20/09/2012

517. La poésie de Madame de Noailles


Conférence prononcée le 10 Novembre 1913 par Jean Labusquière (extraits)

Mesdames, Messieurs,

[...] Un jour, en rangeant ma bibliothèque, j'aperçus à côté d'un livre de poésie, une brochure traitant de la renaissance physique, égarée là par je ne sais quel hasard. La plus banale association d'idées s'étant opérée en mon esprit, je me mis à penser à une renaissance poétique. Or, je le découvris avec un plaisir étonné, ce n'étaient point là de vains mots ; nous assistions vraiment à un effort de régénérescence sentimentale.
En même temps, des vers me revinrent à la mémoire, qui justifiaient une telle opinion ; puis d'autres vers, et d'autres vers encore. Et je m'aperçus que tous ces vers, affirmateurs d'un plus vaste élan, appartenaient aux pages différentes d'un même auteur. Cet auteur était une femme; cette femme était la Comtesse Mathieu de Noailles.
Je décidai de vous parler d'elle. Je le ferai le plus brièvement et le plus simplement possible. N'ayant aucune prétention à critiquer, je ne tenterai pas autre chose que le bonheur d'être, à travers une œuvre admirable, un guide que sa conviction et son enthousiasme différencieront seuls du conducteur vulgaire. Madame de Noailles est l'auteur de trois romans diversement appréciés ; mais […] la véritable œuvre de Madame de Noailles est, incontestablement, son œuvre poétique. Mon temps étant limité, je me bornerai à vous conduire à travers ses quatre volumes de vers, par ordre chronologique : "Le Cœur Innombrable", "L'Ombre des Jours", "Les Éblouissements", "Les Vivants et les Morts".
[…] Mais, avant d'étudier l'œuvre, parlons un peu de son auteur. La Comtesse de Noailles fut très favorisée par l'existence. Elle appartenait à une famille célèbre et fortunée. Elle n'eut pas besoin, pour se faire une place dans le monde littéraire, d'y remplir d'abord les pénibles et navrantes fonctions réunies sous diverses étiquettes hypocrites. Dès que parut son premier livre, elle connut tout de suite sinon la gloire, du moins la discussion, et la discussion est le commencement de la gloire. Elle fut louée, ce qui l'encouragea, car ces louanges lui étaient souvent décernées par des maîtres distingués; elle fut critiquée, ce qui présageait son importance ; elle fut raillée, ce qui est flatteur; elle fut niée, ce qui est la façon la plus bruyante d'être reconnue. Aujourd'hui, jeune encore, elle est un des premiers poètes de notre temps ; pour moi : elle est le génie de notre poésie contemporaine. Enfin, elle a tout ce qu'il faut pour être antipathique à ses confrères et détestée par nombre d'amies. Car, ces avantages de fortune, de jeunesse, de gloire mondaine, ont été ses plus grands adversaires. Ils lui firent le plus grand tort. Certes elle ne se soumit guère à leurs flatteries néfastes, elle aima peu trôner en les salons tango-littéraires où des dames très nobles et très mûres minaudent des romances fades, mais ils lui attirèrent la haine des envieux et des imbéciles : ceux qui la jalousaient, ceux qui croient le talent plus aisé aux gens riches. Il y en a beaucoup, malheureusement. Elle en souffrit un moment ; puis elle leur pardonna, parce qu'elle les méprisait.
L'enfance de Madame de Noailles se passa à Paris et dans la Haute-Savoie, sur les bords du Lac de Genève. Dans ce merveilleux paysage, alliant à la tendre clarté française la molle volupté de l'Italie, son intelligence et sa sensibilité, les brillants dons héréditaires dont elle allait mûrir la richesse, se développèrent harmonieusement.
[…] Lisons ce passage d'une étude remarquable que M. René Gillouin écrivit sur Madame de "Noailles : "L'autre amour de Madame de Noailles enfant, ce fut la musique, l'Art-Femme, synthèse obscure de tout idéalisme et de toute sensualité. Des années, comme dans les jardins, elle a vécu dans la musique, sans savoir que c'était son plaisir, sa douleur, sa plénitude. Cœur puéril et passionné que le désespoir solitaire, tendu, sublime de Beethoven, l'ardeur molle et brisée de Chopin, ses sonates, la nostalgie fiévreuse, la mortelle irritation de Wagner, contractaient jusqu'à l'oppression, exaltaient jusqu'au délire"..
