29/10/2010

130. Anna de Noailles et le jardin. 1


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Le texte qui suit, publié en trois parties (messages 130, 129, 128) est extrait d'une thèse de Doctorat soutenu en 1989 à l'Université de Metz par Vassiliki LALAGIANNI : "Anna de Noailles et le monde sensible. Quelques aspects de son univers imaginaire".
Directeur de thèse : Monsieur le professeur Michel Baude
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1. Le jardin est le lieu de prédilection qui exerce sur le poète une étrange fascination. Miniature de la Nature mais d’une nature domptée où le sauvage est persécuté, le jardin est une terre pacifiée qui offre des images d’ordre et de calme. Le jardin constitue pour Noailles un lieu vivement recherché, et, pour reprendre l'expression bachelardienne, un "espace louangé". C'est dans le jardin que le poète subit l’envoûtement des éléments, car le jardin est le lieu privilégié de l’épiphanie cosmique. C’est dans le jardin qu’une intimité profonde s’établit entre l’univers et le poète qui devient extrêmement réceptif au monde environnant; perméable, transparent à tout ce qui l’entoure.

Dans cet espace élémentaire, les fleurs et les plantes ont de puissants attraits. Par cet amour des plantes, notre poète connaît un contact plus étroit avec la terre. Ainsi le "suave jardin" de la villa des Chevaliers de Malte, est "une coupe emplie de fleurs, un sérail de fleurs qui s’affaissent, tombent l’une sur l’autre comme des danseuses fatiguées".
La terre féconde du jardin, " espace peinturé d’odeurs et capitonné de verdure", est une "ardente et joyeuse bacchante" dont "la jeunesse adorante et chaude" répond à l’exigence extrême des sens. Les descriptions que le poète fait de ces lieux, font surtout appel aux sens.
Un rêve végétal – « l’amère exhalaison du végétal amour » - domine dans l’imagination de notre poète; ce rêve pousse Anna vers les extrémités quand elle veut « mourir pour être encore plus proche de la terre ».
Elle éprouve l’envie de s’assimiler à cette terre fertile dont les entrailles, fécondées par la pluie, délivrent de "fines essences souterraines" et de "mols arômes vanillés" et dont "l'herbe a des parfums émouvants comme un cri". Pot plein d’encens, le jardin est le royaume de l’odorat :

Le parfum des œillets, du benjoin et des lis
Fait autour des jardins de flottantes tonnelles

Pendant les "languides soirs qui font monter du sol des soupirs de parfums, Anna subit l’envoûtement des éléments. Les bras ouverts, Anna reçoit la lumière du soleil quand celui-ci noie l’univers avec son feu céleste et quand « le comble jardin, comme un vase éclaté, gît en mille morceaux de feu »
Les jardins noailliens sont "des jardins sans pluie, sans ombre et sans vapeur "constate Léon Blum, "où brûlent confusément l’ardeur du Soleil, l’ardeur du désir, l’ardeur de la jeunesse; ce sont les mêmes appels, les mêmes émois, les mêmes extases courtes et élémentaires qui ne s’épuisent, ni ne se satisfont. On lit parmi les poèmes de Noailles :

Un jardin fait plus mal encore que la musique
Lorsque le beau matin réduit l’ardeur physique
Mais rien ne peut nous consoler, les nuits
Où le coeur veut tout ce qu’il imagine
Vous m'avez fait bien des divins ennuis,
Petit jardin avec des mandarines

129. Anna de Noailles et le jardin. 2


2. Dans l’atmosphère idyllique du jardin, la rêverie ne quitte jamais le domaine de la sensation: le poète est relié à la nature par tous ses sens, véritablement subjugué par la magie du lieu; la présence des végétaux et les odeurs qu’ils exhalent contribuent à créer en lui une impression de paradis. Dans "Le Livre de ma Vie", Anna se réfère maintes fois aux moments de son enfance qu’elle passait dans le paisible jardin du chalet d'Amphion, "dans une atmosphère de paradis où des pétunias vanillées et des hortensias roses, aux floraisons profuses, offraient le spectacle de la jeunesse du monde inclinée sur la transparence de l’eau »

