscule, la troupe invisible des génies de l'air déployait avec plus d'empressement que ne le font les marchands d'Orient le tapis du soleil déclinant, qui dorait jusqu'à la couche secrète de l'onde.
L'intérieur de notre maison, les boiseries du vestibule, des escaliers et du salon, les tentures fleuries de bouquets tramés dans le chanvre, le piano verni où jouait ma mère, s'imprégnaient d'humidité combattue par des feux de bois, où éclataient en étincelles les vigoureuses pommes de pin ramassées sur les pelouses du jardin ventilé. Dans ces moments où l'asile humain lutte contre le turbulent automne, je compris pourquoi la demeure peut, en dépit de son aspect de tutélaire prison, rappeler si fortement la nature et en dispenser les baumes. Elle est née de l'arbre et conserve jusque dans ses humbles revêtements, réduits à nous rendre service, la moelle, l'essence, les fibres et la résine des forêts. De là ce parfum secret et insistant des logis, aussi radieux à l'odorat que la couleur l'est au regard. Si parfaites de transparence, de pureté, de bonheur sans inquiets désirs furent de telles journées de Savoie qu'elles devaient me servir de modèle définitif pour la figure du monde, selon mon choix.
Mon père, dissimulant sous un robuste entrain le regret que lui causait la séparation d'avec son jardin triomphal et d'avec sa famille, était rentré à Paris afin de conduire mon frère aîné, âgé de neuf ans, au collège. Ma mère, entourée de convives familiers, continuait de mener sa vie habituelle enveloppée de musique, soucieuse de visites à rendre aux châtelains du lac. Les uns étaient possesseurs de rudes bâtisses ayant la prétention d'avoir abrité les ducs de Savoie ou saint François de Sales, les autres se montraient vaniteux d'un manoir modeste où les blasons arrogants de la noblesse provinciale déroulaient de la cimaise aux poutres du plafond des chimères dardant une langue de feu. Habitations toutes exquises par le lierre, le buis géant, les vignes, les plates-bandes de calcéolaires et de bégonias, l'ombrage des noyers et des châtaigniers indifférents à la sécheresse casanière de l'arbre généalogique.
Soudain, la nouvelle d'une maladie subite de mon père se répandit dans notre maison. L'alarme, à la manière d'une tumeur assourdie, d'une anxiété brouillée et indéchiffrable, parvenait jusqu'à ma soeur et à moi. Les télégrammes, en ce temps-là peu rapides, arrivaient par le facteur, d'Evian à notre villa d'Amphion. Nos hôtes de l'été, qui occupaient la demeure, s'ingéniaient, nous le devinions en surprenant leurs conversations accompagnées de gestes emportés et négatifs, à rassurer ma mère. Ils lui tenaient ces ignorants propos dont le but est d'embarrasser et de contredire la révélation progressive de la vérité. L'annonce inquiétante faite à ma mère et à son entourage par les messages expédiés de Paris semblait se maintenir fièrement à leur hauteur, ne descendre que lentement et par lambeaux jusqu'aux petites filles placées au bas de la vie commençante.
Cependant, d'heure en heure, la gravité du mal. qui terrassait mon père augmentait. On nous abandonnait à notre curiosité triste, à nos suppositions sans paroles. La vie quotidienne de l'enfant, quand ne survient aucun événement, est parfois chose si morose, que le remuement causé par l'angoisse circulant dans la demeure pose devant son esprit une interrogation, un inconnu, et, j'ose le dire, une sorte d'espoir désespéré de changement qui l'agite, sans qu'il puisse définir son trouble. Oui, si le vent vif venu de loin, chargé de nouvelles angoissantes, était soudain retombé ; si le télégraphe, aux communications aériennes, rassuré enfin, s'était tu ; si le calme s'était rétabli trop vite, apportant la ponctualité inexorable des leçons, des repas, du coucher, j'eusse ressenti une déception, que l'âme, dans son besoin de surprises et d'aventures, redoute. Ce sentiment fugitif me traversait confusément, sans faire partie de moi-même, tandis que les gouvernantes, préoccupées et parlant à voix basse, nous laissaient user de la balançoire, allégeant notre sort des habituelles réprimandes, dont l'absence, cette fois, éveillait notre défiance.
