13/11/2012

522.1. Etranger qui viendras ....




















LES FORCES ÉTERNELLES
J'ai voulu dire tout à qui m'entend (Eschyle)


 



















II. AME DES PAYSAGES
Qu'il le souvienne aussi d'embaumer l'air, (Virgile)
Il est dangereux de rêver, Desdémona ! (Shakespeare)

Etranger qui viendras, lorsque je serai morte,
Contempler mon lac genevois,
Laisse que ma ferveur dès à présent t'exhorte
A bien aimer ce que je vois.

Au bout d'un blanc chemin bordé par des prairies
S'ouvre mon jardin odorant ;
Descends parmi les fleurs, visite, je te prie,
Le beau chalet de mes parents.

C'est là, dans le salon que de fraîches cretonnes
Rendent clair et gai comme l'eau,
Que j'écoutais le soir, auprès d'un feu d'automne.
Ma mère jouer du piano.

Cette noble musique, en grande véhémence,
Tout le long de ma vie m'aida.
Donne-lui des regrets, puis goûte le silence
De la rêveuse véranda.

Tu verras, elle semble une barque amarrée
Entre la demeure et le lac.
Je gisais là, enfant par l'azur pressurée,
Comme au creux d'un dormant hamac.

Un divan turc, chargé de coussins lourds et rêches,
Me portait, et m'offrait aux cieux.
L'infini se prenait, miraculeuse pêche,
Dans la résille de mes yeux.

Et puis, quand la rosée, éparse et ronde, perle
Ainsi qu'un cristallin semis,
Parcours le vieux balcon où, comme un jeune merle
Je marchais, volant à demi !

Tâche de voir aussi, bien qu'elle soit changée
De mobilier et de couleur,
La chambre où, me sentant par la nuit protégée,
Je dormais auprès de ma sœur.

C'est dans cette attentive et studieuse chambre,
Où les anges m'ont tout appris,
Qu'éperdue, implorant le ciel de tous mes membres,
J'eus si grand peur d'une souris !

C'est là que j'ai connu, en ouvrant mes fenêtres
Sur les orchestres du matin,
L'ivresse turbulente et monastique d'être
Sûre d'un illustre destin.

C'est là que j'ai senti les rafales d'automne
M'entrouvrir le cœur à grands coups
Pour y faire tenir ce qui souffre et frissonne :
C'est là que j'eus pitié de tout !

Jamais aucun humain n'a senti des murailles
Contraindre un cœur plus enflammé.
Songe à cela, Passant, et que ta tendresse aille
A l'enfant qui a tant aimé !

Tout me semblait amour, angélique promesse,
Charité qui franchit la mort.
On persévère en soi bien longtemps : peut-être est-ce
Ma façon de survivre encor !

Maintenant, redescends, et vois sur le rivage
Une jetée en blanc granit :
Il n'est pas un plus pur, un plus doux paysage,
Un plus familier infini !

Laisse que ton regard dans les flots se délecte
Parmi les fins poissons heureux.
De là, on voit, le soir, comme d'ardents insectes,
S'allumer Lausanne et Montreux.

Vevey, Clarens, Montreux, Lausanne, douces villes
Pour moi gisement des étés.
C'est votre molle emphase, éblouie et tranquille,
Qui m'a montré la volupté.

J'allais, étant enfant, dans vos pâtisseries.
Tout semblait clair et remuant.
Je sentais scintiller, parmi les verreries,
La connivence des amants.

Je le devinais bien, que l'enfance humble et sage.
Et son effort continuel,
Ne sont qu'un frêle essai de l'immense tissage
Que fait le destin sensuel.

Oui, je le savais bien que tout s'orne et s'empresse
Pour établir votre seul jeu,
Amour, unique loi, déroutante sagesse,
Équilibre vertigineux !