L’enfant, de par sa nature, est plus apte que l’adulte à reconstituer l’harmonie du premier jardin et à y vivre. C’est un peu ce que disait C. G. Jung : "Les animaux eux, sont vraiment eux-mêmes. L’animal et la plante sont pour moi les symboles mêmes de l’être pieux. Nous avons tout lieu de nous inspirer de leur exemple; ils vivent la totalité de leur être comme l’enfant vit la sienne."
Cette exaltation ressentie dans l’intimité de la nature traduit une "nostalgie adamique", un retour au bonheur originel. L’atmosphère du jardin, composée de couleurs, d’odeurs, de chants d’oiseaux, rappelle celle du premier jardin. Et c'est bien le mot "paradi" qui revient le plus souvent lors de l’évocation de ces jardins. En outre, le jardin manifeste d’une part les liens qui s’établissent entre la nature et l’homme et, d’autre part, le pouvoir que celui-ci exerce sur le cosmos. De ce fait, le jardin devient un lieu de réconciliation où la terre perd son exubérance, son caractère sauvage et indompté: le jardin représente les préoccupations secrètes de l’homme. Nature rendue plus humaine par le labeur de l’homme, le jardin est un espace où le bonheur devient possible. A bien des égards, il évoque le paradis.
"Petite fille, j’ai, certes, goûté des moments de paradis à Amphion dans l’allée des platanes étendant sur le lac une voûte de vertes feuilles; […] je respirais avec prédilection le parfum de vanille qu’exhalent ces fleurs exiguës, grésillant et se réduisant au soleil, comme un charbon violet. Oui, ce fut là le paradis […]. Enfant installée dans le jardin d’avant Adam et Eve, je savais bien, innocemment, qu’il se révélerait à moi, le couple énigmatique pour qui l'univers semble créé ... ». Dans les Forces Eternelles on lit : « Les jardins ont tout engourdis, la fixité du paradis »
L’évocation si souvent reprise du beau jardin dont le charme et le bonheur que sa vue inspire rappellent le premier jardin, nous a contrainte à nous interroger sur le sens du Paradis perdu. On se demande si cette jouissance du monde à travers l’évocation de ces terres fécondes et de ces jardins qui enchantent l’âme, n’est pas l’expression de la nostalgie d’un âge d’or, quand l’être humain vivait en harmonie avec le monde élémentaire, l’enfance.

128. Anna de Noailles et le jardin. 3


3. L’image du jardin implique celle de l’enfance, temps d’une véritable harmonie cosmique. La nostalgie de cette harmonie primitive pousse Noailles à rechercher le jardin perdu. C’est pourquoi il lui arrive dans un moment de désarroi, d’évoquer ces beaux jardins qui le font se tourner vers son enfance."Un matin de mai, sous une mince pluie tiède, pleine de grâce, et qui semble dans la nature un épanchement de plus, j’erre au jardin de mon enfance: L’atmosphère liquide crée une solitude sans rumeurs. Je suis captive avec mes arbres, mon rivage, le chalet qu’habitaient mes parents, sous un vaste et léger globe de verre".

Retirez-moi du coeur, tous mes jardins d’enfance
Tout ce qui coule encor de trop tendre en mon sang !
Maintenant que ma vie à sa langueur consent,
Je crains, ô souvenir, votre suave offense.
Jardin de mon enfance, il n’y a pas de sang
Parmi l’éclosion de vos plantes naïves.

Le jardin suggère le retour vers l’enfance par son espace clos et protégé qui offre la sécurité du cercle familial. Les jardins noailliens sont toujours des espaces clos, incluant implicitement une forme d’apparence circulaire. Or, Gilbert Durant signale que l’espace courbe, fermé et régulier", serait par excellence signe de "douceur, de paix, de sécurité". Le jardin attire le poète par son aspect calme et tranquillisant Ces lieux évoquent, donc, l’intimité heureuse qui n’est pas sans rappeler l’image du paradis perdu.

Jardins secrets où tout est heureux
0 jardins assoupis, pelouses caressées,
Calme, calme profond !

L’enfance est caractérisée par un besoin profond de sécurité. Le bonheur consiste à se sentir enclos dans un refuge, à l’abri dans un lieu étroit et dissimulé aux regards, protégé contre les agressions du monde, contre l’inconnu. Un jardin clos est un espace de bonheur protégé où le poète connaît des moments extraordinaires de solitude en sécurité. Le jardin est le lieu de l’isolement où l’on passe des heures de solitude heureuse, où l’on évoque d-anciens souvenirs dans la paix de son espace clos. Ce besoin de sécurité se traduit chez notre poète par un culte des refuges. La maison illustre l’image d’un lieu qui abrite et protège contre les agressions du monde extérieur.

Vassiliki LALAGIANNI