Comme nous voyons bien cette enfant précocement troublée, mélancolique, et intellectuellement sensuelle, si l'on peut s'exprimer ainsi, subissant douloureusement l'étreinte insaisissable de la musique. Comme nous la devinons, frémissant d'un voluptueux malaise à l'audition d'un chant wagnérien; comme nous la comprenons, pressentant déjà l'amour et la beauté, et leur néant éperdu, à travers la passion mystique de Lohengrin, le chœur des pèlerins de Tannhäuser, un sanglot du douloureux Chopin dont les "Nocturnes ont l'air d'être joués par les doigts des mortes... N'est-ce pas elle, n'est-ce pas son émoi, qu'elle revit dans ces lignes écrites plus tard, à propos d'une héroïne d'un de ses romans : "Ah! la musique, la musique ! L'homme et la femme si misérables, l'amour si impossible, tout si triste et si bas autour d'eux, et la musique qui leur fait en rêve ces corps de lumière, ces bouches de larmes et de suavité, ces regards plus déchiffrés et plus adhérents que les mains autour des cous renversés...
[…] Que vous dirai-je de plus sur son enfance? Elle voyagea. Elle connut la beauté des livres de Racine, de Hugo, de Musset et de Loti, qui furent ses maîtres. Un peu plus tard, elle admira Anatole France, et la poésie grecque. La philosophie de Taine lui fit une profonde impression. [..] Sa vocation se manifesta dès son plus jeune âge. Mistral fut sa première idole vivante ; elle avait alors dix ans. Arrivons au premier livre de Madame de Noailles, ce Cœur Innombrable dont le titre généreusement humain pourrait être celui de toute son œuvre. « Le Cœur Innombrable » parut il y a douze ans seulement. Madame de Noailles ne le publia qu'après son mariage ; mais depuis longtemps, il était achevé.
Ah ! quelle joie, quel véritable sentiment de santé', quelle espérance d'une renaissance sensible et d'une ardeur perdue. Ce premier volume de Madame de Noailles lui assure l'immortalité. Malgré des maîtres comme Henri de Régnier, malgré quelques très grands artistes, notre poésie souffrait d'une indéniable décadence dont s'irritait nerveusement le lyrisme incomplet et chaleureusement exaspéré d'Edmond Rostand. Comprenant mal le grand Mallarmé, représentant à lui seul toute une école à qui nous devions rendre hommage, mais qu'il ne fallait pas imiter, la jeunesse contemporaine s'amusait à de perverses incompréhensibilités, à des licences sans beauté, à des obscurités faciles, à de fastidieuses étrangetés. Certes, parmi ceux-là, il en était de brillamment doués et dont le talent original s'affirme aujourd'hui. Mais le mal de notre poésie était d'être une poésie de jeunes, sans jeunesse. L'amour, l'orgueil, le désespoir, la mélancolie, toutes les colonnes du Romantisme — c'est-à-dire de la poésie — étaient analysés — oh ! crime de Barrés ! — analysés, et non sentis, et non proclamés par des voix humaines; mais fatigués, usés, dégénérés. Une jeune femme est venue, qui versa du soleil sur un esthétisme obscur; une jeune femme est venue, élevant en elle, et l'exaltant, la joie de vivre, l'orgueil de contempler, la fierté de l'abandon, les dons odorants de la terre, les plaisirs du monde, tous les plaisirs du monde : espoirs, parfums, douleurs, renoncements, couleurs, musiques éternelles. Une jeune femme est venue, qui semblait apparaître à la porte d'un grand jardin
[…] Oui, c'est la porte d'un jardin ivre de la lumière divine, que nous ouvre la poétesse ardente du Cœur Innombrable. Nous pressentons déjà en elle cet universel amour, dédaigneux des statues conventionnelles, étendant sa ferveur féconde à tout ce dont palpite la Nature. Cette générosité de sentiments, cette impartialité d'enthousiasme, l'extase de ce lyrisme acharné à tout sanctifier, lui ont valu bien des railleries. Pour avoir célébré d'autres fleurs que les roses et les lis, pour avoir loué d'autres fruits que les pommes d'or du jardin des Hespérides, pour n'avoir pas chanté que le dessert, pour avoir goûté la saveur rude des légumes, pour avoir osé célébrer l'odeur fraîchement estivale des melons, pour s'être permis d'écrire le mot « poire » dans un livre de poésie, Madame de Noailles déchaîna la verve facile d'une critique stupide. On l'appela « la déesse potagère ». M. René Gillouin rapporte même un mot que fit à propos d'elle un confrère facétieux : « Si jamais une petite fille est née dans un chou, c'est bien Madame de Noailles. » C'était spirituel, d'ailleurs, mais injuste.
Ce qu'il fallait dire, ce qu'on n'a pas dit, parce qu'on aime mieux sourire, attitude plus facile et plus mondaine que penser, c'est que, pour la première fois, les fruits peints et factices des fresques esthétiques, s'étaient mis à vivre, à mûrir, à nous offrir leur parfum, leur goût suave et leur désaltérante fraîcheur.
