23/04/2011

291. Angela Bargenda : Paradeisos


« Chante, mon coeur, les jardins que tu ne connais pas ; jardins,
Qui sont comme coulés dans le cristal, clairs, inaccessibles,
Eaux et roses d'Ispahan ou de Chiraz,
Chante leur félicité, chante leur gloire de n'être à nul autre comparables »
Tout au long de son oeuvre, Anna de Noailles affiche une prédilection nette pour les manifestations botaniques. Une multitude de plantes et de fleurs y dégage une saveur particulière, apportant ainsi une dimension visuelle et olfactive qui contribue à renforcer le caractère palpable de cette poésie. Aucun poète ne fait intervenir, plus fréquemment ou plus substantiellement, les éléments du monde floral dans ces vers.
La large place qu'ils occupent chez Anna de Noailles est due, en partie, à sa connaissance intime des plantes qu'elle cultivait depuis son enfance dans le jardin du châtelet d'Amphion. C'est là qu'elle reçut du monde les images végétales qui prendront un aspect primordial dans sa création. En effet, elle repère et inventorie tout un univers de fleurs et de plantes, dont je n'indiquerai ici qu'un échantillon représentatif.
C'est surtout dans "Les Eblouissements" que se manifeste la sensibilité florale d'Anna de Noailles, évoquant tour à tour les plantes les plus communes et les plus rares. Une partie entière, intitulée "Les Jardins" est consacrée à l'univers botanique dans ce recueil, où figurent des titres tels que Le Fruitier de septembre, Jardin près de la mer, Le Verger de lis, Jardin persan, La Première Aubépine, Jardin d'enfance, Jardin au Japon, Petit Jardin avec un poivrier, et bien d'autres encore. Il s'agit là, en somme, de pages odorantes d'où monte un parfum d'exotisme et d'étrangeté, et qui contiennent également une incontestable valeur picturale. On y trouve des pervenches, des roses, des myosotis, des rosiers, des vignes et du lierre ; ailleurs, il est question de l'anémone, du thym, de la menthe, du lis brun qui fleurissent sur les mauves collines. Ce qui frappe encore dans ces tableaux, c'est l'extraordinaire inventivité de l'artiste, qui réussit, par le moyen de son imagination verbale, à infuser une vie réelle au monde botanique.
Nous sommes loin de toute sorte d'immobilisme descriptif, loin encore d'une nature morte pittoresque. Chez Anna de Noailles, les strophes jaillissent ardentes et passionnées lorsqu'elle élève un véritable dithyrambe aux jardins :
« Charmilles, ifs taillés, sentiers de buis ornés !
L'ombrage et le soleil, pétales alternés,
S'aiguisent l'un à l'autre, et tremblent sur le sable.
Un jardin est secret, profond, inépuisable ;
Tout y est ténébreux, confortable et divers,
Toutes les plantes ont d'autres teintes de vert.
La clématite, éparse et molle, se comporte
Autrement que les lis qui veillent à la porte ;
Chaque fleur a ses jeux, sa foi, son passe-temps ;
Semblable au nénuphar sur un tranquille étang,
La capucine, au bord de son large feuillage
Liquide, transparent, frais et détendu, nage ;
L'héliotrope est un subtil grésillement,
Un charbon violet, délicat et fumant,
Dont le crépitement, incessant, tord et ride
L'azur qui se suspend à sa grâce torride.
Et, de tous ces petits calices consumés,
De ces gosiers de miel, ouverts, demi-fermés,
De ces grappes d'odeur, languides, expansives,
Ecumant sur le jour comme l'eau sur les rives,
Montent cette buée et ces soupirs pareils
A la vapeur royale et blanche des soleils...
O jardins ! ô maisons que je ne puis décrire,
Où la paix, le bonheur, la musique et le rire
Sont enfouis, cachés, trésors mystérieux,
Vous êtes le délire et l'amour de mes yeux !»

Les Eblouissements. La Consolation de l'été, page 54
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in Angela Bargenda : « La poésie d’Anna de Noailles, page 141
L’Harmattan éditeur. 1995
ISBN : 2-7384-3682-X
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14/04/2011

290. "Il fera longtemps clair ce soir"


Il fera longtemps clair ce soir, les jours allongent,
La rumeur du jour vif se disperse et s'enfuit,
Et les arbres, surpris de ne pas voir la nuit,
Demeurent éveillés dans le soir blanc, et songent...

Les marronniers, sur l'air plein d'or et de lourdeur,
Répandent leurs parfums et semblent les étendre;
On n'ose pas marcher ni remuer l'air tendre
De peur de déranger le sommeil des odeurs.

De lointains roulements arrivent de la ville...
La poussière, qu'un peu de brise soulevait,
Quittant l'arbre mouvant et las qu'elle revêt,
Redescend doucement sur les chemins tranquilles.

Nous avons tous les jours l'habitude de voir
Cette route si simple et si souvent suivie,
Et pourtant quelque chose est changé dans la vie,
Nous n'aurons plus jamais notre âme de ce soir.

Le cœur innombrable, poèmes, Calmann-Lévy, 1901

289. "La pensée alanguie"


La pensée alanguie et les membres à l'aise.
Le sommeil vers l'esprit coule comme un serpent.
La chambre obscure émet une fraîcheur de glaise.
Plus rien en nous ne lutte et de nous ne dépend.

Dormir ! Ne savoir rien ! Volontaire Antigone,
Descendre dans l'étroit et profond souterrain
Du repos, où plus rien n'est vif ni monotone,
Où le corps respirant est comme un corps d'airain.

Et c'est par ce chemin aussi sourd que la terre,
Par cette brève paix, sans la soif, sans la faim,
Que je puis retrouver ton funèbre mystère,
Que le tombeau m'approche, et que j'y suis enfin !

288. "Les espaces infinis"


Je reviens d'un séjour effrayant : n'y va pas !
Que jamais ta pensée, anxieuse, intrépide,
N'aille scruter le bleu du ciel, distrait et vide,
Et presser l'infini d'un douloureux compas!

Ne tends jamais l'oreille aux musiques des sphères,
N'arrête pas tes yeux sur ces coursiers brûlants :
Rien n'est pour les humains dans la haute atmosphère,
Crois-en mon noir vertige et mon corps pantelant.

Le poumon perd le souffle et l'esprit l'espérance,
C'est un remous d'azur, de siècles, de néant ;
Tout insulte à la paix rêveuse de l'enfance,
En l'abîme d'en haut tout est indifférent.

Et puisqu'il ne faut pas, âme, je t'en conjure,
Aborder cet espace, indolent, vague et dur,
Ce monstre somnolent dilué dans l'azur,
Aime ton humble terre et ta verte nature

L'humble terre riante, avec l'eau, l'air, le feu,
Avec le doux aspect des maisons et des routes,
Avec l'humaine voix qu'une autre voix écoute,
Et les yeux vigilants qui s'étreignent entre eux.

Aime le neuf printemps, quand la terre poreuse
Fait sourdre un fin cristal, liquide et mesuré ;
Aime le blanc troupeau automnal sur les prés,
Son odeur fourmillante, humide et chaleureuse.

Honore les clartés, les sentiers, les rumeurs ;
Rêve ; sois romanesque envers ce qui existe ;
Aime, au jardin du soir, la brise faible et triste,
Qui poétiquement fait se rider le coeur.

Aime la vive pluie, enveloppante et preste,
Son frais pétillement stellaire et murmurant;
Aime, pour son céleste et jubilant torrent,
Le vent, tout moucheté d'aventures agrestes !

L'espace est éternel, mais l'être est conscient,
Il médite le temps, que les mondes ignorent ;
C'est par ce haut esprit, stoïque et défiant,
Qu'un seul regard humain est plus fier que l'aurore !

Oui, je le sens, nul être au coeur contemplatif
N'échappe au grand attrait des énigmes du monde,
Mais seule la douleur transmissible est féconde,
Que pourrait t'enseigner l'éther sourd et passif ?

En vain j'ai soutenu, tremblante jusqu'aux moelles,
Le combat de l'esprit avec l'universel,
J'ai toujours vu sur moi, étranger et cruel,
Le gel impondérable et hautain des étoiles.

Entends-moi, je reviens d'en haut, je te le dis,
Dans l'azur somptueux toute âme est solitaire,
Mais la chaleur humaine est un sûr paradis;
Il n'est rien que les sens de l'homme et que la terre!

Feins de ne pas savoir, pauvre esprit sans recours,
Qu'un jour pèse sur toi du front altier des cimes,
Ramène à ta mesure un monde qui t'opprime,
Et réduis l'infini au culte de l'amour.

