08/02/2010

016. Dédicace du roman "Le couple nu"


Dédicace du roman " Le couple Nu" d'Adrien Le Corbeau
A la comtesse de Noailles, le 15 avril 1931

Madame, chère et grande amie,
Un soir, chez notre cher Jean Rostand, à Ville d'Avray, je vous ai dit la joie que j'aurais à vous dédier ce livre. D'abord parce que vous incarnez à mes yeux la plus haute expression du génie poétique féminin qui fût, et ensuite, parce que nul, connaissant vos poèmes - et qui les ignore - ne saurait entreprendre d'écrire sur l'amour, sans rêver à ces vers immortels de vous qui le résument avec tant de noblesse et de vérité :
Je songe ce matin dans la tiède atmosphère,
Aux sanglots, aux baisers, à tout ce qui libère
Le grand gémissement du rêve dans la chair
Vous m'aviez fait l'honneur de souhaiter connaître une partie de mon ouvrage, alors qu'il était encore en manuscrit. Le voici prêt, maintenant. Je vous le dédie avec respect et ferveur. Voulez-vous de lui ?
Veuillez surtout, chère et grande amie, voir toujours en moi le plus humble, mais aussi, le plus sincère admirateur de votre génie. Adrien le Corbeau

La réponse de la Comtesse de Noailles
A Monsieur Adrien Le Corbeau, le 23 avril 1931

Cher ami,
Je n'avais par le plaisir de vous connaître et ignorais votre amitié pour mes livres, lorsque, achevant de lire un volume intitulé « Le Gigantesque » - et lire un récit jusqu'au bout, quel témoignage de l'esclavage heureux auquel il nous réduit ! - je demandai à M. Jean Rostand, selon ma formule quand je l'interroge :
"Vous, qui savez tout, pouvez-vous me parler de l'auteur de ce roman, dont un arbre est le héros unique et suffisant ?". Jean Rostand, toujours parfaitement précis, me décrivit votre jeune carrière [...] En terminant il me demanda si j’étais libre le soir même, à l'heure du dîner, car vous deviez vous joindre à quelques amis réunis chez lui. J'acceptai avec joie de me trouver dans un groupe familier où je rencontrerais l'écrivain dont le talent m'avait intriguée et ravie.
Ce soir-là, j'eus beaucoup de difficulté à parler avec vous, cher ami, tant votre générosité d'esprit, s'élançant au-devant de mes propos, leur faisait obstacle par ses louanges et sa sympathie. Notre conversation mêlée, devint une autre fois plus distincte. Nous avions des admirations, des dévotions communes : les noms de Shakespeare, de Pascal, les thèmes éternels de l'amour et de la mort, nous permettaient d'élever notre voix ensemble, et, puis, de nous arrêter l'un ou l'autre pour faire place aux modulations personnelles. C'est ainsi que nous ressentîmes cette confiance dans notre mutuel jugement, qui est la base solide de l'estime spirituelle.
Vous me faites, cher ami, le précieux cadeau de me dédier votre nouveau livre. Je n'eusse pas choisi le litre qui vous a plu, bien qu'il puisse faire songer aux rêveries des Bois sacrés, de Puvis de Chavannes. Il est vrai que je ne connais de ce livre qu'un certain nombre de pages, composées avec ferveur et un scrupuleux respect du noble métier d'écrivain. Tandis que vous me les lisiez, chez moi, d'une voix de poète qui déclame une ode, je voyais se colorer devant mes yeux, des fresque où s'immobilisaient successivement les images que suscitent les passions de l'amour.
M’en avez-vous laissé ignorer qui soient trop franches, trop hardies ou trop brutales ? Je vais le savoir avec le lecteur. Je me souviens seulement d'avoir entendu un hymne à la beauté, au plaisir, à l'amour. Vous avez dénoncé les ruses du distrait univers qui donne des ordres à tout ce qui vit et puis abandonne l’être animé, renonce à le guider et à le secourir. Cette ardeur fière et triste que votre lecture me confia, ne forme sans doute qu'une partie de votre livre ; aussi est-il temps que je prête la parole à l'auteur lui-même, peintre pensif et sensible, que la musique des mots sert avec autant d'ampleur que de justesse. Comtesse de Noailles

015. Lettre à Maurice Barrès.

Paris, mercredi 1 août 1906.
Non, mon ami, vous n'avez plus raison, et par ma tristesse qui va jusqu'au malaise, (car vous savez que je n'ai de santé ou de maladie que selon l'état de mon cœur) je vous rends toute l'amitié dont vous me comblez, je suis pareille à vous, et d'esprit plus languissant, plus accablé. Avec quelle reconnaissance je reçois vos lettres, mon ami, comme elles ennoblissent mes journées et la misère, la chétivité, de mon cœur séparé de vous. Seule, que je suis peu de chose, depuis que je vous ai connu, car avant cela j'avais dans la solitude une sorte de bondissement, de triomphe.
Je vais vous envoyer, l'ayant prise à ma mère, une photographie de moi à 8 ans, du temps de la lettre à Constantin et vous verrez quelle assurance, quel haut regard absurde et touchant, quel petit et gros orgueil, je tiens la corde à sauter comme un arc !
Nous devons partir cette semaine pour la Suisse, je renonce à la folie d'Orange, à cette fête avec les comédiens ; la minute où je vous aurais vu à Lyon eût été un point de déchirement, je m'en vais vers le 6, le 7, directement là-haut, au-dessus de Territet, de Chillon; plus qu'aux fantômes de Byron et de Michelet, je m'attacherai à la silhouette du touchant hôtel où, morte de chaleur, neurasthénique par les vapeurs d'un thé bouillant avalé chez les Ferry-Sonniau, j'allai me reposer un instant, si nerveuse, tandis que vous, très bon, très compatissant, attendiez avec Philippe dans le jardin de l'hôtel. Je retrouverai toutes les teintes de ces heures passées sur le lac, sur les coteaux, à cette même époque si chaude des premiers soirs de septembre.
J'emporterai là-bas, - avec des livres de vous, bien entendu, ce sont les accords de départ et d'appui de mes propres chants, - j'emporterai ce volume que vous m'avez offert sans me voir, et où Sainte-Beuve décrit avec transport les nuits sur le lac Léman.
Ce sont des vers sensibles, et démodés, mais que vous aimeriez pour leur élan, leur douce emphase et leur maladresse. Le jeune et habile Bonnard se refuserait de tels soupirs mal ingénieux, de si simples vers, mais ils sont modelés sur le cœur et sur la physionomie d'un pathétique visage, et bons pour nous.
Au revoir, mon ami, partout présent, et que j'entends si bien.
Anna de Noailles