06/12/2010

150. "Les journées romaines"


L'éther pris de vertige et de fureur tournoie,
Un luisant diamant de tant d'azur s'extrait.
Virant, psalmodiant, le vent divise et ploie
La pointe faible des cyprès.

C'est en vain que les eaux écumeuses et blanches,
Captives tout en pleurs des lourds bassins romains,
S'élèvent bruyamment, s'ébattent et s'épanchent:
Neptune les tient dans sa main.

Je contemple la rage impuissante des ondes;
Dans cette vague éparse en la jaune cité,
C'est vous qu'on voit jaillir, conductrice des mondes,
Amère et douce Aphrodité !

L'odeur de la chaleur, languissante et créole,
Stagne entre les maisons qui gonflent de soleil;
Comme un coureur ailé le ciel bifurque et vole
Au bord tranchant des toits vermeils;

Et là-bas, sous l'azur qui toujours se dévide,
Un jet d'eau, turbulent et lassé tour à tour,
Semble un flambeau d'argent, une torche liquide
Qu'agite le poing de L'Amour.

Rome ploie, accablé de grappes odorantes,
La surhumaine vie envahit l'air ancien,
Les chapiteaux brisés font fleurir leurs acanthes
Aux thermes de Dioclétien !

Dans ce cloître pâmé, des bacchantes blêmies
Gisent; silence, azur, léthargiques dédains!
Le soleil tombe en feu sur la gorge endormie
De ces Danaés des jardins...

Ils dorment là, liés par les roses païennes,
Ces corps de marbre blond, las et voluptueux:
O mes sœurs du ciel grec, chères Milésiennes,
Que de siècles sont sur vos yeux !

L'une d'elles voudrait se dégager; sa hanche
Soulève le sommeil ainsi qu'un flot trop lourd,
Mais tout le poids des temps et de l'azur la penche:
Elle rêve là pour toujours.

Midi luit; la villa des chevaliers de Malte
Choit comme une danseuse aux pieds brûlants et las.
Comme un fauve tigré l'air jaunit et s'exalte;
Une nymphe en pierre vit là.

Elle a les bras cassés, mais sa force éternelle
Empourpre de plaisir ses genoux triomphants;
Le néflier embaume, un jet d'eau est, près d'elle,
Secoué d'un rire d'enfant.

Les dieux n'ont pas quitté la campagne romaine,
Euterpe aux blonds pipeaux, Erato qui sourit,
Dansent dans le jardin Mattei, où se promène
Le saint Philippe de Néri.

Mais c'est vous qui, ce soir, partagez mon malaise,
Dans l'église sans voix, au mur pâle et glacé,
Déesse catholique, ô ma sainte Thérèse,
Qui soupirez, les yeux baissés !

Malgré vos airs royaux, et la fierté divine
Dont s'enveloppe encor votre coeur emporté,
L'angoisse de vos traits permet que l'on devine
Votre douce mendicité.

O visage altéré par l'ardente torture
D'attendre le bonheur qui descend lentement,
Appel mystérieux, hymne de la nature,
Désir de l'immortel amant !

Je vous offre aujourd'hui, parmi l'encens des prêtres,
Comme un grain plus brûlant mis dans vos encensoirs,
Le rire que j'entends au bas de la fenêtre
Où je rêve seule le soir;

C'est le rire joyeux, épouvanté, timide
De deux enfants heureux, éperdus, inquiets,
Qui joignent leurs regards et leurs lèvres avides,
Et dont tout le sanglot riait !

Ils riaient, il étaient effrayés l'un de l'autre;
Un jet d'eau s'effritait dans le lointain bassin;
La lune blanchissait, de sa clarté d'apôtre,
La terrasse des Capucins.

Une palme portait le poids mélancolique
De l'éther sans zéphyr, sans rosée et sans bruit;
Rien ne venait briser son attente pudique,
Que ce rire aigu dans la nuit !

Et je n'entendis plus que ce rire nocturne,
Plus fort que les senteurs des terrasses de miel,
Plus vif que le sursaut des sources dans leur urne,
Plus clair que les astres au ciel.