Puisque rien de l'espace, hélas ! ne te concerne,
Puisque tout se refuse à l'anxieux appel
Laisse la vaste mer bercer l'algue et le sel
Et l'étoile entrouvrir sa brillante citerne,

Abaisse tes regards, interdis à tes yeux
Le coupable désir de chercher, de connaître,
Puisqu'il te faut mourir comme il t'a fallu naître,
Résigne-toi, pauvre âme, et guéris-toi des cieux.

(Les Forces Eternelles)

287. "Les Regrets"


La  tombe d'Anna de Noailles,
au cimetière de Publier, au-dessus d'Evian

Allez, je veux rester seule avec les tombeaux :
Les morts sont sous la terre et le matin est beau,
L'air a l'odeur de l'eau, de l'herbe, du feuillage,
Les morts sont dans la mort pour le reste de l'âge...
Un jour, mon corps dansant sera semblable à eux,
J'aurai l'air de leur front, le vide de leurs yeux,
J'accomplirai cet acte unique et solitaire,
Moi qui n'ai pas dormi seule, aux jours de la terre !
- Tout ce qui doit mourir, tout ce qui doit cesser,
La bouche, le regard, le désir, le baiser !
Etre la chose d'ombre et l'être de silence
Tandis que le printemps vert et vermeil s'élance
Et monte trempé d'or, de sève et de moiteur !
Avoir eu comme moi le coeur si doux, le coeur
Plein de plaisir, d'espoir, de rêve, et de mollesse
Et ne plus s'attendrir de ce que l'aube cesse ;
Etre au fond du repos l'éternité du temps...
- D'autres alors seront vivants, joyeux, contents.
Des hommes marcheront auprès des jeunes filles
Ils verront des labours, des moissons, des faucilles,
La couleur délicate et changeante des mois.
Moi, je ne verrai plus, je serai morte, moi,
Je ne saurai plus rien de la douceur de vivre...
Mais ceux-là qui liront les pages de mon livre,
Sachant ce que mon âme et mes yeux ont été,
Vers mon ombre riante et pleine de, clarté
Viendront, le coeur blessé de langueur et d'envie,
Car ma cendre sera plus chaude que leur vie...

(L'ombre des jours)

286. "Offrande"


Mes livres, je les fis pour vous, ô jeunes hommes,
Et j'ai laissé dedans,
Comme font les enfants qui mordent dans des pommes
La marque de mes dents.

J'ai laissé mes deux mains sur la page étalées,
Et la tête en avant
J'ai pleuré, comme pleure au milieu de l'allée
Un orage crevant.

Je vous laisse, dans l'ombre amère de ce livre,
Mon regard et mon front,
Et mon âme toujours ardente et toujours ivre
Où vos mains traîneront.

Je vous laisse le clair soleil de mon visage,
Ses millions de rais,
Et mon cœur faible et doux, qui eut tant de courage
Pour ce qu'il désirait.

Je vous laisse mon coeur et toute son histoire,
Et sa douceur de lin,
Et l'aube de ma joue, et la nuit bleue et noire
Dont mes cheveux sont pleins.

Voyez comme vers vous, en robe misérable
Mon Destin est venu.
Les plus humbles errants, sur les plus tristes sables,
N'ont pas les pieds si nus.

Et je vous laisse, avec son feuillage et sa rose,
Le chaud jardin verni
Dont je parlais toujours ; et mon chagrin sans cause
Qui n'est jamais fini.

(Les Eblouissements)

285. "Mon Dieu, je sais qu'il faut"


Mon Dieu, je sais qu'il faut accepter la détresse,
Qu'il faut, dans la douleur, descendre jusqu'en bas,
Mais, dans ce labyrinthe où votre main nous presse,
Puisque vous êtes bon, ne se pourrait-il pas

Que nous entrevoyions du moins la claire issue
Que déjà votre main prépare doucement,
Et qu'un peu de lumière, au lointain aperçue,
Nous aide à supporter ce ténébreux moment ?

Pourquoi nos maux sont-ils si compacts et si denses
Qu'on semble enseveli dans un obscur caveau ?
D'où vient cette funèbre et perfide abondance
Qui submerge le coeur et trouble le cerveau ?

Pourtant, les lendemains sont quelquefois si tendres,
On revoit les regards que l'on n'espérait plus.
Mais le bonheur fait mal quand il faut trop l'attendre.
Etre sauvés enfin, ce n'est plus être élus.

Consolez-nous parfois dans cette forteresse
Dont vous tenez les clefs et fermez le vitrail ;
Laissez-nous pressentir les futures caresses
Et leur fraîche beauté d'eau bleue et de corail !

C'est trop d'être privé de la douce espérance,
D'être comme un forçat serré le long du mur,
Qui ne peut pas prévoir sa juste délivrance,
Car la fenêtre est haute et les verrous sont durs.

Pourquoi ce faste affreux de l'angoisse où nous sommes,
Pourquoi ce deuil royal et ces chagrins pompeux,
Puisqu'il vous plaît parfois d'avoir pitié des hommes
Et de remettre encor le bonheur auprès d'eux ?

Faut-il donc au Destin ces heures pantelantes,
L'émeut-on par un corps qui tremble et qui gémit ?
Nos pleurs sont-ils un peu de cette huile brûlante
Que Psyché répandit sur l'Amour endormi ?

S'il se peut, écartez ces moments de la vie
Où nous sommes broyés sous un joug trop étroit,
Et, pareils aux mineurs dans la noire asphyxie,
Nous tentons d'écarter le roc avec nos doigts.

Déjà, loin du plaisir, du monde, des parades,
Mon coeur ardent n'est plus, dans son éclat voilé,
Qu'un feu de bohémiens sur la pauvre esplanade,
Où l'enfant nu console un cheval dételé.

Mais s'il faut que ces jours de supplice reviennent,
S'il faut vivre sans eau, sans soleil et sans air,
Que du moins votre main s'empare de la mienne,
Et m'aide à traverser l'effroyable désert.

(Les vivants et les morts.)

284. "Je vivais. Mon regard, comme un peuple ..."


Je vivais. Mon regard, comme un peuple d'abeilles,
Amenait à mon coeur le miel de l'univers.
Anxieuse, la nuit, quand toute âme sommeille,
Je dormais, l'esprit entr'ouvert !

La joie et le tourment, l'effort et l'agonie,
De leur même tumulte étourdissaient mes jours.
J'abordais sans vertige aux choses infinies,
Franchissant la mort par l'amour !

Vivante, et toujours plus vivante au sein des larmes,
Faisant de tous mes maux un exaltant emploi,
J'étais comme un guerrier transpercé par des armes,
Qui s'enivre du sang qu'il voit !

La justice, la paix, les moissons, les batailles,
Toute l'activité fougueuse des humains,
Contractait avec moi d'augustes fiançailles,
Et mettait son feu dans ma main.

Comme le prêtre en proie à de sublimes transes,
J'apercevais le monde à travers des flambeaux;
Je possédais l'ardente et féconde ignorance,
Parfois, je parlais des tombeaux.

Je parlais des tombeaux, et ma voix abusée
Chantait le sol fécond, l'arbuste renaissant,
La nature immortelle, et sa force puisée
Au fond des gouffres languissants !

J'ignorais, je niais les robustes attaques
Que livrent aux humains le destin et le temps;
Et quand le ciel du soir a la douceur opaque
Et triste des étangs,

Je cherchais à poursuivre à travers les espaces
Ces routes de l'esprit que prennent les regards,
Et, dans cet infini, mon âme, jamais lasse,
Traçait son sillon comme un char.

Tout m'était turbulence ou tristesse attentive;
La mort faisait partie heureuse des vivants,
Dans ces sphères du rêve où mon âme inventive
S'enivrait d'azur et de vent !

Ainsi, sans rien connaître, ainsi, sans rien comprendre,
Maintenant l'univers comme sur un brasier,
Je contemplais la flamme et j'ignorais les cendres,
O nature ! Que vous faisiez.

Je vivais, je disais les choses éphémères;
Les siècles renaissaient dans mon verbe assuré,
Et, vaillante, en dépit d'un coeur désespéré,
Je marchais, en dansant, au bord des eaux amères.

A présent, sans détour, s'est présentée à moi
La vérité certaine, achevée, immobile;
J'ai vu tes yeux fermés et tes lèvres stériles.
Ce jour est arrivé, je n'ai rien dit, je vois.

Je m'emplis d'une vaste et rude connaissance,
Que j'acquiers d'heure en heure, ainsi qu'un noir trésor
Qui me dispense une âpre et totale science:
Je sais que tu es mort.

