27/02/2010

081. Correspondance


Grand Hôtel d'Evian Evian-les-Bains,Vendredi 23 juin 1914

Winn chérie,
Je ne pense pas qu'Eleusis même pyisse être plus beau que la grosse turquoise chaude et crémeuse où je suis, et qu'entoure une verdure heureuse et visitée par les abeilles, qui fait penser à l'enfance du monde, tandis qu'une vieille cloche d'église remue tout le sentimental en suspens. Seulement, dans cet endroit divin, l'âme est plus rêveuse que chez les héros d'Athènes. Et c'est à la fois doux et embêtant ! Je vois les terrains, tous séduisants par l'absence de nos plus ennuyeux contemporains, et crépitants de soleil et de papillons. Vous savez, du reste, avec quel tendre dévouement je pense à vous.
Anna
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Source :
http://www.singer-polignac.org/lettres/auteur?task=editCorrespondance&uid=152
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080. "La course dans l'azur"

Lever de soleil sur le lac léman, au large de Nyon (source inconnue)

A mon enfant.

Mon fils, tenez-vous à ma robe,
Soyez ardent et diligent ;
Déjà le matin luit, le globe
Est beau comme un lingot d'argent !

C'est de désir que ma main tremble,
Venez avec moi dans le vent :
Nous aurons quatre ailes ensemble,
Nous boirons le soleil levant.

Nous aurons l'air d'aller en guerre
Pour le bonheur, pour le plaisir,
Pour conquérir toute la terre
Et son ciel qu'on ne peut saisir.

Qu'importe votre frêle mine,
Et mes pas souvent hésitants,
Si les brises de Salamine
Gonflent nos vêtements flottants !

Je serai la Victoire blanche
Tendue au vent d-un coteau grec :
Le vent nous irrite et nous penche,
Mais on marche plus vite avec.

Retenez-vous à mon écharpe,
Vous êtes mon fils : il faut bien
Que vos cheveux, comme une harpe,
Jettent un chant éolien !

Vous avez dormi dans mon âme :
Il faut que votre être vermeil
S'élance, se meuve, se pâme ;
Combattez avec le soleil !

L'air frappera votre visage;
Avancez, joyeux, furieux,
L’important n'est pas d'être sage,
C'est d'aller au-devant des Dieux.

Comme on voit, sur un vase étrusque,
La danseuse et le faune enfant,
Nous poserons, d'un geste brusque,
Sur le monde un pied triomphant.

Je ne sais pas où je vous mène;
Je vous mène où sont les héros
C’est un vaste et chantant domaine,
Le plus terrible et le plus haut.

Que votre main sur votre bouche
Presse tout ce qui brûle et luit ;
L'univers me semblait farouche,
Je fus amoureuse de lui !

Que m’importe votre doux âge !
On est fort avant d'être grand ;
Je suis née avec mon courage,
Soyez un petit aigle errant.

Ah ! que pendant toute ma vie
Je puisse voir à mes côtés
Lutter votre âme ivre, ravie,
Vos bras, vos genoux exaltés !

Et, le jour où je serai morte,
Vous direz à ceux qui croiront
Que j'ai poussé la sombre porte
Qui mène à l'empire âpre et rond :

« Je l'ai laissée au bord du monde,
Où l'espace est si bleu, si pur.
Elle semblait vive et profonde
Et voulait caresser l'azur,

Je n'ai pas eu le temps de dire
« Que faites-vous ?... » Le front vermeil,
Je l'ai vue errer et sourire
Et s'enfoncer dans le soleil »