Je le prends dans mes mains, chaudes comme la lave,
Je le mêle aux élans de mon éternité,
Ce rire des humains, si farouche et si grave,
Qui prélude à la volupté !

"Les vivants et les morts" (1913)

149. "Syracuse"


"Excite maintenant les compagnons du choeur
à célébrer l'illustre Syracuse ! " (Pindare).

Je me souviens d'un chant du coq, à Syracuse !
Le matin s'éveillait, tempétueux et chaud;
La mer, que parcourait un vent large et dispos,
Dansait, ivre de force et de lumière infuse !

Sur le port, assailli par les flots aveuglants,
Des matelots clouaient des tonneaux et des caisses,
Et le bruit des marteaux montait dans la fournaise
Du jour, de tous ces jours glorieux, vains et lents;

J'étais triste. La ville illustre et misérable
Semblait un Prométhée sur le roc attaché;
Dans le grésillement marmoréen du sable
Piétinaient les troupeaux qui sortaient des étables;
Et, comme un crissement de métal ébréché,
Des cigales mordaient un blé blanc et séché.

Les persiennes semblaient à jamais retombées
Sur le large vitrail des palais somnolents;
Les balcons espagnols accrochaient aux murs blancs
Broyés par le soleil, leurs ferrures bombées :
Noirs cadenas scellés au granit pantelant...

Dans le musée, mordu ainsi qu'un coquillage
Par la ruse marine et la clarté de l'air,
Des bustes sommeillaient, dolents, calmes visages,
Qui s'imprègnent encor, par l'éclatant vitrage,
De la vigueur saline et du limpide éther.

Une craie enflammée enveloppait les arbres;
Les torrents secs n'étaient que des ravins épars,
De vifs géraniums, déchirant le regard,
Roulaient leurs pourpres flots dans ces blancheurs de marbre.
Je sentais s'insérer et brûler dans mes yeux
Cet éclat forcené, inhumain et pierreux.

[...] Parfois sur les gazons brûlés, le pourpre épi
Des trèfles incarnats, le lin, les scabieuses,
Jonchaient par écheveaux la plaine soleilleuse,
Et l'herbage luisait comme un vivant tapis
Que n'ont pas achevé les frivoles tisseuses.

Le théâtre des Grecs, cirque torride et blond,
Gisait. Sous un mûrier, une auberge voisine
Vendait de l'eau : je vis, dans l'étroite cuisine,
Les olives s'ouvrir sous les coups du pilon
Tandis qu'on recueillait l'huile odorante et fine.

Et puis vint le doux soir. Les feuilles des figuiers
Caressaient, doigts légers, les murailles bleuâtres.
D'humbles, graves passants s'interpellaient; les pieds
Des chevreaux au poil blanc, serrés autour du pâtre,
Faisaient monter du sol une poudre d'albâtre.

Un calme inattendu, comme un plus pur climat,
Ne laissait percevoir que le chant des colombes.
Au port, de verts fanaux s'allumaient sur les mâts,
Et l'instant semblait fier, comme après les combats
Un nom chargé d'honneur sur une jeune tombe.

C'était l'heure où tout luit et murmure plus bas...

La fontaine Aréthuse, enclose d'un grillage,
Et portant sans orgueil un renom fabuleux,
Faisait un bruit léger de pleurs et de feuillage
Dans les frais papyrus, élancés et moelleux...

Enfin ce fut la nuit, nuit qui toujours étonne
Par l'insistante angoisse et la muette ardeur.
La lune plongeait, telle une blanche colonne,
Dans la rade aux flots noirs, sa brillante liqueur.

Un solitaire ennui aux astres se raconte;
Je contemplais le globe au front mystérieux,
Et qui, ruine auguste et calme dans les cieux,
Semble un fragment divin, retiré, radieux,
De vos temples, Géla, Ségeste, Sélinonte !

O nuit de Syracuse: Urne aux flancs arrondis !
Logique de Platon ! Âme de Pythagore !
Ancien Testament des Hellènes; amphore
Qui verses dans les cœurs un vin sombre et hardi,
Je sais bien les secrets que ton ombre m'a dits.