283. "Puisqu'il faut que la mort"


Puisqu'il faut que la mort sépare enfin les êtres,
Quel que soit le constant et volontaire amour,
O toi qui vis encor, je bénirai le jour
Où le destin, murant ma porte et mes fenêtres,
M'enferma brusquement dans son austère tour
Où jamais l'Espérance au doux chant ne pénètre.
J'ai souffert, mais du moins n'aurai-je point par toi
Connu cette rusée et lugubre victoire
De demeurer vivante, alors qu'un brick étroit
Entraîne un passager vers les rives sans gloire...
-Vivre quand ils sont morts! Respirer les saisons !
Voir que le temps sur eux s'épaissit et s'étire!
Commettre chaque jour cette ample trahison,
Ne pouvoir échanger nos maux contre leur pire,
Et, relayant parfois leur inerte martyre,
Nous étendre le soir en leur froide prison,
Tandis que leurs doux corps rentrent dans les maisons.

282. "Malgré mes bras tendus"


Malgré mes bras tendus, malgré mon coeur tenace,
Vous entrez avant moi, compagnons de mes jours,
Dans l'attirante terre, exclusive et vorace,
Qui resserre sur vous ses humides contours.
Voilà donc l'avenir, c'est donc cela qui dure:
La tombe, le caveau, le cloître souterrain !
Et nous, vantant toujours la trompeuse Nature,
Avec les yeux ravis du pâtre et du marin
Nous bénissions le jour luisant, le soir serein;
-Vous seule êtes fidèle, ô secrète ossature !
Autrefois, je voyais se dérouler le temps
Comme une route blanche entourant la montagne,
Et que gravit, dans l'ombre où l'aigle l'accompagne,
Une foule au coeur gai, aux espoirs exultants;
Mais cette sinueuse et noble perspective,
Ce haut pèlerinage au but ambitieux
Etaient un enfantin mirage de mes yeux.
L'humanité chantante, héroïque et pensive
Retombe dans la terre ayant rêvé des cieux !
-Hélas, mes disparus, mes archanges sans ailes,
Vous marchez devant moi pour m'éviter la peur;
Et par vous je sens croître et brûler dans mon coeur,
Au milieu d'une calme et stupéfaite horreur,
Le sombre amour qu'on doit à la mort éternelle !
Déjà combien de mains ont délaissé mes mains...
-Du moins, battez plus fort, coeur empli de courage !
Entraînez avec vous vos morts sur les chemins.
Que leurs regards nombreux brûlent dans mon visage,
Que mon âme abondante abreuve les humains,
Et que je meure enfin comme on vit davantage !

281. "Je respire et tu dors à présent"


Je respire et tu dors, à présent sans limite,
Ayant l'âge du monde et de l'éternité,
Et moi, mêlée encore à l'incessante fuite,
Je vais regarder luire un éphémère été

Je vous verrai, montagne où le jour bleu ruisselle,
Villas au bord des lacs, qui font croire au bonheur,
Rivages où la barque en forme de tonnelle
Berce un couple alangui entre l'onde et les fleurs.

Je vous verrai, mouvante et rieuse prairie
Où l'herbage léger, par les frelons pressé,
Ondoie et luit ainsi qu'une cendre fleurie,
Mêlant ce qui renaît à ce qui a cessé,

Et vous, molle fumée au-dessus des villages,
De tout ce qui finit éphémère contour,
Qui, sur l'air de cristal, déployez vos sillages,
Pesante et calme ainsi qu'un confiant amour.

Mais je n'écoute plus vos voix élyséennes
O liquides tyrans des prés verts et des flots,
Sirènes! Taisez-vous, mensongères sirènes !
Je déjoue à jamais vos attrayants complots

Moi qui suis la vigie ardente du voyage,
Je sais que tout est vain et sombre atterrissage;
Que pourrais-je espérer ou désirer encor,
Puisque tout l'univers est posé sur des morts ?

280. "Je ne veux pas savoir s'il fait clair"


Je ne veux pas savoir s'il fait clair, s'il fait triste,
Si le printemps, exact, va reverdir encor,
Si l'orgueilleux soleil jette son cerceau d'or
Sur les chemins légers de la bleuâtre piste,
Ni si le vif matin a son joyeux ressort,
Et le soir ses couleurs de lin et d'améthyste,
Je sais que pour les morts plus aucun temps n'existe:
Je suis jalouse pour les morts.

279. "La prière devant le soleil"



Ma joie est un jardin dont vous êtes la rose,
Enorme soleil d'or, flamme en corolle éclose,
Héros, d'ardents regards et de flèches armé,
Soleil mille soleils en vous seul enfermés !
Immobile splendeur dont la face tournoie
A force de plaisir, de rayons et de joie !
Archange au seuil du jour, Soleil essentiel
Dont les rayons glissants, comme des fils de miel,
Pendent dans les jardins et se tissent au lierre;
O Soleil bourdonnant cymbale de lumière,
Fanfare étincelante, élan de flûtes d'or,
Laissez que, les deux bras levés, en quel essor !
Je vous répète un chant, infini, monotone...
Peut-être qu'autrefois, Sophocle et Antigone
Vous ont d'un bel amour impétueux servi ;
Mais depuis, dans le temps indolent où je vis,
A l'époque d'orgueil amer où je suis née,
Au travers de la molle et pliante journée,
Nul ne vous a, d'un geste ardent et sibyllin,
Entouré de ses bras, gerbe de blé divin !...
Moi Seule, en vous voyant, je prie et je chancelle.
C'est comme si un aigle en moi ouvrait ses ailes,
Et qu'en roses l'été fît éclore mon sang,
Quand vous apparaissez, beau Soleil jaillissant !
- O masque d'or par où l'éternité regarde,
Quand mon trop doux plaisir au bord de vous s'attarde
J'ai quelquefois souffert d'indicibles tourments ;
D'ailleurs je ne veux pas qu'on vous aime autrement
Que d'un âpre plaisir et d'une ivresse telle
Que, la sentant si vive, on la sente mortelle...
O Lumière ! ô science ! ô source ! ô vérité !
Rien, hors vous, n'est pareil à ce qui a été ;
La face juvénile et chantante du monde
N'a plus sa même grâce au miroir vert de l'onde,
Les forêts d'autrefois jettent d'autres rameaux,
D'autres vaisseaux s'en vont et passent sur les eaux,
La secrète montagne a sa robe défaite,
Des trains sourds ont ému les routes inquiètes,
Des villes sans douceur baignent leur flanc amer
Dans le regard vivant et sacré de la mer.
- Mais vous, attendrissant, inlassable, fidèle,
Vous êtes demeuré le même au-dessus d'elle !
Vous, assis dans l'espace où nul oiseau n'atteint,
Vous brillez comme aux cieux de Jupiter latin ;
Vous êtes comme au temps où, dans la belle Athènes
La coupe de sagesse et de joie était pleine;
Comme au jour où dansait l'enfant Septentrion
Dans Antibes, plus rouge et jaune qu'un brugnon;
Vous êtes comme aux jours des étés de Touraine
Qu'enivrait la Pléiade éclatante et sereine,
Comme aux jours où les Grecs, au bord d'un sable clair
Voyaient luire et fleurir Marseille de la mer...
Azur, Soleil azur ébloui de soi-même !...
Soleil, geste de joie et d'ivresse qui sème
Des grains de seigle d'or aux clairs horizons bleus,
Ah ! Soleil ! que je sois belle devant vos yeux !
- Voyez comme mes mains dans l'air suave passent
Afin de caresser vos rayons dans l'espace !
Je sais que je mourrai, que rien ne peut rester
De ce qui fut si vif sur le monde enchanté,
Que tout va se brisant de mémoire en mémoire;
Satisfaisant pour moi ma détresse de gloire,
Je veux, pour toute douce et vaine éternité,
Avoir été le coeur d'où ce cri est monté !...
Que je meure n'est rien, mais faut-il qu'elle meure,
Elle, la Terre heureuse et grave, la demeure
Des humaines ardeurs, des travaux et des jeux !
Tant de fois caressée et rose de vos voeux,
Elle, si tendre, si dansante et si profonde,
Faut-il qu'elle s'épuise, ô la belle du monde !
Faut-il que, si chaude et si fraîche au matin,
Porte des fleuves secs et des volcans éteints,
Et que, morte, elle soit d'une blancheur de craie,
Elle qui respirait des roses dans la haie...
- Elle, Vous, Soleil, Terre, ineffable douceur !
Soleil, vous la verrez, votre émouvante soeur
Qui, ce matin, dans l'or de vos baisers se pâme,
Lassée et froide ainsi que la lune sans âme,
Les veines et le coeur infiniment ouverts...
O fragile, ô penchant, ô petit univers !
Que toute chose soit mouvante, périssable,
Que les tombeaux aussi soient mortels, que le sable
Soit fait de la victoire éteinte des jours grecs,
Que l'avenir, inerte et froid, soit fait avec
Les bras de Desdémone et les soupirs d'Hélène !...
Savoir qu'un jour la Terre, aride et sans haleine,
N'aura plus d'eau, plus d'air, plus d'ombre et de chaleur,
Nul homme pour pleurer sur l'homme, nulle ardeur
Par quoi l'esprit était plus beau que les étoiles,
Nulle mer, nul vaisseau glissant avec ses voiles
Et passant lentement sur le ciel triste et doux !...
- Et nous ! avoir été tous amoureux de vous,
Avoir chanté, avoir aimé plus que les autres;
Avoir été le tendre et véhément apôtre
De la ferveur, de la pitié, de la beauté,
Et que le temple soit brisé de tous côtés !...
Que ma cendre n'ait plus même la Terre ronde
Quand ma mélancolie est grande comme un monde !
- Et pourtant, je le sens, vive et lasse de pleurs,
J'ai vécu si profonde et si haute en douleurs,
J'ai, dans les soirs pensifs, sous les blanches étoiles,
Des bords de mon esprit écarté tant de voiles,
J'ai fait de mes deux bras, dans l'aube et dans le soir,
Des gestes d'un si vif et si chaud désespoir,
Que dans l'éther divin où monte toute image
Mes désirs se feront un éternel passage !...
Il n'est point ici-bas d'effroi naissant ou vieil
Où ma tendresse n'ait porté son doux soleil.
J'ai vécu, habitant le secret de ma vie,
Chancelante et debout au bord de toute envie.
Avant qu'au mol néant tout amour soit diffus,
Des hommes viendront boire aux sources que je fus ;
Ceux qui, cherchant des bois d'incessante verdure
Se presseront au goût que j'eus de la nature,
Resteront parfumée d'égile et de cerfeuil ;
Et ceux qui toucheront à ce que j'ai d'orgueil
Sentiront leur front las se dorer comme un dôme.
Ceux qui, dans les soirs clairs, évoquant mon fantôme
Qu'un éternel regret de vivre fait languir,
Afin d'unir aux miens leur peine et leur désir
Baisseront vers mon front leur main triste et lassée,
Pleureront non sur eux, mais sur moi, plus blessée...
- Nul coeur humain jamais n'eut autant de frissons;
Mon rêve est un si vif et si ardent buisson,
Que, si j'ouvre mes bras où la tendresse abonde,
Il tombe malgré moi de l'amour sur le monde !...
Amoureuse du vrai. du limpide et du beau,
J'ai tenu contre moi si serré le flambeau,
Que, le feu merveilleux ayant pris à mon âme,
J'ai vécu, exaltée et mourante de flammes...
- Pourtant, Soleil, ayant oublié tout cela,
Tout ce qu'au beau plaisir la science mêla,
Je reviens devant vous, ignorante, priante,
Soleil des verts tilleuls, Soleil de l'amarante !
Soleil de la fougère et des reines-des-prés,
De la bardane d'or et des mûriers pourprés,
Soleil des clairs cailloux où pleuvent des pétales,
Soleil du romarin, soleil de la cigale !
Soleil de l'aube rose au bord du Pont-Euxin,
Soleil d'Ino tenant Bacchus contre son sein,
Soleil du vieux cadran des petits presbytères,
Soleil de tout amour et de toute la terre !...
- Ah! que vous vouliez bien, vous, dieu vivant, venir
Entre les volets blancs que ma main vient d'ouvrir;
Que vous veniez, buveur des belles sources bleues,
Vers moi, brisant l'azur, franchissait tant de lieues !...
- Vous, porteur du réveil, de l'orgueil, de l'espoir.
Votre face n'est pas plus grande qu'un miroir
Où je regarderai ce matin mon visage;
Et pourtant, une telle éblouissante rage
De rayons, de plaisirs, s'anime autour de vous,
Que je défaille, étant, pour mieux vous voir, debout...
- N'est-ce pas, vous savez à quel point je vous aime ?
Tout mon désir nombreux et lumineux essaime
Vers l'espace où mon rêve et vous tremblez tous deux.
Laissez qu'à vos cheveux je mêle mes cheveux.
Voici qu'à l'aube douce où vous venez de naître,
Toute avide de vous je suis à ma fenêtre,
Ma joie est aussi claire, aussi chaude que vous,
Quelque chose est en moi qui vous aime à genoux.
- Fronton d'or, dont mes bras sont les vivants pilastres,
Vous êtes comme un coeur, mon coeur est comme un antre
Si bien que je crois voir, dans le matin vermeil,
Luire et se saluer l'un et l'autre Soleil !...