On nous apprit brusquement que notre mère partait le soir même pour Paris, l'état de santé de mon père s'étant aggravé. La maison se vida de ses hôtes ; les femmes de chambre nous éloignaient du corridor en émoi, afin de transporter en hâte et librement, jusqu'aux casiers étalés des malles, les toilettes, la lingerie, tout le contenu des nombreuses armoires. Prête pour le départ, notre mère, au visage soudain immobile et consterné, ne nous fit pas d'adieux. Enfin, nous nous trouvâmes à l'heure du dîner, ma soeur et moi, dans une salle à manger froide, qu'on ne prit pas la peine d'éclairer suffisamment, et entourées de serviteurs sans contrainte, lesquels amenaient à leur suite, autour de nous, bien qu'à distance, les bateliers, les jardiniers de notre propriété sans surveillance. En un instant, nous fûmes assises à la table trop grande, seules, l'une en face de l'autre, à la place qu'occupaient nos parents. Ascension immédiate et poignante des petits êtres qui, tout à coup, succèdent, dans un espace désertique, à ceux qui dominaient, commandaient et protégeaient !
Au cours de ces réminiscences, je songe à la phrase poignante que Michelet nous rapporte de Luther. Revenant d'assister aux obsèques de son père, le violent réformateur se laissa tomber, silencieux et accablé, sur un siège où ses amis, anxieux, s'empressèrent autour de sa farouche détresse. Il les écarta de sa personne, scruta longtemps du regard ce gouffre invisible où s'était engloutie sa chair initiale, et, bien que dans la force de son âge, il prononça ces paroles amères, fit retentir cette plainte d'orphelin que plus rien derrière soi ne surplombe ni n'étaye : "Désormais, c'est moi le vieux Luther !"

168. Le Livre de ma Vie, page 102 à 105.


Je dois au coeur de ma mère, bien que mon père fût généreux et bon, mais il aimait qu'on lui fût soumis, de ne me sentir séparée d'aucune créature, d'être soucieuse du besoin de toutes, de confondre leur vie avec la mienne. La tasse de thé que ma mère offrait à l'accordeur de piano avant de se servir elle-même, alors que, jeunes filles, nous assistions aux préparatifs d'une fête musicale promise pour la soirée, m'a enseigné la fraternelle amitié envers chaque humain. Ce sentiment puissant, porté par la logique, déesse insociable, me rend inapte à ce que l'on appelle la justice dans son sens sévère, c'est-à-dire dans ce triste et peut-être nécessaire oubli du nonchalant destin qui, négligemment, fait naître les mortels sous le signe de la rose ou sous celui de l'ortie. Aussi, quelque exaltation que me fasse ressentir la beauté morale et bien qu'ayant, dans l'enfance, poli d'amour en épelant l'épitaphe sacrée : "Passant va dire à Lacédémone que nous sommes ici, morts pour obéir à ses lois", la vertu ne m'inspire pas un sentiment de surprise émue ; je vénère et j'aime ceux qui en sont le lieu vivant, mais je les juge par elle récompensés, tandis que les coupables sont, à mes yeux, poignants par leur malchance irrévocable et désordonnée.
Les coupables, mot qui ne peut s'appliquer au coupable lui-même, mais à sa lente, séculaire, successive formation, à son aboutissement inévitable. Un homme tue, vole, manque à l'honneur, à l'observance des lois, mais depuis quand, depuis combien de temps ? Répondons bravement : depuis toujours, Prévu et incréé, il devenait ce pitoyable lui-même au cours des nombreux engendrements qui devaient aboutit à sa présence redoutable, hideuse, chétive, nuisible. Rien ne me parait plus pathétique que cette scène d'un roman de Dostoïewsky : dans un monastère de Russie, l'un des moines, doué de clairvoyance et distribuant ses bénédictions, aperçoit soudain, parmi les assistants, l'homme désigné pour la future violence ; alors il se trouble, réfléchit, le contemple, s'approche solennellement de celui qui est encore sans préméditation turbulente, et courbe son vieux corps, indemne de péchés, devant la créature qui naquit pour le malheur.