Plus tard, dans mon jardin, à l'ombre des platanes.
Quand le soir retient des sanglots,
Et quand sur l'eau s'épand la paix mahométane
Des pays tendres, bleus et chauds,

J'ai longtemps écouté une voix chaleureuse,
Triste comme le son du cor.
Quand on me descendra dans la tombe terreuse
J'entendrai cette voix encor.

Je t'en ai dit assez, voyageur qui promènes
Tes yeux parmi ce vif séjour.
Pourtant, pose un regard, crois-moi, prends cette peine,
Sur la défunte basse-cour.

Elle n'est plus qu'un lieu désert et nostalgique,
Mais elle était belle autrefois :
Dans cet enclos, ainsi qu'en des livres bouddhiques,
Les animaux étaient des rois.

Ah ! je me souviens bien des bondissants effluves
De ce doux monde familier :
Odeur de plumes, d'eau, de fourrures, d'étuve,
De poussins tièdes et mouillés !

A présent, quitte-moi. Étranger, je m'incline :
Tu ne peux pas toujours surseoir.
Sans doute tu t'en vas à la ville voisine
Pour prendre ton repas du soir.

Pousse la porte en bois du couvent des Clarisses,
C'est un balsamique relais,
La chapelle se baigne aux liquides délices
De vitraux bleus et violets.

Peut-être a-t-on mis là, comme je le souhaite,
Mon cœur qui doit tout à ces lieux,
A ces rives, ces prés, ces azurs qui m'ont faite
Une humaine pareille aux dieux !

S'il ne repose pas dans la blanche chapelle,
Il est sur le coteau charmant
Qu'ombragent les noyers penchants de Neuvecelle,
Demain montes-y lentement.

Une église vit là, jaune comme du cuivre,
Avec un château dépendant.
Montalembert, dit-on, écrivit là ses livres
Traitant des moines d'Occident.

C'est là que dort mon cœur, vaste témoin du monde,
Que tout blessait, à qui tout plut.
Les astres cesseront un jour leur noble ronde,
Tout siècle sera révolu,
Puisque, malgré la force et le feu qui l'inondent,
Ce cœur infini ne bat plus !

Les Forces Eternelles
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Remarque.
- On ne cite généralement que les premiers vers de ce poème.
- Ils sont notamment gravés sur la colonne du monument votif dessiné par Emilio Torry, construit en bordure de la propriété Bassaraba où vécut Anna de Noailles, entre Evian et Amphion.
- Mes lecteurs trouveront ci-dessus le texte intégral du poème. Il est rarement publié.
















Les premiers vers du poème, gravés sur la stèle du monument votif
















Le contexte dans lequel a été écrit ce poème est exposé dans l'ouvrage de Claude Mignot Ogliastri, ouvrage cité dans ce blog à plusieurs reprises,  page 302 : "Du 19 août au 19 septembre 1916, Anna est à Evian et Amphion avec Anne-Jules et Mme Lobre : on visite et photographie Neuvecelle, Coppet, Ferney. Elle se retrempe dans la limpide Savoie, retrouve les bienheureuses illusions d’optique de son enfance (Les Forces Eternelles 145)
Le lac semble porté par les magnolias
Tant l'azur satiné se mélange à leurs branches ;
Et ce long flot soyeux tout uniment s'épanche
Dans les arbres charnus. Les oiseaux submergés
Se baignent dans les airs et paraissent nager.
Mais du .fait des partages familiaux, Amphion échoit à Constantin :
«Vous n'êtes plus à moi, jardin de mon enfance... » commence dans le manuscrit le poème (FE 197) sur sa maladie de 1895. Se plaçant selon son habitude dans la postérité, elle ébauche alors le très beau poème qui ouvrira la section II des Forces Eternelles, « Ame des Paysages » :
Etranger qui viendras, lorsque je serai morte,
Contempler mon lac genevois,
Laisse que ma ferveur dès à présent t'exhorte
A bien aimer ce que je vois.
Après cette invite, actuellement gravée sur le monument d'Amphion, le poète nous fait visiter villa, jardin, basse-cour, et les dernières de ces trente stances sont consacrées à la chapelle des Clarisses et à l'église de Neuvecelle, où elle souhaite qu'on dépose son coeur. Vœu irréalisable ! Au cimetière de Publier, qui l'accueillera, la stèle porte le premier vers de la strophe finale : "C'est là que dort mon coeur, vaste témoin du monde..."
« Etranger qui viendras» paraîtra le 01 mai 1917, dans la Revue de Paris, en tête de dix poèmes dont aucun n'est de guerre. Déjà, dans « Les Résurrections » (15 décembre 1916) elle glisse une pièce sur l'Automne (FE 161). Comme la guerre elle-même, le thème guerrier devient lassant, difficile à renouveler, et dans la « Revue des Deux Mondes » qui reparaît alors, Anna publiera cinquante poèmes entre 1917 et 1920, dont trois seulement de la section I du futur recueil « Les Forces Eternelles » intitulé « La Guerre ». Ce n'est qu'après l'armistice qu'elle donnera à la « Revue de Poésie », le 15 décembre 1918, quatre poèmes inspirés par les derniers événements.
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521. Les Forces Eternelles


