[...] Ainsi ma nuit passait. L'ache, l'ânet crépu
Répandaient leurs senteurs. Je regardais la rade;
La paix régnait partout où courut Alcibiade,
Mais, noble obsession des âges révolus,
L'éther semblait empli de ce qui n'était plus...

J'entendis sonner l'heure au noir couvent des Carmes.
L'espace regorgeait d'un parfum d'orangers.
J'écoutais dans les airs un vague appel aux armes...
Et le pouvoir des nuits se mit à propager
L'amoureuse espérance et ses divins dangers :

O désir du désir, du hasard et des larmes !

148. "Nous étions de très petits enfants"

Source : http://browse.deviantart.com/?q=leman lake&order=9&offset=48#/d2gfyzk

Nous étions de très petits enfants, heureux à Amphion en octobre. Ce mois de cristal est le plus beau qui soit au bord du Lac Léman. L’été finissant traîne ses caresses ensoleillées sur les prairies encore en fleurs et qui soupirent de satisfaction. Les oiseaux, pris de vertige, tournoient sans discernement, dans une confusion bleuâtre, se trompent d’élément, pénètrent les vagues, d’où ils rejaillissent, si bien qu’on croit voir une hirondelle qui nage ou une ablette ailée.
***********
Je ne souhaite pas d'éternité plus douce
Que d'être le fraisier arrondi sur la mousse,
Dans vos taillis serrés où la pie en sifflant
Roule sous les sapins comme un fruit noir et blanc.
Dormir dans les osiers, près des flots de la Dranse
Où la truite glacée et fluide s'élance,
Hirondelle d'argent aux ailerons mouillés !
Dormir dans le sol vif et luisant où mes pieds
Dansaient aux jours légers de l'espoir et du rêve !
O mon pays divin, j'ai bu toute ta sève,
Je t'offre ce matin un brugnon rose et pur,
Une abeille engourdie au bord d'un lis d'azur,
Le songe universel que ma main tient et palpe,
Et mon coeur, odorant comme le miel des Alpes !

147. "Le premier chagrin"


Nous marchions en été dans la haute poussière
Des chemins blancs, bordés d’herbes et de saponaires.

Le descendant soleil se dénouait sur nous,
Je voyais tes cheveux, tes bras et tes genoux.

Un immense parfum de rêve et de tendresse
Était comme un rosier, qui fleurit et qui blesse.

Je soupirais souvent à cause de cela
Pour qu’un peu de mon âme en souffle s’en allât.

Le soir tombait, un soir si penchant et si triste,
C’était comme la fin de tout ce qui existe.

Je voyais bien que rien de moi ne t’occupait ;
Chez moi cette détresse et chez toi cette paix !

Je sentais, comprenant que ma peine était vaine,
Quelque chose finir et mourir dans mes veines,

Et comme les enfants gardent leur gravité,
Je te parlais, avec cette plaie au côté…

J’écartais les rameaux épineux au passage,
Pour qu’ils ne vinssent pas déchirer ton visage;

Nous allions, je souffrais du froid de tes doigts nus,
Et quand, finalement, le soir était venu,

J’entendais, sans rien voir sur la route suivie,
Tes pas trembler en moi et marcher sur ma vie.

Nous revenions ainsi au jardin bruissant,
L’humidité coulait, j’écoutais en passant

Ah ! comme ce bruit-là persiste en ma mémoire !
Dans l’air mouvant et chaud, grincer la balançoire

Et je rentrais alors, ivre du temps d’été,
Lasse de tout cela, morte d’avoir été,

Moi, le garçon hardi et vif, et toi, la femme,
Et de t’avoir porté tout le jour sur mon âme…

146. "La promesse"


Vous qui n'avez pas vu les plus tendres juillets
Rayonner sur votre jeune âge,
Regardez dans mon coeur: des parterres d'œillets
Fleurissent près d'un bleu rivage.

Embarquez-vous ce soir sur mes yeux de cristal,
Glissez au pays de mon âme,
Où flots du désir triste et sentimental
Font une chanson qui se pâme.