Etant enfants, ma soeur et moi, nous faisions presque chaque soir, en été, une promenade en voiture découverte, avec nos parents, sur la route d'Amphion à Thonon. Assises toutes deux sur le strapontin de la victoria, nous goûtions silencieusement le plaisir fortuit de nous trouver mêlées sans entraves aux douceurs bucoliques et comme jetées en travers du monde végétal.
Je pense que c'est dans ces instants-là que l'éblouissante nature s'empara définitivement de moi, m'envahit pour toujours, se concentra, en donnant à l'âme une extension infinie, dans un si petit être. Le temps n'a rien effacé en ma mémoire de la route en poussière blonde et chaude, des haies épineuses tressées de mûriers et d'églantiers, où les baies bleues du prunellier sauvage s'arrondissaient humblement sous l'aigrette aiguë et fanfaronne de l'épine-vinette en grains de corail. Ecoutant distraitement le pas monotone et résolu des chevaux, ma soeur et moi nous contemplions l'horizon que chaque seconde modifiait. Enveloppés des nuances vives et puis défaillantes et vaporeuses du crépuscule, apparaissaient les clochers des églises, pareils à des colombiers élancés, les maisons basses des villages, les peupliers feuillus de leurs racines au faite, les pampres traités contre la moisissure par une chimie heureuse, qui. les teintait du bleu des faïences persanes.
Sur le bord de la route se rangeaient, sous la direction benoîte d'un adolescent intrigué par notre passage, une multitude de petits porcs noirs, démons gaiement dessinés. Déjà comestibles à l'oeil, on eût voulu les arracher à leur destin inéluctable et succulent, ainsi que leur mère énorme, armoire ambulante qui les suivait et qui eût pu les recéler de nouveau. les cris d'un pourceau ligoté, mis à mort pour des agapes paysannes, et que j'entendis dans mes plus neuves années, m'avaient laissé l'atroce souvenir d'un crime laborieux, maladroit et cachottier. J'eus aussi de vifs chagrins pour le petit veau encore mol et crémeux, qu'un paysan traînait par une corde sur le chemin ou emportait au trot de sa charrette. « On le mène à l'abattoir », avait dit, la première fois, l'une de nos bonnes. Eperdue de douleur, je demandai à l'acheter. A présent encore, l'argent m'apparaît surtout comme un moyen de soustraire les créatures à leur sort redouté ; la fortune est, à mes yeux, l'auxiliaire de la compassion plus encore que du plaisir.
Parmi les plaines qui, aux côtés de la route d'Amphion à Thonon, étalaient des tons verts, cuivrés ou vermeils, selon la culture du sol, j'apercevais soudain, avec allégresse, une prairie que, par places seulement, des coquelicots capricieusement recouvraient : archipels de fleurs écarlates et sirupeuses, vivant là, en tribu, leur éphémère existence, de couleur triomphale.
Absorption de la Nature par tous les sens ; tressaillement en mon coeur de la poésie ; vague et total enveloppement de l'être par l'amour, dont j'avais ressenti le précis vertige dans notre chambre du chalet, lorsque le jeune matelot Alexis, soulevant de terre la petite fille que j'étais, l'embrassa sur la joue, d'une lèvre duvetée dont notre bonne allemande avait bien la connaissance, toutes ces sensations, bercées au rythme allègre de la victoria, montaient de mon rêve innocent vers les cieux de Savoie, me jetaient en eux et semblaient m'y fixer parmi la liquide palpitation des étoiles du soir.