[...] Le second volume de vers que Madame de Noailles publia un an plus tard, me paraît être un livre de transition. En effet, la même inspiration, la même douceur, le même élan, timide et spontané à la fois, animent le cœur de la poétesse. Elle chante encore les ciels légers de France, les jardins qu'on dirait suspendus dans le soir et, détail dont le sens obsède son âme nostalgique, le crépuscule odorant et calme troublé par l'appel déchirant d'un train qui passe […] Cette obsession me paraît être le symbole de son état d'âme. Cette idée de départ, jointe à un sentiment de force et de tendresse, ne peut-on l'appeler désir ; et n'est-ce pas, même, la définition du désir?
[...] Nous sentons que le prochain livre de Madame de Noailles sera le livre de l'Amour. Celui-ci est le livre du Désir. Je mentionnerai seulement un poème, intitulé « Jeunesse » ; il est un des plus humainement beaux. Il exprime ce sentiment éternel : la jeune femme qui prévoit l'amour, en même temps prévoit déjà la mort. Elle vient d'acquérir la connaissance des joies physiques que connaîtra son corps, et qu'il est beau de goûter ; elle prévoit en même temps la déchéance prochaine. Tant qu'elle vivait insouciante d'elle-même, parmi les forces de la nature, elle en acceptait allègrement le cours ; maintenant, elle sait la somme de joies et d’angoisse. Éblouie, magnifiquement éblouie, elle le fut, en effet ! Mais, peu à peu, ses yeux et son coeur se sont accoutumés à la lumière; lorsqu'elle eut regardé le soleil sans que son éclat pût encore l'aveugler, lorsqu'elle eut goûté tous les parfums dont la force, jadis, la laissait défaillante, alors elle laissa ses regards descendre vers la terre, elle inclina son front orgueilleux... Comme elle fut douloureusement surprise! Des feuilles mortes jonchaient la terre, la terre qu'elle n'avait jamais regardée, parce qu'elle n'était jamais descendue jusqu'au fond d'elle-même. Elle se souvint, elle se souvint avec honte et tristesse, qu'un jour elle avait écrit : "On est plus près des dieux, de l'espace et du temps, Lorsqu'on marche en dansant et la tète levée"
[…] Elle parcourut le monde : elle vint s'asseoir a Palerme, sous les ombrages du jardin Tasca; elle médita sur les colonnes brisées du forum romain; elle connut la Grèce; elle écrivit auprès des ruines des mots ardents comme des fleurs; elle frissonna, aux bords sanglants de l'Adige, près de la maison des Capulet ; elle entendit les cloches de Venise; elle visita l'Allemagne lourde et musicale ; elle eut froid dans les brouillards de Londres. . . Enchantement des nuits de Baden, puis, séjour au pays de Rousseau, enfin retour au Léman.
[…] Les Vivants et les Morts, la vie propagée, non par la mort, mais par la vie, car la vie seule est infinie! Le dernier livre de Madame de Noailles, et sans doute elle en écrira d'autres, est le plus beau de ses livres. Nous y retrouvons toutes ses qualités, mais il s'y ajoute une véritable pensée. Il nous plaira moins, il disparaîtra peut-être... mais celui-là fut près de la perfection. Je n'insisterai pas sur la philosophie qui s'en dégage: car ce n'est pas une philosophie, mais la philosophie éternelle
[...] Mesdames et Messieurs, je vous avais annoncé un exposé. Parfois, malgré cette promesse, j'ai quitté la place du guide et suis monté sur la chaire du sermonneur. Mon excuse, si je mérite le pardon, est d'avoir eu pour bible une œuvre admirable. Madame de Noailles dépassera le souvenir des poètes et vivra dans la mémoire des hommes. J'associerai, empiétant sur l'avenir, le nom de cette poétesse au nom d'une autre poétesse dont le nom nous émeut toujours ; je veux parler de Madame Desbordes-Valmore. Comme elle, Madame de Noailles nous porta sa ceinture de roses, et sa ceinture s'est dénouée pour nous, parce que les roses étaient trop lourdes; nous en respirerons plus tard en ses livres, l'odorant- souvenir. Les femmes sauront aimer celle qui chanta leur espérance et magnifia leur volupté. Nous voudrons oublier la prêtresse qui pleure d'avoir été femme et s'agenouille au bord des tombeaux ; car il est nécessaire de conquérir soi-même l'expérience de la vie, le désespoir et la pensée. Nous conserverons d'elle la première image : la jeune fille qui tressaille et craint d'être humaine, en sentant, par un crépuscule défaillant, défaillir son coeur trop lourd, s'éparpiller au vent du soir les pétales de son âme innombrable. Les lèvres diront éternellement les mêmes mots d'amour ; elles murmureront ses vers impérissables. Tant que des jeunes gens souffriront de la langueur inexplicable des crépuscules, tant que, pour la joie douloureuse de communier leurs tristesses, ils chercheront à se joindre, son nom charmera leur émoi. Jean. Labusquière


The Library University of Ottawa
Référence : CE PC 2627 - 017268 1914
COO LABUSQUIERE - ACC# 1238593