** A partir du message 552, jusqu'au message 617, je mets en ligne une très large sélection des poèmes du recueil "Les Forces Eternelles" dans lequel la Comtesse de Noailles évoque largement les rivages du lac Léman et cette partie du Chablais, qui va d'Evian à Thonon en passant par les coteaux de Neuvecelle où elle vécut durant son enfance et son adolescence.
** L'identification de la source des illustrations est possible en cliquant sur l'image correspondante. Elle n'apparait pas à l'écran sauf exception
** Le travail de mise en ligne a été réalisé à partir des ressource librement disponibles sur l'Internet et publiées par le site Internet Archives
** Le lecteur pourra également consulter Wikisource, la bibliothèque libre
**Ci-après je propose la table des poèmes publiés.
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Les Forces Eternelles

Table des poèmes publiés dans ce blog
Remarque : Un même message peut rassembler plusieurs poèmes

I. La GUERRE (non publié)

II. AME DES PAYSAGES

522. Étranger qui viendras
523. Le paysage est calme
524. Les biches
525. Le flot léger de l'air
526. La paix du soir
526. Matin d'été
527. Le cri des hirondelles
528. L'esprit parfois retourne
529. Une heure d'été
530. Jour de juin
531. Le ciel est d'un bleu
532. Matin de printemps
533. Eté, je ne peux pas...
534. Joviale odeur de la neige
535. Contentement
536. La naissance du printemps
537. Vers écrits en Alsace pour un jardin de Savoie
538. Ode à un coteau de Savoie
539. Salutation
539. Scintillement
540. Mélodie matinale
541. Poésie des soirs
542. Le ciel gris, ce matin
543. Charme d'un soir de mai
543. Azur
543. Vent d'été
544. Les nuits d'été
545. L'Automne
546. Automne, ton soleil
546. Pluie printanière
547. Matin de mai
548. Éveil d’une journée
549. L'orage
550. Matin frémissant
550. Midi
550. Le ciel mêlé du soir
551. Buée
551. Pour oublier la morne houle
551. La noble nuit est …
551. Éclosion
552. Pluie tiède
552. L'aube point faiblement
553. Quand le soleil
553. Calme soir
554. Accueil au soleil
554. Canicule
555. Le silence joyeux