Pendant ces promenades au crépuscule paisible, nous voyions, parfois, venir de loin un pauvre homme dépenaillé, soutenu et dirigé un peu brutalement par deux gendarmes savoyards aux bons visages lustrés. Le groupe aperçu à distance par moi, qui voyais aussi nettement l'amplitude de l'horizon que les délicates et fermes coutures de l'épi de blé et que le gonflement du col chantant d'un roitelet sur la branche d'un sapin évasée en panache d'écureuil, me causait une souffrance aiguë. je ne haïssais pas les gendarmes agrestes, dociles envers d'invisibles décrets, mais j'aimais leur prisonnier. Pauvre homme ivre, sans doute, ou triste indigent ayant dérobé quelque objet à l'étalage d'un bazar. L'avait- il voulu, ce méfait pour lequel il trébuchait entre deux étreintes énergiques, sur la route où périssait, aux yeux des passants, son maigre et modeste honneur ?

167. Le Livre de ma Vie, page 90 à 93.

Edouard VII, prince de Galles
Lorsque j'eus quinze ans, je rencontrai une fois de plus Sully Prudhomme. Le maître bienveillant qui avait accueilli avec une allégresse abondamment épanchée mes poèmes d'enfant (en me priant néanmoins de ne point m'écarter du chemin ardu, classique) avait été convié avec moi dans la bibliothèque du Collège de France illustrée par Renan, qu'occupait, après lui, le savant, le gracieux Gaston Paris, notre hôte. je vis avec tristesse que le poète vieillissant, dont la foi avait tant défendu contre mes voeux de petite fille "la rime pour l'œil", se demandait à présent, avec la limpide anxiété qui composait tout son être, si ses efforts et ses laborieuses restrictions n'avaient point été vains ou nuisibles. Il n'était plus convaincu comme jadis que "blasphémer et aimer" constituassent une mélodie satisfaisante, tandis que "froid et effroi" ne se devaient pas confronter. La querelle de l'hiatus, se rapportant à "il y a et l'Iliade", l'un autorisé et l'autre interdit, perdait aussi de son importance à ses yeux azurés de fleur de bourrache qui va se fanant. Pareil, soudain, à son poignant poème stellaire sur la Grande Ourse où rêvent les pâtres de Chaldée, il douta de ce qu'il avait vénéré, et, soucieux, soumis encore, mais désormais sans joie, méditant le joug sous lequel pliaient ses moissons tardives, il "examina sa prière du soir". Hardiment, Gaston Paris, vieil homme juvénile en qui affluait avec permanence la vie printanière, prit mon parti contre son ami, victime d'un coeur où le scrupule et l'obéissance l'avaient emporté sur la féconde témérité. Et je bénissais l'érudit, le gardien des livres poudreux et des textes immuables qui accordait des droits d'expansion aux pétales bouclés de la jacinthe là où le noble Sully Prudhomme, poète et philosophe, mettait des carcans aux corolles.
Revenons à ces journées enfantines qui, chacune créatrice, nous apportent une neuve nourriture dont nous bénéficierons en notre esprit, en nos actes, en nos oeuvres futures. Edouard VII, alors prince de Galles, de passage à Lausanne, annonça, un jour d'automne, sa visite à Amphion. Une allégresse religieuse s'empara de nos bonnes anglaises, immédiatement extasiées comme une communauté monastique à l'heure de l'adoration.
La saison épanouie, à peine tachée par la rouille dentelant de secrets taillis, mais en ses élans visibles peinturée de pourpre et de feu comme les brugnons réputés des espaliers d'Amphion, accueillit dans un envolement de vent bleu et de feuilles colorées le prince courtois. Un thé superbe lui fut servi dans la salle à manger d'aspect simple et désuet, décorée de tableaux giboyeux, et dont les portes vitrées, ouvertes sur une portion parfaite du paysage, encadraient l'horizon liquide, la terrasse ombragée de palmes, où des chaises de jardin, rendues confortables par une élasticité métallique, brillaient d'un jaune vif qui les apparentait aux massifs des pelouses. Descendues des balcons, les vignes vierges car- minées de septembre se balançaient comme d'innocents serpents veloutés. De tous côtés se pressait contre les fenêtres allongées du chalet le peuple des fuchsias, arbustes aux fleurs violettes et purpurines, éclatées sur de longs pistils, et qui semblent de ténues danseuses aériennes.