(Les Eblouissements)

13/04/2011

278. "Puisqu'il faut que l'on vive"


Puisqu'il faut que l'on vive, ayant de tout souffert:
Puisqu'on est, sous les coups du muet univers,
Le stoïque marin d'un persistant naufrage;
Puisque c'est à la fois l'instinct et le courage
D'avancer, en laissant tomber à ses côtés
Tous les lambeaux du rêve et de la volupté,
Et, qu'ayant moins de force, on se prétend plus sage;
Puisque, sans accepter, il faut pourtant subir,
Et que, songeur aveugle, on dépasse l'obstacle
Comme des morts vivants glissant vers l'avenir;
Puisqu'on est tout à coup surpris par le miracle
Du printemps qui revient comme un apaisement:
Arc-en-ciel jaillissant des sombres fondements;
Puisqu'on sent circuler de la terre à la nue
L'entrain mystérieux par qui tout continue,
Et qu'on voit, sur l'azur, les lilas lourds d'odeur
Balancer mollement des archipels de fleurs,
Je pourrais croire encor que la vie est auguste,
Qu'un sûr pressentiment, obscur et solennel,
Fixe au coeur des humains le sens de l'éternel,
Que le labeur est bon, que la souffrance est juste,
Malgré l'essor sans but des méditations,
Malgré l'inerte espace où les soleils fourmillent,
Malgré les calmes nuits où froidement scintille
Le blanc squelette épars des constellations,
Malgré les mornes jours, dont chaque instant ajoute
A la somme des pleurs, des regrets et des doutes
Rués contre nos cœurs comme des ennemis,
Si je n'avais pas vu leur visage endormi.

277. "La nuit rapproche mieux"


La nuit rapproche mieux les vivants et les morts;
Dans l'ombre unie et calme où la fraîcheur s'élance
Voici l'heure du rêve épars et du silence.
A l'horizon s'installe, exacte et sans effort,
La lune demi-ronde, amenant autour d'elle
Son cortège glacé, scintillant et fidèle,
Semblable aux feux légers dispersés dans les ports.
Comme une blanche algèbre, énigmatique et triste,
Cette géométrie insondable persiste,
Et fait des cieux du soir un problème éternel...
Mais rien ne vient répondre à nos pressants appels;
Tout trompe nos regards assurés et débiles,
Les cieux précipités qui semblent immobiles,
L'ombre qui, sur nos fronts, met sa protection,
Le silence propice aux nobles passions.
-O lune aux flancs brisés, mélancolique amphore
D'où ne coule aucun vin pour les cœurs altérés,
Sur Tarente, Amalfi, sur les rochers sacrés,
Baignant l'œillet marin, les vertes ellébores,
Vous sembliez parfois, d'un regard éthéré,
Secourir notre amère et plaintive indigence,
Mais ce soir je ne sens que votre froid dédain.
-Excitant du désir et de l'intelligence,
O lune, accueillez-vous dans vos pâles jardins
L'immense poésie ailée et taciturne
Qui mène les esprits par delà les instincts,
Et que nous confions aux espaces nocturnes,
A l'heure où, quand tout bruit et tout éclat s'éteint,
Notre coeur vous choisit comme un appui lointain?...
Mais en vain mon esprit qui souffre et qui réclame
Interroge.-La brise, alerte et tiède, trame
Un tissu délié où les parfums se pâment.
Et je respire avec un coeur exténué
La douce odeur des nuits, qui vient atténuer
Le vide sans espoir où ne sont pas les âmes.

276. "Ton absence est partout"


Ton absence est partout une obscure évidence,
Vaste comme la foule, et comme elle encombrant
La route où je m'avance, errante, et respirant
Le souvenir diffus de ta sainte présence...
Partout où tu étais, coeur à jamais enfui,
Tu te dresses pour moi, fantôme tendre et triste,
Et ta compassion inefficace assiste
A tout l'étonnement qui porte mon ennui...
Puissé-je demeurer toujours grave, inquiète,
Et n'accueillir jamais, au calme instant du soir,
Cette paix sans bonheur qui lentement nous guette
Quand l'âme est délivrée, enfin, de tout espoir.