III - POEMES DE L'ESPRIT

556. Dans l'adolescence
557. Une Grecque aux yeux allongés
558. Contemplation
559. La Grèce, ma terre maternelle
560. Nuit d'été, obscure
560. Tu n'as pu croire à rien
560. Pensée dans la nuit
561. Je croyais être
562. Les espaces infinis
563. Deux êtres luttent
563. Le printemps éternel
564. Espérance
564. Consolation
564. Plus je vis, ô mon Dieu
564. Se peut-il, univers
564. Interrogation
564. Le sommeil
565. Minuit
566. Certes, vous fîtes bien
566. Appel
566. Lassitude
567. Tout noble cœur
568. Le voyage
569. Renonciation
570. Les poètes romantiques
571. Méditation
572. Rêverie, le soir
573. Novembre
573. Toi seul es vrai
574. Il est des morts vivants
575. Je veux bien respirer
575. Tentation
575. Prière au destin
576. Une fière habitude
576. Offrande du batelier
577. Quoi ! Tu crains de mourir
578. Sagesse
578. Ferme tes nobles yeux
578. Mon esprit anxieux
579. Tu dis que tu consens
580. L'univers n'est pas
580. Que suis-je dans l'espace ?
580. Il pleut. Le ciel est noir
581. Étonnement
581. Mélodie
581. Chant d'Espagne
582. Promeneuse
582. A Jean Moréas
582. Ma sagesse déjà
583. O Mort, vous rendez tout

IV. — POEMES DE L'AMOUR

584. Epigramme votive
584. Attends encore un peu
585. Le chapelet d'ambre
585. Le plaisir
586. La douleur est pressée
587. Quand enfin votre esprit
587. Chant de Daphnis
587. Chant de Chloé
588. Ce ne sont pas les mots
588. Solitude
589. Ainsi, lorsque j’étais une enfant
589. Le silence
590. Le reproche
590. Le noble éther des nuits
591. Parques ! Nul coeur ne sait ...
592. Tranquillité
593. Tristesse de l'amour
594. Confession
594. Libération
595. Si nous vivions un jour
596. Toute heure signifie
597. Similitude
597. Non, l'univers n'est pas
598. C'est après les moments
598. Il n'est pas un instant
599. Lorsqu’un jour sonnera
600. Si le clair de lune
601. Paroles dans la nuit
602. La nuit
602. Ces pudeurs de l'esprit
602. Tu m'aimais moins.
603. Le chant du faune
604. Le chant de Praxô

605. Le conseil
606. Dans cette oppression
607. Je t’aime et je te hais
607. Ce regard est le tien
608. Repose-toi, tais-toi …
608. L'être ne recherche
609. L'adolescence
609. Mes yeux t'écoutent
609. Séparation
610. Lorsque je souffre encor
610. Continuité
611. Puisque nos sorts furtifs
611. Complainte
612. C'était la solitude
612. S'il est quelque autre chose au monde
613. Le passé
613. Ceux que la joie enivre
614. Prédestination
614. L'attrait
615. Nous avons attendu
615. Vous étiez rêveur
615. Quand l’automne argenté
616. La nature et le poète
617. Ceux qui ont accueilli
617. Détresse
618. L'amour ne laisse pas