Tandis que circulait autour de la table une volumineuse théière d'argent et que les « pain et beurre » chers à l'Angleterre diminuaient dans les plats de porcelaine (porcelaines fleuries, si fraîches au regard qu'elles sont les jardins intérieurs de nos maisons), ma mère vint me chercher et m'apporta fièrement au futur souverain. Je levai craintivement et furtivement les yeux sur ses deux jeunes fils, plus intéressants pour moi que le visage charnu, au bleu regard dilaté, du père. Le fils aîné, doté du nom poétique de duc de Clarence, me plaisait moins que le cadet. Dans la croyance où j'étais qu'il me faudrait un jour choisir l'un des deux pour époux - car ma mère, innocente et taquine, ne reçut jamais aucun homme, dans mon enfance, sans me demander gaiement si je voulais l'épouser (hantise de l'amoureux Orient !) - je restai plusieurs jours silencieuse, en proie à une prostration cruelle dans laquelle se débattaient les deux exigences rivales qui inspirent toutes les énergies : l'ambition et le sensuel attrait. C'est dans son sens le plus précis, mais le plus étroit, impersonnel et triste, que ma mère, amusée, avait offert à mon imagination le désir de régner ; et, sans doute, la transfiguration s'était-elle faite immédiatement en mon coeur, puisque je discernai un devoir dans une tâche si curieuse et située au sommet d'une solitude altière.

166. Le Livre de ma Vie, page 86 à 89.


Si peu martelé par les événements, et gardant ainsi intact l'émail de l'âme, un enfant peut-il se croire pareil aux autres enfants ? Une certitude négative nous est fournie plus tard, quand nous nous apercevons à quel point, dès le plus petit âge, nous fûmes différents de nos puérils compagnons. Je revois la véranda du chalet d'Amphion qui tressaillait le soir aux cris élégiaques des hirondelles, dont le vol en sombres et légers coups de couteau poignardait un azur poudré de rose, flamboyant et puis voilé, sur lequel se .détachait la danse silencieuse, aux angles aigus, des chauves-souris. Véranda mi-close, fraîche et brumeuse comme une barque arrêtée la nuit. sur l'eau. Là, au moment qui précédait le dîner, sur des canapés encombrés de coussins turcs en laine rêche, je m'asseyais entre mon frère et ma soeur et me croyais innocemment toute semblable à eux par un tendre sentiment de collectivité, propre à l'humble et chaleureuse enfance.
Je les imaginais oppressés comme je l'étais, et je ne devinais pas que j'étais à la fois plus séparée et plus rapprochée de tous les humains et que l'immense poésie du monde m'avait choisie et pensait : « J'entrerai dans la gorge de cette enfant. » L'enfant que je fus et que, pareille en cela à tous les êtres, je suis restée, car rien n'est plus vrai que le magnifique vers de Victor Hugo, adressé par un adulte à un vieillard : "La beauté de l'enfance est de ne pas finir", était donc tout différent des autres. J'éprouvais, parmi ma société enfantine, un sentiment erroné de parité, alors même que mes parents et leurs amis m'entouraient de louanges, qui, loin de corrompre mon coeur, suscitaient en moi un amour plein de gratitude et de modestie. L'orgueil qui devait s'affirmer et m'accompagner dans la vie n'était ni fat ni envahissant, mais n'a cessé de ressembler à une prière élevée vers l'inconnu. J'étais dotée de cette sympathie envers tous les êtres dont le seul obstacle est pour moi l'inimitié chagrinante d'autrui. A chaque témoignage de tendresse qui m'était adressé, un désir suffocant de rendre au donateur un peu de son bienfait et davantage encore m'écartelait le coeur. C'est une des tragiques pauvretés de l'enfance que tout échange lui soit interdit ; elle n'a aucun moyen d'offrir ; elle ne peut qu'être aimée ; l'immense amour dont elle-même dispose n'est pas recueilli, pas entendu. Que de pelotes à épingles confectionnées par moi, pour mon entourage protecteur, au moyen de vieux journaux dont je bourrais des lambeaux d'étoffe mal rapprochés et mal cousus ! Que d'éventails espérés, en joignant puis en déployant les plumes que les paons phosphorescents et blancs d'Amphion abandonnaient comme un branchage verdoyant ou neigeux sur le gravier du jardin ! Eventails rebelles et décevants, qui toujours retombaient à l'état d'un mince et vertical plumeau !