Vous connaîtrez alors un beau plaisir, sucré
Comme les angéliques vertes,
Comme la rose en feu qui parfume le pré
De ses trente feuilles ouvertes.

Alors vous connaîtrez des instants doux et clairs
Comme des gouttes de miel rose,
Frais comme un paradis de sources, d'herbe et d'air,
Joyeux comme l'aurore éclose,

Car je possède en moi tous les pays de prix,
Et les azurs de la jeune Oise,
Et le coeur délicat, neigeux, rose et fleuri,
Des adolescentes Chinoises ...

"Les Eblouissements"

145. "Une île"


Quelquefois, quand le jour me cause trop de peine,
Je tourne mes regards vers une île lointaine,
Jardin géant, si haut, si puissant et si pur,
Qu'il semble être un ciel vert sous l'autre ciel d'azur ...
Que de brûlants parfums baigneraient mon visage !
Je ne pèserais pas à ce grand paysage,
J'éteindrais les palmiers et je vivrais contre eux
Comme une gomme d'or collée aux troncs rugueux.
A midi, quand le feu du soleil nous assaille,
Je me reposerais dans ma maison de paille ;
Sous des stores tressés par de charmants vanniers,
J'écouterais chanter les oiseaux prisonniers.
La nuit, jetant enfin l'éventail et les voiles,
Je boirais la fraîcheur de toutes les étoiles,
Et puis, sortant alors à pas lents et secrets,
Pour ne pas réveiller le chien, le perroquet,
Dans le vêtement bleu que portait Virginie,
J’irais dans la campagne assoupie, infinie,
Et je verrais, lueur, rayons, arômes mous,
Eclat par qui le coeur soudain s'élance et prie
Et croit mourir d'un choc si puissant et si doux,
L'aurore se lever sur la Vanillerie !

"Les Eblouissements"

144. "Tumulte". 1

Ce texte est publié en trois parties (message 144, 143, 142)
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1. Il est des jours pour le souvenir et la méditation. O passé ! jeunesse ! non la mienne que j'avais sans la ressentir et comme on possède une joie naturelle, visible, inattaquable, mais la vôtre, mon aîné, que je vous rendais parce que ma jeunesse jetait sur vous son ombre blanche, son reflet de midi, clair et tranchant comme une lame affilée de soleil.
Matin ! Voyages ! Gares de Savoie, gares de Florence, espérances des arrivées, sons des cloches, fraîcheur de l'inattendu, fraîcheur des regards comme des gouttelettes d'eau limpides aux parois poreuses des vases arabes ! Parfois mon esprit languissait dans cette étroite immensité. Vers quoi vont nos désirs, et nos désirs accomplis ? Rien n'est cercle, rien n'est enclos. Où est l'achèvement du rêve de l'homme ?
O rades allongées sur les mers, bras des ports, abîmes, brèches, ouvertures, que voulez-vous, que guidez-vous ? Jamais il n'y a que l'amour dans l'amour. L'amour qu'on croit parfait, lui-même prend une trompette guerrière ou un profond cor de chasse ou une cithare plaintive et appelle autre chose, autre chose qui est au-delà de l'amour.
Tout est appel. Quelle est la danse qui nous convie ? J'ai vu sur un terrain glissant et noir d'olives tombées, au bord de la mer plate, un berger grec vêtu de toile blanche, coiffé d'un bonnet de noire cotonnade, qui, effréné, dansait selon le mode antique et entraînait par son élan toute une population agreste. Mais je ne pouvais suivre le pâtre exalté, parce que mon allégresse au fier ressort retournait en arrière, vers les compagnons de Périclès, et que les banquets sont finis et que les temples sont brisés.
J'ai vu les petits châteaux romantiques d'Angleterre, en brique rouge sur un lac de turquoise; et le vent venus de la mer, venu d'Ecosse, venu d'Irlande faisait bouger l'eau paisible, poussait les cygnes indolents contre les mottes de terre du rivage. Le sel et le goudron étaient posés sur les feuilles du rosier, du chèvrefeuille, du rhododendron, comme la marque et la saveur de l'Angleterre. Et tout était paix, sécurité, triomphe. Le coucher du soleil, de l'énigmatique soleil anglais, faisait traîner sur les pelouses sa splendeur brouillée comme la frange d'un châle du Cachemire, solennelle comme le pompeux salut des Indes à la royale Angleterre. Tout était sécurité, et pourtant je comprenais que ces lieux ne me plaisaient que parce qu'ils sont une île, de toutes parts entourée d'eau, de vaisseaux, de quais, de projets, de délivrance.
Ainsi, les préoccupations constantes de l'âme sont le départ et l'espérance : l'âme la plus fidèle s'élance sur toutes les pistes pour atteindre un but unique.
Avant nos temps et après nos temps, avant la mort et après la mort, l'amour est. (Exactitudes)