275. "Le souvenir des morts"


Des nuages, du froid, de la pluie et du vent
Le printemps est sorti sur toute la nature;
Les arbres ont repris leur verdoyante enflure,
Et semblent protéger les rapides vivants.
Ils vont, ces affranchis, à qui la Destinée
Accorde encor un jour de délice ou de paix,
Et leur aveuglement candide se repaît
De ce sursis de vie, humble et momentanée.
Ainsi vont les humains tolérés par le Temps !
-Tel un chaînon léger à la chaîne des âges,
Il tinte clair et frais, le vaniteux printemps,
Et comme un vif grelot excite leur courage !
Mais je ne louerai pas le hardi renouveau:
Le printemps vient des morts, et je le leur dédie.
Tout est vaine, bruyante ou morne comédie,
Puisque tout est détresse accédant au repos.
-Multitude endormie en la cité des pierres
Ils ont l'éternité que nous n'obtenons pas,
L'espace est concentré sous leur faible paupière,
L'obsédant mouvement s'arrête sous leurs pas.
Alignés côte à côte, austère compagnie,
Ils sont des étrangers, que seul dérangera
Le convive nouveau, en funèbre apparat,
Qu'on descend au séjour de la monotonie.
En vain les yeux vivants, penchés sur leur néant,
Tentent de réveiller ces puissantes paresses,
Et d'absorber les corps à force de caresses
Ainsi que le soleil aspire l'océan !
Anéantis, fermés et froids comme les astres,
Ils restent. Ni les voix, ni le chant des clairons,
Ni le sublime amour flamboyant n'interrompt
Le silence infini de leur calme désastre.
Ah ! les rires, l'espoir, les projets, les étés
Sont d'incertains signaux à qui mon coeur résiste;
La vie est sans aspects puisque la mort existe.
Je vous salue, ô Morts ! Constance, Fixité !
-On bâtit: des maçons debout sur les tranchées
Font vibrer dans l'azur le bruit vaillant du fer,
Mais mes yeux vont, emplis d'un songe âpre et désert,
De nos maisons debout à vos maisons couchées.
Je laisse les oiseaux, dans le laiteux azur,
Acclamer la saison insinuante et tendre;
Je pense aux froids jardins enfermés dans les murs
Où les morts patients rêvent à nous attendre.
Je m'éloigne de tout ce qui vit et qui sert;
Je pense à vous: mon but, mes frères, mon exemple.
La Mort vous a groupés dans son grave concert,
Et sa sombre unité, nous la chantons ensemble !

274. "Les vivants se sont tus"


Les vivants se sont tus, mais les morts m'ont parlé,
Leur silence infini m'enseigne le durable.
Loin du coeur des humains, vaniteux et troublé,
J'ai bâti ma maison pensive sur leur sable.
-Votre sommeil, ô morts déçus et sérieux,
Me jette, les yeux clos, un long regard farouche;
Le vent de la parole emplit encor ma bouche,
L'univers fugitif s'insère dans mes yeux.
Morts austères, légers, vous ne sauriez prétendre
A toujours occuper, par vos muets soupirs,
La race des vivants, qui cherche à se défendre
Contre le temps, qu'on voit déjà se rétrécir;
Mais mon coeur, chaque soir, vient contempler vos cendres.
Je ressemble au passé et vous à l'avenir.
On ne possède bien que ce qu'on peut attendre:
Je suis morte déjà, puisque je dois mourir.

273. "Il paraît que la mort"


Il paraît que la mort est naturelle et juste,
Que l'esprit s'y soumet, que des êtres, heureux,
Rient après avoir vu ces pâleurs auprès d'eux,
Et qu'ils ont accepté la loi sombre et vétuste.
Mais moi, portant la vie infinie en mon corps,
Je n'ai pas vraiment cru à cet inévitable,
J'ignorais que l'on pût subir l'inacceptable,
Je ne le saurais pas si vous n'étiez pas mort.
Ainsi ce soir est doux, l'ombre s'étend, respire,
Les arbres humectés savourent qu'il ait plu;
Un train siffle, on entend des persiennes qu'on tire,
Tout l'air est bruissant, et tu ne l'entends plus!
Ai-je vraiment bien su, dès ma sensible enfance,
Que tout est vie et mort, échange fraternel ?
Je me sens tout à coup atteinte d'une offense
Dont je demande compte au destin éternel.
L'espace est bienveillant, les astres brillent, l'air
Répand de frais parfums que les arbres échangent;
Mais je n'accepte pas cet horrible mélange
D'un soir épanoui et des morts recouverts.
-O mes jeunes amis, qui faisiez mes jours clairs,
Pourquoi sont-ce vos mains inertes qui dérangent
L'ordre imposant de l'univers ?

272. "Puisque j'ai su par toi"


Puisque j'ai su par toi que vraiment on mourait,
Visage étroit et froid, ô toi qui fus la vie,
Je suivrai d'un regard sans peur et sans envie,
Ce qui commence ainsi que ce qui disparaît.
C'est toi le premier front que j'ai vu sombre et pâle,
Après avoir connu ton rire illuminé,
Et tu m'as révélé l'inanité finale
Qu'on rejoint et qu'on fuit depuis que l'on est né.
Quels que soient désormais tous les deuils qui m'accablent,
Ces fantômes nouveaux n'enfonceront leurs pas
Que dans tes pas légers imprimés sur le sable,
Et leur cruel départ ne me surprendra pas.
Mais je meurs en songeant à ces futurs trépas,
Tout mon être est lié à des souffles instables,
C'est par vous, mes humains, que je suis périssable !

271. "Hélas, il pleut sur toi"


Hélas, il pleut sur toi par delà les faubourgs,
Où ceux qui t'aimaient t'ont laissé, la mort venue,
Dans le froid cimetière où languit tout amour...
Et le fleuve effilé qui coule de la nue
Abat sur toi son bruit tambourinant et sourd!
Il pleut; moi je suis là, sous un abri de toile,
Dans mon jardin d'été, auprès de ma maison;
Je ne t'aperçois plus au bout de l'horizon,
O jeune mort dormant sous de funèbres voiles!
-Le bruit que fait la pluie en touchant les gazons
Semble, dans cette verte et sereine saison,
Un frais fourmillement qui tombe des étoiles...
Et le dédain que j'ai pour la vie usuelle,
Alors que ton esprit lumineux s'est enfui,
M'emplit d'un si lucide et pathétique ennui,
Que le monde mystique à mes sens se révèle,
Avec un évident et ténébreux coup d'aile,
Comme par ses parfums un jardin dans la nuit.

270. "L'abime"


Je vais partir, mon coeur se brise, puisque toi
Tu ne peux plus choisir l'arrêt ou le voyage,
Et que la sombre mort me cache ton visage
Sous le bois et le plomb de ton infime toit.
Je viens, dans la cité pierreuse du silence,
Rêver près de ta tombe, interroger encor
La place aride et creuse où l'on a mis ton corps,
Et connaître par toi ta triste indifférence.
Ainsi je vois les cieux, limpides, arrondis;
Le feuillage léger des tombeaux est vivace;
Lampe exaltante et gaie, à l'heure de midi
Le soleil vient chauffer ton étroite terrasse.
Et tu dors à jamais! Le passé, l'avenir
De leurs fortes parois te pressent et t'enclavent,
Tu ne te défends plus, ô mon timide esclave,
Et tu n'as pas été, puisque tu peux finir.
Tu vivais. Et, moi qui, dès ma pensive enfance,
N'avais pas accepté les durs défis du sort,
J'ai dû te voir entrer, craintif et sans défense,
Dans le sombre accident quotidien de la mort;
Tu dors, mon emmuré, et mon regard qui plonge
Jusqu'à ton front détruit, à jamais cher pour moi,
Ne peut plus t'apporter cette part de mes songes
Qui te plaisait ainsi qu'un mutuel exploit.
-Puisque je n'ai pas pu empêcher ces désastres,
Nature ! moi qui fus leur conseil et leur soeur,
Puisque je ne peux pas réveiller la torpeur
Des jeunes corps dormant dans l'étrange moiteur
De vos froids souterrains aux ténébreux pilastres,
Que du moins ma tristesse et son étonnement,
Comme un reproche ardent, flotte éternellement
Entre les tombeaux et les astres !

12/04/2011

269. "Les morts"


Seigneur, j'ai vu la face inerte de vos morts,
J'ai vu leur blanc visage et leurs mains engourdies;
J'ai cherché, le front bas devant ces calmes corps,
Ce qui reste autour d'eux d'une âme ivre et hardie.

Leur triste bouche, hélas ! hors du bien et du mal
A conquis la suprême et vaine sauvegarde;
Comme un remous secret, hésitant, inégal,
Un flottant inconnu sous leurs traits se hasarde.

Rien en leurs membres las n'a gardé la tiédeur
De la haute aventure, humaine, ample et vivace;
Ils sont emplis d'oubli, d'abîme, de lourdeur;
On sent s'éloigner d'eux l'atmosphère et l'espace.