Dès le seuil du salon, que rendaient séduisant l'odeur de la gaie cretonne imprégnée comme un végétal faune légère humidité, l'arôme de parquet ciré et l'effluve des mille roses débordant les vases de cristal, j'étais, je le reconnais, l'orgueil de ma famille. Mais je jugeais raisonnablement qu'on n'eût pas dû adresser à une petite fille les louanges qui m'étaient décernées publiquement. Ma mère, pour qui la musique représentait l'art suprême, ne doutait d'aucune de mes facultés. Elle entassait des volumes cartonnés de la collection « Litolff » sur le tabouret du piano, m'y faisait asseoir et annonçait que j'allais composer immédiatement des mélodies évocatrices, sur le sujet qui me serait donné. C'est ainsi que, tremblante, embarrassée, mais l'oreille tendue nettement vers l'infini, je reproduisais, à la manière d'une dictée harmonieuse et colorée, le chant des oiseaux, la naissance pâle et puis éclatante du jour, la campagne pastorale, la caquetante et radieuse basse-cour, la rêverie du croissant de la lune au-dessus des magnolias en fleur qu'enveloppait l'haleine mouillée du lac. Encouragée par un auditoire toujours trop bienveillant et, sans doute, sensible aux yeux verts allongés d'une enfant qui portait avec timidité les présents d'un destin privilégié, j'écrivis de petits morceaux de musique que ma mère fit relier dans un album de l'aspect le plus sérieux. je demandai et j'obtins facilement qu'on inscrivit sur le cuir, couleur de noisette, en lettres d'or, le nom d'Anna. Sur quoi n'ai-je pas, de ma main d'enfant, écrit ce nom ? Le besoin où se trouve un petit être de se constituer le porte à reproduire le plus qu'il peut le signe qui le représente. Ecrire sur des cahiers, sur des livres, sur du papier buvard, sur des cartons à chapeaux, sur le sable des allées, le nom d'Anna, équivalait certainement à ces médications fortifiantes qu'on donne aux enfants pour assurer le bon état et la croissance des os. Mon nom ne me plaisait pas, mais je fus exorcisée de l'ennui qu'il me causait par la remarque enjolivée de flatterie que me fit un jour un vieux monsieur - était-il vieux ? le sait-on à l'âge où j'étais ? - qu'il débutait par la première lettre de l'alphabet et qu'il demeurait égal dans les deux sens. Ce monsieur si aimable que, dans ma petitesse, je jugeai vieux, et qui voulait trouver dans la netteté réversible de mon nom une promesse de perfection, n'était pas seul à m'entourer de bontés.