520. Anna de Noailles et Charles Maurras



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Avertissement. Le site Maurras.net est hébergé en Amérique du Nord ou textes de Charles Maurras sont dans le domaine public. En France nul n'ignore que Maurras a publié des textes politiques largement contestés. Ceux qui sont publiés ici ne sont donnés qu’à titre de documentation littéraire dans le cadre d’un blog consacré à Anna de Noailles. Leur reproduction partielle, ne reflète aucunement l’opinion politique, religieuse ou philosophique des personnes qui s’expriment sur le site source et sur ce blog.
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Contemporaine de Maurras, dont elle est de huit ans la cadette, la comtesse Anna de Noailles connut de son vivant une grande célébrité. La postérité lui fut moins favorable. Elle aurait pu devenir une icône incon­tournable du féminisme, des droits de l’homme, ou de l’intégration des immigrés (elle était mi-Grecque, mi-Roumaine). D’autres qu’elles aujourd’hui occupent ces places. Certes, quelques rues, quelques collèges portent son nom, mais on aurait pu s’attendre à mieux. D’où vient cette relative désaffection ?
Cela ne résulte sans doute pas d’un réflexe de rejet de la haute aristocratie. Grande dame, certes, née princesse, la comtesse de Noailles fut surtout une figure de ce qu’on appelle de nos jours la « gauche caviar ». En 1924, on la surnomma même « l’égérie du Cartel ». Mais elle eut des admirateurs dans tous les milieux, et elle exerçait, dit-on, un rare pouvoir de fascination sur ses interlocuteurs.
Il n’y a sans doute pas d’autre explication que l’effacement du genre poétique dans nos sociétés, dont elle n’est pas, tant s’en faut, la seule victime. Elle a aussi écrit des romans ; mais sa renommée vient avant tout de la poésie, genre désormais oublié. Une Simone de Beauvoir a eu plus de chance.
Mais qui fut donc Anna de Noailles ?
Amie de Maurice Barrès, elle échangea avec lui une abondante correspondance. Ses rapports avec Charles Maurras furent beaucoup plus ténus, malgré la Grèce.
Maurras analyse l’œuvre naissante de la comtesse dans Le Romantisme féminin, où elle est la quatrième et dernière femme poète soumise au feu de sa critique. L’ouvrage connaîtra de multiples rééditions, mais sans aucune mise à jour. Anna de Noailles, sans y être éreintée, n’y est pas franchement encensée ! Lui tint-elle rigueur de la persistance de ce jugement ?
Le Romantisme féminin paraît en 1905 dans le même recueil que L’Avenir de l’Intelligence ; en fait le texte avait déjà paru dans la revue Minerva le premier mai 1903, alors que la comtesse de Noailles était à peine entrée en littérature. Elle n’avait alors publié que deux premiers recueils de poésie : "Le Cœur innombrable en 1901 et "L’Ombre des jours en 1902  et un premier roman, "La Nouvelle espérance" en 1903, auquel s’en ajoutera un second en 1904, "Le Visage émerveillé", que Maurras aura lu avant l’édition de 1905. Anna de Noailles publiera ensuite bien d’autres ouvrages jusqu’à sa mort en 1933. Maurras les aura certainement reçus, peut-être commentés dans des notes de lecture ; mais nous n’en savons pas davantage, et il nous faut rester au texte de 1903/1905.
Heureusement nous disposons d’un livre plus tardif de René Benjamin, académicien Goncourt très proche de Maurras et de ses idées littéraires : Sous l’œil en fleur de Madame de Noailles, paru le premier novembre 1928. Benjamin y dépeint avec humour et indulgence un personnage assez insupportable : une petite diva aux caprices incessants, un moulin à paroles invectivant et vibrillonnant, coupant sèchement tout le monde et n’écoutant personne… on comprend que Maurras, avec sa surdité, n’ait pas cherché à la fréquenter assidûment.
Benjamin nous dévoile un caractère emporté jusqu’à la névrose par l’orgueil et l’amour de soi. Anna de Noailles ne pouvait recevoir ou rencontrer quelqu’un, surtout un admirateur, sans l’avoir au préalable fait attendre, languir, désespérer, s’angoisser, et ce pour mieux le subjuguer de son charme mystérieux au bout d’un long chemin d’épreuves rythmées par ses caprices dont on ne sait plus, à ce niveau de raffinement, s’ils étaient spontanés ou machiavéliquement calculés.
Et lorsqu’elle dissertait sur l’art, la littérature ou la politique, Anna de Noailles n’était pas loin de l’anti-Maurras absolu ! C’est dire que lorsqu’elle s’exprimait sur Maurras lui-même, il lui était difficile de manifester beaucoup de sympathie active. Et cependant le jugement était plus subtil, et la condamnation indirecte. Nous en avons retrouvé trois exemples :
- dans le recueil d’hommages Poèmes, portraits, jugements et opinions sur Charles Maurras en 1919 ;
- dans l’enquête sur les « Maîtres de la jeune Littérature », réalisée par Pierre Varillon et Henri Rambaud en 1923, à laquelle la comtesse de Noailles, tout comme Maurras lui-même d’ailleurs, n’a pas répondu directement, mais en a fait un commentaire a posteriori, après avoir pris connaissance des autres réponses ;
- enfin dans un numéro spécial de La Muse française, Charles Maurras, poète et critique de la poésie en 1927.