Barques à la dérive, ils ont quitté nos ports;
Ainsi qu'une momie au fil d'un flot funèbre,
Ils vont, fardeau traîné vers d'étranges ténèbres
Par la complicité du temps rapide et fort.

Nos déférents regards humblement les contemplent:
Soldats anéantis, victimes sans splendeur !
-J'écoute s'écrouler les colonnes du temple
Que mon orgueil avait élevé sur mon coeur.

Hélas! nul Dieu, nul Dieu ne parle par leur ombre;
Aucun tragique jet de flamme et de fierté
N'émane de ces corps, qui, détachés des nombres,
Sont tombés dans le gouffre où rien n'est plus compté...

Ainsi je m'en irai, cendre parmi les cendres;
Mon regard qui marquait son sceau sur le soleil,
Mes pas qui, s'élevant, voyaient les monts descendre,
Subiront ce destin singulier et pareil.

Je serai ce néant sans volonté, sans geste,
Ce dormeur incliné qui, si on l'insultait,
Garderait le silence absorbé qui lui reste,
N'opposerait qu'un front qui consent et se tait.

-Ah! quand j'étais si jeune et que j'aimais les heures
Par besoin d'épuiser mon courage infini,
Je songeais en tremblant à la sombre demeure
Qu'on creuse dans le sol granuleux et bruni;

Mais rien n'irritera l'épave solitaire;
La peur est aux vivants, mais les morts sont exclus.
Quoi ! Rien n'est donc pour eux ? Quoi ! Pas même la terre
Ne se fera connaître à leurs sens révolus ?

Rien ! Voilà donc ton sort, âme altière et régnante;
Voilà ton sort, coeur ivre et brûlant de désir;
Regard ! Voilà ton sort. Douleur retentissante,
Voilà votre tonnerre et votre long loisir !

Rien ! Oui, j'ai bien compris, mon esprit s'agenouille;
Je jette mon amour sur cette humanité
Qui, toujours encerclée et prise par la rouille,
Transmet l'ardent flambeau de son inanité...

Ainsi, je sais, je sais ! Accordez-moi la grâce
De souffrir à l'écart, de laisser à mon coeur
Le temps de regarder les univers en face
Et de ne pas faiblir de honte et de stupeur :

Ainsi je n'étais rien, et mon esprit qui songe
Avait bien parcouru les espaces, les temps;
Comme l'aigle qui monte et le dauphin qui plonge
Je revenais portant les riants éléments !

La fierté, la pitié, les pardons, le courage,
En possédant mon coeur se l'étaient partagé;
Sans répit, sans repos, je luttais dans l'orage
Comme un vaisseau qu'un flot fougueux rend plus léger !

C'est bien, j'accepte cet écroulement du rêve,
Ce suprême répons à mon esprit dressé
Comme une tour puissante et guerrière où se lèvent
L'Attente impétueuse et l'Espoir offensé !

Mais avant d'accepter, sans plus jamais me plaindre,
Ce lot où vont périr l'espérance et la foi,
Hélas ! Avant d'aller m'apaiser et m'éteindre,
Amour, je vous bénis une dernière fois :

Je vous bénis, Amour, archange pathétique,
Sublime combattant contre l'ombre et la mort,
Lucide conducteur d'un monde énigmatique,
Exigeant conseiller que consulte le sort;

Par vos terribles soins, comme de grandes fresques,
L'Histoire des humains suspend au long des jours
Des figures en feu, pourpres et romanesques,
Dont la flamme et le sang ont tracé les contours.

-Seigneur, l'âme est l'élan, la dépense infinie,
Seigneur, tout ce qui est, est amour ou n'est rien.
Au centre d'une ardente et plaintive agonie
J'ai possédé les jours futurs, les temps anciens;

Vienne à présent la mort et son atroce calme,
Mer où les vaisseaux n'ont ni voiles ni hauban,
Contrée où nul zéphyr ne fait bouger les palmes,
Arène où nul couteau ne trouve un coeur sanglant !

Vienne la mort, mon âme a dépassé les bornes,
Mon esprit, comme un astre, aux cieux s'est projeté,
J'ignorerai l'abîme humiliant et morne,
Mon coeur dans la douleur eut son éternité !

Les Vivants et les Morts

Illustrations : sources non identifiées

268. "O Dieu mystérieux"


O Dieu mystérieux qui n'aimez pas les êtres,
Qui les avez jetés, pleins d'amour et d'espoir,
Dans un monde où jamais rien de vous ne pénètre
Pour rassurer leurs jours, pour éclairer leurs soirs,
Peut-être n'avez-vous de soucis paternels
Que pour les verdoyants et calmes paysages,
Qui sont comblés d'azur, d'allégresse, de miel,
Et d'un apaisement que n'ont pas les visages ?
-Les jeux des papillons, des oiseaux, des zéphyrs,
Une branche qu'un flot de soleil ploie et marque,
Font bouger l'horizon, que l'on croit voir frémir
Comme une frêle tente au-dessus d'une barque.
Se joignant dans un net et décisif amour,
Le cristal bleu de l'air et la lente colline
Allongent leur unique et mutuel contour
Dans la molle atmosphère, assoupie et câline.
Les rameaux délicats et gommeux des sapins,
S'offrant, se refusant aux brises qui les pressent,
Et grésillant ainsi qu'un tison argentin,
Emplissent l'air de leurs parcelles de caresses:
Caresse étincelante, hésitante et sans fin,
Qui ne se lasse pas, et, toute une journée,
Imite sur l'azur éblouissant et fin
L'élan d'une âme active et toujours enchaînée.
Des papillons s'en vont comme des messagers
De la pelouse à l'arbre et de l'arbre à la nue,
Et leur vol oscillant tâche de s'alléger
De l'importune ardeur à leurs flancs retenue.
Tout est heureux parmi ce ploiement des rameaux;
Dans le lointain, un chien impétueux aboie;
Un train coule, rapide et lisse comme une eau;
Et partout c'est la joie: antique et neuve joie !
-Ah! puisque vous n'étiez, Dieu des cieux enivrés,
Qu'un Sultan amoureux des jardins et des arbres,
Qui, la nuit, contemplez les bleus poissons nacrés
Que la lune nourrit dans son bassin de marbre,
Puisque, Dieu d'Orient, opulent et cruel,
Vous n'aimiez du sol noir où les hommes expirent
Que ces tapis de fleurs, ces châles sensuels
Bariolés ainsi que de lourds cachemires,
Pourquoi nous avez-vous placés dans ces jardins
Où, l'esprit enfiévré de naïve puissance,
Ignorant votre immense et nonchalant dédain
Nous cherchons à goûter votre invisible essence ?
-Pauvres gladiateurs qui n'ont droit qu'à la mort,
La splendeur de l'espoir nous entraîne et nous broie;
Quel but assignez-vous au courage, à l'effort,
Puisque l'homme n'est pas désigné pour la joie ?
Du haut de vos balcons, sur les divans des cieux,
Le bras traînant au bord des pompeuses nuées,
Vous regardez, Sultan d'Asie aux cheveux bleus,
La sombre armée humaine, avide et dénuée.
Vous savez que l'homme est l'esclave révolté,
Celui dont le désir a dépassé vos règles,
Et dont l'esprit, plus haut que la sérénité,
A le frémissement des prunelles de l'aigle.
Et vous vous détournez de son sublime orgueil:
Qu'il souffre, qu'il s'obstine ou défaille, qu'importe ?
Son passage ne fait pas d'ombre sur votre oeil
Qu'enchantent des jets d'eau sous les arceaux des portes.
Vous dites: «Que me veut ce lutteur irrité,
Qui, par moi introduit dans la royale arène
Pour servir de spectacle à mon oisiveté,
Pense pouvoir fléchir ma langueur souveraine ?
Que les chaleurs, les eaux, les tigres des forêts
Le détruisent, qu'il aille en ces métamorphoses
Où toujours ma puissance invincible apparaît;
Je ne distingue pas l'homme d'avec les choses...»
-Que vos jardins sont beaux, que vos vergers sont clairs,
Seigneur ! Père des flots, des saisons, des contrées;
Des cymbales d'argent semblent frapper les airs,
Et soulèvent aux cieux des trombes azurées !
Non, nous n'avions pas droit à vos soins vigilants,
Notre grandeur n'est pas le fruit d'or de votre oeuvre;
Vous nous aviez créés d'un coeur indifférent,
Comme le rossignol et la verte couleuvre.
Vous ne pouviez savoir que de vos frais matins,
De vos nuits, que les vents transportent d'allégresse,
Nous ferions, nous, rêveurs exigeants et hautains,
Le temple de notre âpre et frénétique ivresse;
Que toujours désirant et jamais satisfaits,
Aux flèches du désir ajoutant le reproche,
Nous emplirions l'éther insensible et parfait,
D'un chant plus remuant que l'orage et les cloches;
Que l'amour et la mort, dont vous aviez lié
Les mains, dans une sage et suave harmonie,
Seraient pour nous, héros toujours à l'agonie,
Le mystique portail avec ses deux piliers;
Que nous appellerions amour, splendeur, désastre,
Ce qui n'est à vos yeux que la pente du sort.
Et qu'avec nos orgueils, nos défis, nos transports,
Nous viendrions, Bouddha qui rêvez dans les astres,
Près de la lune, blanc lotus mort à demi,
Ecoutant la musique éparse et frémissante
Que font les sphères d'or en leur course dansante,-
Troubler par nos sanglots votre rire endormi.