Nulle petite fille ne fut plus complimentée, plus embrassée que moi. Là fut ma chance, bien nécessaire, car, loin d'être altière, égoïste ou vaniteuse, je dépendais entièrement de l'affection de tous les êtres. Aucune créature autant que moi ne sollicita instinctivement, silencieusement pour avoir la force de vivre :
Avec le pain qu'il faut aux hommes
Le baiser qu'il faut aux enfants,
ainsi que l'écrit leur suprême ami, Victor Hugo. La nuit, qui dispose en tous sens ses intangibles barrières et, par l'obscurité, le lit solitaire, le sommeil, défait le bouquet humain, séparant ceux qui s'aiment le jour, me rendait craintive, elle m'eût paru intolérable si je ne m'étais endormie avec la conviction que je posais ma tète sur l'épaule de l'ange gardien tant de fois décrit par la poétique et dure gouvernante allemande. Je n'eus pas à me plaindre de ma situation dans l'apparat ; dès qu'un visiteur était annoncé, on m'appelait, on me montrait ; mes parents attendaient avec confiance l'approbation, qui leur semblait certaine, des hôtes importants. Le superbe Mistral, pâtre royal, abaissa tendrement sur moi un regard compétent et divinateur dont je devais garder le constant souvenir (plus ému encore que celui de nos futures rencontres) jusqu'au jour lointain où, apprenant sa mort, je suivis longuement, dans la pure ténèbre d'un soir d'été, le sillage mystérieux d'un souffle de génie retournant à la patrie céleste. Sully Prudhomme, haut, lourd et clair, yeux d'ange et barbe d'évêque, me tenait assise auprès de lui cependant qu'il fascinait l'auditoire expert ou naïf, par un exposé patient et minutieux des lois de la prosodie - code implacable, masque de fer attaché sur le visage mobile d'Erato. Ronsard n'avait pas recherché et n'eût point admis tant d'obstacles à ses libres jeux de l'âme et du verbe guidés par une harmonie impérieuse et cependant nonchalamment confiante. Mais quel miracle ne peut-on attendre de la poésie, comme de l'adaptation de l'esprit aux contraintes imposées, si l'on songe que l'inflexible règlement ne gêna pas les deux poètes les plus expansifs, les plus prodigues d'effusions ineffables - l'un, gigantesque, retentissant, universel - Victor Hugo, l'autre, balancé sur des strophes ailées autant que sur les échelles de soie qui, dans les soirs romantiques, élèvent l'amant imprudent vers les vierges et les sultanes : Alfred de Musset ?

165. Le Livre de ma Vie, page 78 à 81.


L'homme ne me semble pas né pour vivre. Les difficultés de sa naissance, sa chétiveté, la plus totale e soit, son absence de pensée et d'instinct, "ce rien de réalisable" qui le caractérise font de lui le plus infirme des esclaves. S'il n'était sauvé à tout instant de la mort par une vigilance permanente, il paraîtrait voué à un passage inutile et bref des ténèbres maternelles à l'anéantissement terrestre. Cependant, l'enfant résiste; les dangers qu'accumulent sur lui des usages respectés ou la distraction de ceux qui le protègent ne suffisent pas, la plupart du temps, à amoindrir cette force stupéfiante que contiennent déjà le cerveau obscur, les membres maladroits. Dans son inconscience absolue, le petit enfant prévoit son oeuvre et sa tache ; toutes les parcelles qui le composent s'attachent à la lumière, à l'air, à la nourriture, au sommeil, à ce quotidien recommencement dans lequel il se développe et s'affermit. Que pressent-elle mystérieusement, cette chair dont le destin est imprévisible, à laquelle rien n'est promis et qui pourtant, animalement, souhaite passionnément d'être et de demeurer ? Je dirai pour l'enfant ce que j'écrivais hier encore, en songeant aux adultes comblés et détruits à la fois par le sort et que n'abandonnent pas le souvenir et le souhait de la volupté :
Pour ce peu de bonheur que l'on espère, on vit
Edifier- sa personne corporelle et morale sur un orgueil solide et combatif, voilà le labeur de l'enfant, qui tente de s'emparer de tout le possible, afin de pouvoir, Plus tard, prétendre à la souveraineté par quoi, en outre, on se saisit et se repaît des amours de son choix. Telle est, je crois, la fonction vigoureuse, habile et prudente de l'instinct dans l'enfant. Toutes les sensualités, celles de l'appétit délicat, des températures plaisantes, des mouvements, des repos ; celles des coloris, des sons, des arômes ; celle du génie même et des privautés qu'il autorise, auraient-elles à s'exercer, à connaître leurs puissances et leurs jubilations si tout l'être n'aspirait pas à cette récompense unique de la nature : le plaisir ? Le plaisir, approchant du parfait, le réalisant, le dépassant même, apportant, avec l'extension fulgurante dévolue un instant à l'individu, ce final désintéressement qui consent à la royale satiété de la mort. L'on peut nier que toute action ait pour but le plaisir, mais cette négation plonge dans l'ignorance où nous sommes des heures qu'il nous faudra combler par des occupations acceptables, pour aboutir aux instants enivrés dont l'approche nous soutenait secrètement dès l'enfance. Que de lassitude, que d'ennui, de bâillements, d'irritation, de colères, de désir de mourir chez l'enfant ! Il ne sait pas pourquoi il a été introduit dans la cage du monde, il erre, rôde, s'affaisse jusqu'à ce que la turbulente nature, à travers les barreaux, lui ait murmuré son véridique, invincible et décevant secret !