1919

J’étais presque encore une enfant quand j’entendis Anatole France parler de Charles Maurras avec délectation, amitié et préférence.
Il le préférait, ce qui est la pleine manière d’aimer.
Il le préférait à des écrivains plus proches de sa pensée et moins éloignés de ses convictions, parce que le soleilleux enfant des Martigues, né dans l’arôme de la mer fortunée, représentait à son esprit ravi « l’homme grec », l’harmonieux et farouche chèvre-pied des coteaux pierreux, le jeune érudit attaché à ses innombrables lectures comme la cigale aux feuilles de la mélisse odorante, et aussi le soldat résolu des antiques cités. Bien des années ont passé. Les saisons, les jours, les luttes de l’esprit n’ont pas pu affaiblir ce haut attrait réciproque.
Nous mettons sous l’invocation d’Anatole France, qui séduit notre raison et s’accorde avec notre tendresse humaine, l’admiration que nous vouons à Charles Maurras.
Brûlant, fidèle, poignant, injuste et passionné, ce merveilleux guerrier fait combattre en lui-même les pensers, les faits, les arguments ; on entend sans cesse, dans sa phrase rapide et métallique, le heurt de la lance contre le bouclier. Ses habiles victoires, radieuses ou retorses, enchantent et consternent tour à tour la déesse au clair visage, Pallas Athéné. Tantôt elle le reconnaît, ce fils attentif à ses vœux, et qui la révèle ; tantôt il l’afflige, et elle incline avec mélancolie son pur visage. Telle je la vois ce matin, ornant et illuminant ma chambre ; le front appuyé contre sa main repliée, elle médite et soupire. Comme elle est grave ! Ô tristesse de la Sagesse parfaite ! Son beau profil, net et sans faiblesse, est comme un mur qui sépare équitablement deux enclos.
Charles Maurras… combien est grande, il me semble, la solitude d’un tel homme ; solitude entourée et retentissante ! Nul ne porte en son cœur un plus profond secret. Quand il choisit, comme il se prive ! Quand il se borne, comme il se contraint ! La part qu’il rejette, comme elle le tenterait encore s’il n’avait assigné à son ardeur des limites, hors desquelles il veut être sans curiosité et sans amour.
Et pourtant, c’est dans l’abondance et le tumulte que les forces s’organisent ; quel ordre dans l’infini ! Turbulence et mélodie des sphères, que percevait Pythagore, vous étendez la puissance de l’intelligence sans troubler le familier et silencieux aspect de la géométrie étoilée.
Nous savons que Charles Maurras a composé des poèmes. Nous ne les connaissons pas ; nous les pressentons, nous les aimons. Nous lui demandons de nous livrer ces belles strophes, secrètes encore, filles du génie de Malherbe. Et qu’ainsi puissent se réjouir, sans nul serrement de cœur, ceux qui révèrent en Maurras un des plus grands écrivains de France.