143. "Tumulte". 2

2. Des enfants de quinze ans causent ensemble, se confient l'un à l'autre, s'attirent vers la sagesse, la bonté, la perfection, et voilà que la Nature intervient : "Il ne s'agit plus de vous, leur dit-elle, mais de moi". Et ces jeunes êtres qui riaient, qui escomptaient l'aisance et la joie, les voilà dans l'impossibilité de ne pas souffrir. Qu'ils soient fiers, héroïques, rois, ils servent de pâture.
Je m'arrête et je songe, Amour. Plusieurs fois votre visage est venu sur notre chemin, D'abord, enfant, nous vîmes votre ombre mur les routes où nous courions, où, insouciants - on nous croyait insouciants - nous courions, et nous baisions votre ombre sur la terre, dans les matins de juin où les jaunes coucous, l'anis et les campanules d'un bleu violet s'élèvent comme une récompense pour les enfants qui ont espéré. Ainsi j'étreignais votre ombre sur la terre, l'ombre de vos pas sur mon chemin léger ! Et puis j'ai goûté l'eau des sources, remué la vase caillouteuse des sources emportées ; j'ai touché le nid de l'oiseau, le mystérieux nid agrégé et désagrégé, sec et tendre, que les oiseaux ont délaissé, mais qui semble encore tiède, prit- dent, mélodieux, et qui garde le mystère d'avoir été composé au temps de l'amour. Ainsi, je vous touchais, je vous contemplais avec vénération, Amour ! Sous la gaze orangée des soleils couchants ; dans la gaieté de l'aube naïve qui point comme point le bourgeon ; dans l'aile traînante des voiles blanches d'un voilier chargé de pierres, qui s'efforce sur un lac assoupi ; dans la timidité de la nature avant l'orage, quand tout s'humilie, implore, quête la clémence (car l'oiseau cesse de chanter, il erre inquiet ; l'abeille disparaît, s'effondre, veut être épargnée ; le cygne sur l'étang reste immobile ; les poissons ont coulé dans les ténèbres de l'eau ; la brise, la lumière, le souffle se sont arrêtés; tout s'amende) - oui, dans cet instant, dans tous les instants, c'est vous que j'ai reconnu, pressenti, porté, supporte, Amour !
Vous êtes la première création - "et la lumière fut" - vous êtes ! Et tous les sentiments de l'homme, la soif, la faim, le désir du repos ou de l'omnipotence, le besoin de vivre, de ne pas être mort, de ne pas être ce mort qui, semble-t-il, consent à être mort, tous les instincts vous suivaient, Amour, comme les lions et les tigres adoucis accompagnaient dans le désert le thaumaturge qui commande an nom de son Dieu.
Mais ni le bonheur ni la douleur ne peuvent être parfaits chez l'homme imparfait. Rien ne demeure. (Exactitudes)