Petite fille, j'ai, certes, goûté des moments de paradis à Amphion, dans l'allée des platanes étendant sur le lac une voûte de vertes feuilles ; dans l'allée des rosiers, où chaque arbuste, arrondi et gonflé de roses, laissait choir ses pétales lassés sur une bordure de sombres héliotropes ; je respirais avec prédilection le parfum de vanille qu'exhalent ces fleurs exiguës, grésillant et se réduisant au soleil, comme un charbon violet. Oui, ce fut là le paradis et je l'eusse trouvé plus satisfaisant encore si les framboises, mon fruit préféré, n'eussent pas fractionné l'enchantement qu'elles procuraient au goût par leurs multiples et embarrassants pépins ! Mais si je réfléchis, mon bonheur ne me paraissait complet que par cela même qu'il avait d'inachevé. J'attendais. Enfant installée dans un jardin d'avant Adam et Eve, je savais bien, innocemment, qu'il se révélerait à moi, le couple énigmatique pour qui l'univers semble créé et dont la mission est de perpétuer le sort hasardeux de l'homme dans l'inconnaissance de toute raison discernable et probablement dans l'absence de tout but éternel.
Ce sentiment de l'amour, qui constitue l'intérêt de la vie, a pour compagnon et pour ombre couchée à son côté le sentiment de la mort. Un après-midi de juillet, je marchais, toute petite, sur la terrasse de granit, surplombant le lac et enrichie de sphinx en bronze noir, une de mes mains tenue par mon père, l'autre par sa soeur très aînée, ma tante Elise, lorsque j'entendis tous cieux me dire, avec précaution, avec ménagement et tendresse, ces mots extraordinaires . « L'oncle Jean est mort. » Ils concevaient donc qu'ils allaient, pour la première fois, offrir à une enfant une pensée terrifiante, car la douceur de leur voix témoignait d'un sentiment de crainte envers moi, et d'excuse.
Bien plus tard, j'admirai qu'on empêchât, sous l'ancien régime, le roi de France d'assister à toute agonie, à toute mort, fût-ce celle du dauphin, son fils. La marque du respect suprême, c'était donc le privilège inhumain, offert au monarque, de n'approcher ni le moribond ni le cadavre. C'est à un sentiment de cet ordre, né au coeur de mon père et de sa soeur, que s'apparentait la phrase, dite à voix basse, insinuée, plutôt que prononcée : « L'oncle Jean est mort. » Tout aussitôt, j'entendis qu'on ajoutait, par piété rêveuse et surtout par égard pour ma surprise bouleversée . « Il est au ciel ! » Je levai les yeux, Un azur sans défaut comblait l'espace et se tenait suspendu sur l'azur faiblement mouvementé du lac. Les floraisons, à l'apogée de leur force et de leur ampleur, teintaient l'atmosphère de nuances éclatantes. On les voyait enveloppées, prolongées par le bouquet dansant et doré des abeilles. Les pelouses accostaient le fin gravier du jardin, où les jardiniers, jeunes Savoyards placides aux regards de doux bétail, armés d'un râteau, remuaient et remettaient en place les fins cailloux argentés. je regardai le ciel. Non, l'oncle Jean, tel que le représentait un portrait imposant, encadré d'une large dorure et apposé sur l'andrinople d'un des salons d'Amphion, n'était pas au ciel.
L'oncle Jean, au visage busqué et bistré, aux yeux bons et renseignés, corpulent dans sa redingote close, les pieds posés sur un rouge tapis, et qui venait de mourir, chargé d'ans et d'honneurs, en un palais doré de Moldavie, n'était pas au ciel. Il n'était pas volant dans ce net azur que je contemplais ; il n'était pas en déséquilibre dans l'espace de cette journée triomphale de juillet.