267. "Les manes de Napoléon"


On voit un blanc jardin et des pelouses vertes.
Le jour d'été nous suit par les portes ouvertes,
Et visite avec nous le dôme nébuleux.
Le vitrage répand des flots de rayons bleus
Pareils à la lueur des campagnes d'Egypte.
Des étrangers, autour de la muette crypte,
Contemplent, le visage appuyé sur leurs mains,
Cette cendre d'un dieu resté chez les humains.
Lourd comme un noir canon d'où s'envole la poudre
On voit luire l'autel, couleur d'encre et de foudre,
Où l'on peut méditer, toucher, goûter l'honneur,
Vif comme l'onde, et chaud comme sous l'Equateur !
Pour un esprit qui songe un tel lieu doit suffire.
O héros endormi dans le bloc de porphyre,
En vain, dans l'univers, nous recherchions vos pas:
Vous embrassez le monde, il ne vous contient pas.
Sous les palmiers du Nil, sur l'or mouillé des sables,
Vos pas victorieux restaient insaisissables.
Dans les bleuâtres soirs du parc de Malmaison,
Votre ombre erre toujours par delà l'horizon.
Mais la mort déférente, assoupie et sans borne
Est assez vaste, enfin, pour votre face morne.
On contemple, effrayé: ce lit pourpre et puissant
Enferme ce qui fut votre âme et votre sang.
Et vous êtes là, vous à qui l'on ne peut croire
Tant vous êtes encore au-dessus de la gloire !
De quel esprit serein, de quel orgueil content,
Je songe qu'à jamais vous emplissez le temps,
Et que l'orgueil sacré peut laisser choir à terre,
Dans ce temple français de la Victoire Aptère,
Ces ailes que l'on vit sur toutes les cités,
Epandre leur tempête et leur témérité !
Je pense à votre grand retour de l'île d'Elbe;
Les blancs oiseaux des mers, les alcyons, les grèbes,
Chauds de soleils, pareils à des aigles d'argent
Vous suivaient sur la mer où vous alliez, songeant.
Quand vous êtes venu, seul, et jetant vos armes,
Les faces des soldats se couvrirent de larmes.
Ainsi vit-on, un jour, jaillir et s'épancher
L'eau vive que Moïse arrachait du rocher !
Avançant lentement par Cannes, par Grenoble,
Vous marchiez tout le jour; prévoyant, calme, noble;
Invincible, isolé, sûr comme le destin,
Vous reposant le soir, repartant le matin,
Distribuant déjà vos faveurs et vos ordres,
Recevant les baisers de ceux qui voulaient mordre
Et trouvant, ô miracle éclatant en un jour,
Une immense contrée avec un seul amour !
Et Paris enivré autour de vous se presse.
Vous êtes soulevé par sa sainte caresse:
Vous avancez debout, porté de main en main,
Blanche idole, pesant sur tout l'amour humain.
Vous passiez, entrouvrant la foule opaque et lisse,
Comme un vaisseau bombé sur une mer propice;
Vous alliez, les deux bras étendus, les yeux clos,
Statue au front doré qu'on soulève des flots;
Héros dont on célèbre un vivant centenaire !
Votre nom sous l'azur roulait comme un tonnerre
Qui tranche les sommets et remplit les vallons.
Un de vos maréchaux, marchant à reculons
Devant les Tuileries flambantes comme une arche,
Gravissant l'escalier devant vous, marche à marche,
Joyeux, vague, extatique, éperdu, sombre et doux,
Répétait tendrement: «C'est vous ! c'est vous ! c'est vous !»
Mais vous, seul, au-dessus du flot qui vous assaille,
N'ayant pas de témoin qui fût à votre taille,
Contemplant l'horizon d'où les dieux sont absents,
De quel aride coeur goûtiez-vous cet encens ?
Le temps passa, lugubre. Un soir on vint descendre,
Dans cette arène vaste et basse, votre cendre.
On mit un grand soleil autour de ce repos.
Comme un bouquet de lis déchirés, les drapeaux
Chez les rois arrachés, dans vos rudes conquêtes,
Fleurirent saintement le silence où vous êtes.
Et depuis, chaque jour, courbés, baissant le front,
Les hommes étonnés, muets, errent en rond,
Ainsi qu'une pensive et vague sentinelle,
Autour du puits où dort votre cendre éternelle.
-Quand meurent des héros, la piété des humains
Leur élève au sommet fascinant des chemins
Un tombeau clair, altier, imposant, qui s'érige,
Et marque hautement la gloire du prodige;
Et le passant alors, surpris, levant les yeux,
Honore le front haut cet esprit radieux.
Mais vous, plus grand qu'eux tous dans la sublime histoire,
Vous avez cette étrange et solennelle gloire
Par qui tous les orgueils sont brisés tout à coup,
Qu'il faille se pencher pour regarder sur vous.

266. "Vers écrits sur les champs de bataille d'Alsace-Lorraine"


Ce matin de brouillard, d'orage et de langueur,
Devant un glorieux et triste paysage,
Je ressens, avec plus de fièvre et de vigueur,
L'amour et la fierté qui divisent le coeur
Elancer vers les cieux leur différent courage !
Hélas! les grands sanglots de l'orgueil menacé
Ne sont souvent qu'un bruit de vagues, que domine,
De ses bras éperdus, de ses cris insensés,
Le désir des humains, qui rôde, convulsé,
Dans son empire d'or, de soif et de famine !
-Quel mortel n'a connu vos somptueux élans,
Passion de l'amour, unique multitude,
Danger des jours aigus et des jours indolents,
Orchestre dispersé sur les vents turbulents,
Rossignol du désir et de la servitude !
Mais pour que soient domptés ces iniques transports,
Nous irons aujourd'hui parmi les tombes vertes
Où les croix ont l'éclat des mâts blancs dans les ports;
Et nous suivrons, le coeur incliné vers les morts,
La route de l'orgueil qu'ils ont laissée ouverte.
Voix des champs de bataille, âpre religion !
Insistance des morts unis à la nature !
Ils flottent, épandus, subtile légion,
Mêlés au blé, au pain, au vin des régions,
Hors des funèbres murs et des humbles clôtures.
-Un jour, ils étaient là, vivants, graves, joyeux.
Les brumes du matin glissaient dans les branchages,
Les chevaux hennissaient, indomptés, anxieux,
L'automne secouait son vent clair dans les cieux,
Les casques de l'Iliade ombrageaient les visages !
On leur disait: «Afin qu'une minute encor
Le sol que vous couvrez soit la terre latine,
Il faut dans les ravins précipiter vos corps.»
Et comme un formidable et musical accord
Ces cavaliers d'argent s'arrachaient des collines !
Ivre de quelque ardente et mystique liqueur,
Leur âme, en s'élançant, les lâchait dans l'abîme.
Ils croyaient que mourir c'était être vainqueurs,
Et les armées semblaient les battements de coeur
De quelque immense dieu palpitant et sublime.
Ils tombaient au milieu des vergers, des houblons,
Avec une fureur rugissante et jalouse;
Leurs bras sur leur pays se posaient tout du long,
Afin que, dans les bois, les plaines, les vallons,
On ne sépare plus l'époux d'avec l'épouse...
-O terre mariée au sang de vos héros,
Ceux qui vous aimaient tant sont une forteresse
Ténébreuse, cachée, où le fer et les os
Font entendre des chocs de sabre et des sanglots
Quand l'esprit inquiet vers vos sillons se baisse.
Plus encor que ceux-là, qui, vivants et joyeux,
Tiendront les épées d'or des guerres triomphales,
Ces morts gardent le sol qu'ils ramènent sur eux;
Leur pays et leur coeur s'endorment deux à deux,
Et leur rêve est entré dans la nuit nuptiale...
Le Rhin, paisible et sûr comme un large avenir
Où s'avancent les pas de la France éternelle,
Verse à ces endormis un puissant élixir,
Qui, dans toute saison, les fait s'épanouir
Comme un rose matin sur la molle Moselle !
-Les blés roux et liés sont aux ruches pareils,
De tous les chauds vallons monte un parfum d'enfance,
Mais, embusqué le soir sur le coteau vermeil,
Comme un pourpre boulet le rapide soleil
Semble prêt à venger quelque indicible offense.
Ni le doux ciel coulant sur les fruits verts et bleus,
Ni l'eau pâle qui dort dans le cercle des saules,
En ces graves pays ne nous penchent vers eux,
En vain l'été répand ses baumes vaporeux,
Un plus fort compagnon s'appuie à notre épaule:
C'est vous, ange irrité, taciturne, anxieux,
Par qui le sang jaillit et l'ardeur se délivre,
Honneur secret et fier, qui marchez dans les cieux,
Par qui l'agonie est un vin délicieux,
Quand, pour vous obtenir, il faut cesser de vivre !
Exaltants souvenirs ! O splendeur de l'affront
Par qui chaque être, ainsi qu'une foule qui prie,
Se délaisse soi-même, et, la lumière au front,
Vif comme le soleil qu'un fleuve ardent charrie,
Préfère aux voluptés, qui toujours se défont,
Le grand embrassement du mort à sa patrie !