142. "Tumulte". 3

3. Qui peut empêcher le coeur de croître, de croître sans cesse, et dans la direction prédestinée ? Aimer, cesser d'aimer, voilà les deux faits évidents, sans remède, et qui sont quand ils sont. La douleur non plus, ne peut être parfaite, rien n'est dessèchement éternel, rien n'est humidité constante : une eau froide, en avril, gisait au creux du rocher : eau des larmes. Mais la chaleur de midi, l'implacable rire du midi d'été a bu l'eau dolente, et des graminées, entraînées par le vent de tous les points du monde, surgissent à présent de la pierre éclatée.
Ainsi, Amour, nous avons connu sur notre chemin plusieurs visages de l'amour. Il y avait le jeune amour tout ensemble du coeur et de l'imagination, qui est un immense amour, plus fervent, laborieux, zélé que les religieuses d'un monastère, à l'heure où, du mont Athos au mont Oural, elles élèvent des mains jointes vers la plaie qui saigne au flanc de leur Seigneur. Amour infini du coeur, nous vous avons donné notre perfection spontanée, minutieuse, et toutes les vertus de notre enfance; mais que conteniez-vous encore ? Vous conteniez l'orgueil, la voluptueuse docilité, le triomphe et l'amour de soi-même ; car jamais il n'y a que l'amour dans l'amour.
Et puis il y a un autre amour plus soudain, qui vient par les yeux, par les délices du regard, et qui frappe l'âme. Désir, conducteur des mondes, jaillissant, qui ne veut nul effort que celui qu'il faut pour te maîtriser (et encore emportes-tu la faible digue, comme le torrent dans la vallée arrache les rives, déracine le village, l'étable, la scierie avec ses provisions de bois des forêts). Désir, qui commences par le regard et vas à l'âme, qui touches la vie, qui es et qui n'es plus, qui ne donnes point de raisons, niais qui t'élances comme veut se lever le soleil, à l'heure déterminée, quand les lois des sphères l'y contraignent, Désir, qui t'éteins plus nécessairement que ne s'éteint dans la mer cet impérieux soleil, hélas ! c'est toi le pire amour !
Ainsi, Adolescent, je t'ai rencontré ; je t'ignorais, j'était, libre, tu étais libre, je te regarde, et soudain mes yeux aux tiens ont bu le poison. Comme l'abeille se suspend à la scabieuse enivrante, je m'attache à ton regard, je m'en grise, je me gorge de ce miel liquide, je tombe alourdis, je m'éloigne, je reviens, je meurs.
J'ai faim, j'ai froid, je tremble, je brûle; mais que tu me touches d'une seule parcelle de la rosée de tes lèvres, et je serai guérie. Que tu parles, et ta voix, qui vibre à mon oreille plus abondamment que ne vibrent dans tout l'Empire des popes les cloches de Pâques qui l'ébranlent et le font tressaillir, la voix m'emplit d'une saison heureuse où toute fleur éclat avec la suave détonation des lotus, à l'aurore, dans les jardins de Chine.
Je t'aime, mais alors comment, pourquoi suis-je ton ennemie ? Je te rencontre, tu me ressembles, et, parce que te voilà moi-même, je veux t'absorber, t'incorporer à moi, te détruire, à moins que moi-même je ne meure, ô mon ami.
Tes deux pieds se posent sur mon coeur comme on voit Jésus debout sur la main de Marie ; lis élancé, vous êtes né de moi, puisque moi seule vous aime ainsi, au-delà de toute mesure et de vous-même, mais d'abord je vous vénère, et me voilà abaissée devant la splendeur de mon fils! Ton regard, ta parole, ton souffle, tes gestes ; la flânerie ou la course de tes pensées dans tes prunelles ; l'atroce peur que j'ai qu'on t'aime comme je t'aime - car un tel amour me semble être un philtre qui te désigne et te recommande à tous les yeux ; la certitude, la crainte, que j'ai de croire que c'est inévitable, que tous m'aiment et t'aimeront comme je t'aime, comme un seul être peut aimer (et ce seul être est moi) - tous ces transports, dis-je, font de ma vie un enfer, une cellule dans la prison des moines inquisiteurs, une plaque de tôle brûlante où aucune de mes pensées ne peut poser son pied lassé sans qu'elle le retire en tremblant, chancelle, recule et fuie à l'autre bout des mondes... Mais tu es encore à l'autre bout des mondes, ô mon ami !  (Exactitudes)