1923

Messieurs, bien qu’une œuvre en prose me soit aussi chère que la poésie, laissez-moi choisir de vous exprimer les pensées que m’ont inspirées les réponses des poètes à votre intéressante enquête. Je me souviens d’avoir lu dans Montaigne cette phrase que je reproduis de mémoire : La pensée, pressée aux pieds nombreux de la poésie, élance mon âme d’une plus vive secousse.
Aussi partagerai-je aujourd’hui cette préférence.
Je commencerai ma lettre en citant la déclaration parfaite que fît dans la Revue hebdomadaire M. Tristan Derème : Il est agréable, il est consolant de songer que la poésie n’a guère plus varié au cours des siècles que la marche à pied, et qu’elle ne peut varier davantage. Je veux dire que l’homme étant demeuré et demeurant toujours le même, à quelques nuances près et qui sont, en l’affaire, complètement dénuées d’intérêt, il fait des vers et marche en 1922, comme il marchait et faisait des vers il y a 6000 ans.
Et j’accompagnerai ces paroles si justes, si sages, de la réflexion que provoquent en moi quelques déclarations formulées avec volubilité par M. Jacques Reynaud, et je dis : il est malheureux, il est désolant, d’entendre un jeune écrivain affirmer en des pages par ailleurs excellemment écrites : « Il fallait être bête comme Hugo… Hugo, comme tous les sots, même de génie… Je prends Hugo comme type de plusieurs générations de stupides… »
Depuis le temps que Victor Hugo est, pour toujours, le plus grand des poètes français, avec, dans leur gloire égale et différente, Ronsard, Racine, bien des esprits se sont acharnés sur cette inattaquable matière de marbre et d’or, sur cet aspect de la nature entière qu’est le génie de Hugo, dont on pourrait traduire la sereine et immortelle jeunesse par ces vers de Paradis terrestre qui ne pouvaient naître que de lui :
Jersey rit, terre libre au sein des sombres mers ;
Les genêts sont en fleurs, l’agneau paît les prés verts ;
L’écume jette au roc ses blanches mousselines ;
Par moments apparaît, au sommet des collines,
Livrant ses crins épars au vent âpre et joyeux,
Un cheval effaré qui hennit dans les cieux !
Depuis le temps, dis-je, que Hugo est ce lyrique incomparable, il est intéressant de voir que nul poète de bon sens, une fois passées les grandes audaces paradoxales de la jeunesse, ne peut se retenir de lui assigner la première place, fut-ce à son cœur défendant, avec des réserves toujours admissibles, souvent sagaces, et en signalant sa prédilection pour d’autres poètes.
Je ne crois pas qu’on puisse en trouver un seul, ou du moins plusieurs, en défaut ; j’ose dire en défaut !
Pour ce qui est du vers libre, du verset, que préconisent M. Jules Supervielle, poète dont le talent original me fut précieux dès son premier livre, et M. de Montherlant, l’auteur des magnifiques pages lyriques d’un roman intitulé Le Songe, il m’est impossible de comprendre leur inclination, que je considère non comme libératrice, mais comme destructrice.
Il y a la prose, il y a les vers, et les lois intangibles qui les constituent.
Désarticuler et défigurer le vers pour ne point écrire de bonne prose, puisqu’une contrainte arbitraire et sans nécessité empêche la pensée soit de bénéficier des chances du rythme et de la rime, soit de conserver la netteté du naturel, voilà ce qui me semble le type même de l’erreur.

1927

Charles Maurras et moi possédons et vénérons en commun deux patries, l’Hellade et la France. Il retourne sans cesse en esprit vers la terre d’où je suis venue par mes aïeux. Cet été, en apercevant les étangs de Berre, je compris que ce compact et submergeant azur avait jadis formé un enfant grec. Qu’importe, dès lors, que l’on diffère d’opinion sur les hommes, les événements, les idées, si l’on est d’accord sur les dieux ?

Le dernier jugement est bref, sans appel ; nous divergeons sur tout. Dans les deux premiers, Anna de Noailles s’abrite derrière un tiers personnage. C’est d’abord Anatole France, puissance tutélaire et conciliante, puis Jacques Reynaud, poète aujourd’hui bien oublié, qui fut un disciple fervent de Maurras et dont elle se sert comme cible de substitution. Ici, la comtesse regrette que Maurras ne soit pas resté un homme de lettres, regrette son engagement politique et et va jusqu’à évoquer la déesse Pallas qui ne manquerait pas, comme elle le fait elle-même, d’y voir une impasse mortifère. Là, elle éreinte ce pauvre Reynaud, et pour clamer son culte hugolien, elle choisit comme par une provocation calculée des vers que Maurras aurait certainement jugés affreux ! Quant à la citation de Tristan Derème, que la comtesse reprend à son compte, le moins qu’on puisse en dire est que l’avenir lui a donné, hélas !, entièrement tort.

Etude publiée le 25 septembre 2010 par Nicolas


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