265. "A Mistral"


O Mistral, la Mireille antique,
Chloé qui dansait dans le thym,
Suspend sa flûte bucolique
Au vert laurier de ton jardin !
Elle s'approche et te contemple;
Et, dans le vent rapide et pur,
C'est toi la colonne du temple,
C'est toi l'olivier sur l'azur !
Tu étincelles dans l'espace
Par tes airs de pâtre et de roi;
Ton coeur enveloppe ta race
Et ton pays descend de toi !
Sous le soleil et les étoiles
Tu tiens ta lyre au son hautain,
Comme un vaisseau gonfle sa voile
Et bondit sur les flots latins !
Le vent bleu, sur la pierre blanche,
De ses beaux bras audacieux
Trempés dans le parfum des branches,
Etale ton nom sous les cieux !
La musique glissante ou vive
Baigne et soulève tes pipeaux
Comme un fleuve franchit sa rive
Et s'étend parmi les roseaux...
-Ainsi nous recherchions l'Histoire,
L'Hellade avec ses temples roux,
Quand c'est toi, la Nef, la Victoire,
Et le Grec béni de chez nous !
Et Chloé, fille de Sicile,
Retrouve en toi le sol natal;
Son miroir, sa lampe d'argile,
Elle les consacre à Mistral,
Heureuse, après un si long somme,
De voir, dans l'azur et le vent,
Que Daphnis, le plus beau des hommes,
A pris l'éclat d'un dieu vivant.

264. "En ces jours déchirants"


En ces jours déchirants où le Destin me brave
Et lentement me vainc, Seigneur, soutenez-moi,
Jusqu'au mystique instant que mon coeur entrevoit,
Où je confesserai que la douleur est suave;
Déjà son huile sainte a pénétré mes os;
Je renonce à vouloir, à désirer, à vivre;
Quand l'instinct est rompu, les âmes volent haut...
Douleur, c'est votre poids sacré qui me délivre;
C'est par votre grandeur qu'on atteint au repos.

11/04/2011

263. "Elévation"


Je n'ai rien accepté du séjour sur la terre,
Jamais le sort humain n'eut mon consentement;
J'ai langui, j'ai bondi, nomade et solitaire,
Des paradis de joie aux enfers du tourment.
La vie en me touchant a décuplé sa force:
Pour mieux combler mon âme et creuser mon émoi,
L'espace, les soleils, les pays, les écorces
Se joignaient à mon corps et brûlaient avec moi !
Enfant, j'ai désiré le sort, l'amour, la vie
Avec l'arrachement des fleuves vers la mer;
Je me retourne encor, étonnée et ravie,
Vers l'image que j'eus d'un si tendre univers:
Que les jours se levaient splendides dans ma joie!
Quel torrent ascendant de mon coeur vers les cieux!
Mais l'orchestre s'est tu; la brume qui me noie
M'entraîne mollement aux lieux silencieux.
J'ai la sérénité d'être sans espérance,
Je ne souhaite rien, j'ai pris congé de moi;
Ma force, mes désirs, mes regrets, ma souffrance
Ont fui comme le temps laisse tomber les mois.
Mon coeur libre est ouvert à tout écho sublime,
Les fiers chevaux du Cid y font sonner leurs pas;
J'étends, les yeux penchés au-dessus des abîmes,
Une main qui pardonne et l'autre qui combat.
Je sais que l'héroïsme est la suprême ivresse,
Le mont où retentit la trompette d'argent,
Mais plus le bond est haut, plus sûrement il blesse:
Les esprits éblouis sont les plus indigents.
Je vois bien que tout fleuve orgueilleux a sa rive,
Que tout a sa mesure et son empêchement,
La chance aux yeux divins, rapidement nous prive,
Et quand le sombre amour a pitié, c'est qu'il ment.
Je ne demande pas à l'énigme du monde
Quel dieu favorisait puis délaissait mon coeur,
Ni quel fleuve d'amour, en détournant ses ondes,
A déposé chez moi ce limon de langueur !
Hélas ! que tout nous fuit ! Comme tout nous rejette !
Comme tout aboutit à ce hideux repos
Qui de la terre fait un immense squelette
Où les foules sans nombre ont aligné leurs os !
-Et maintenant, debout comme les astronomes
Dans les limpides nuits d'Agra et de Philæ,
Je contemple, au-dessus des mondes et des hommes,
Les signes infinis de mon coeur étoilé !

262. "Le destin du poète"


C'était un matin chaud, serein, religieux,
Dans cette ombre bleuâtre où l'homme naît; les dieux
Tenaient entre leurs mains une âme qui tressaille,
Qui s'éveille et s'émeut. Les dieux disaient: «Qu'elle aille,
Luttant contre les vents et le nuage obscur,
Dans l'azur et toujours plus avant dans l'azur!
Qu'errante, mais encore à nos cieux retenue,
Elle vive les bras étendus vers la nue,
Ne pouvant oublier et ne pouvant saisir
Le souvenir épars de l'immortel plaisir;
Qu'elle aille, épi de blé que l'univers va moudre,
S'attachant au soleil, s'attachant à la foudre;
Qu'innocente, et croyant à la bonté du jour,
Elle répande en vain son ineffable amour,
Et que toute sa joie, enivrée, abattue,
Retombe sur son coeur comme un fardeau qui tue !
Qu'aucun baiser ne soit assez âpre et puissant
Pour celle dont le sang veut rejoindre du sang;
Ivre d'effusion et d'ardeur fraternelle,
Que les mots qu'elle dit ne soient compris que d'elle.
Quand la clarté des nuits étend l'ombre des ifs,
Que tous ses désirs soient allongés, excessifs,
Et qu'elle porte alors, comme un poids qui l'écrase,
Les souhaits, le plaisir, le regret et l'extase !
Qu'un matin, dédaignant les douceurs de l'été,
N'aimant plus que l'orgueil et que l'éternité,
Elle aille, se blessant d'un véhément coup d'aile;
Qu'elle soit morte enfin, et qu'il ne reste d'elle
Que quelques chants plaintifs, dont le tremblant éclat
Touche moins que l'odeur vivante des lilas,
Que les cris des oiseaux dans les nuits sanglotantes,
Que les pleurs des jets d'eau, que les brises errantes,
Et qu'ainsi les humains, dont le coeur faible et dur,
Ignore nos desseins enfermés dans l'azur,
Qui croient que leur bonheur est notre complaisance,
Voyant cette âme lasse et lourde de souffrance,
Ne puissent pas savoir,-secret profond des dieux,-
Que c'était celle-là que nous aimions le mieux.

261. "Je sais que rien n'est plus"


Je sais que rien n'est plus pour moi, et cependant
Je regarde parfois les choses de l'espace,
Je vois l'ombre de l'if qui divise l'étang,
Et l'azur s'entr'ouvrir pour un oiseau qui passe.
La cloche d'un couvent disperse dans les airs
Son rêve débordant et son Credo candide:
Douce cloche, oasis d'argent du bleu désert,
C'est vous la palme et l'eau des soirs tendres et vides !
Dans la rue, un enfant, un marchand, un tonneau
Rendent le calme éther et le pavé sonores;
Je rêve d'un jardin tropical, sur les flots
Où gonflent mollement les pompeuses Comores.
Et je regarde luire, entre les toits serrés
Où mes tristes regards lentement aboutissent,
Ces cieux du soir qui sont si doux et si propices
Aux âmes qui n'ont pas encor désespéré.

260. "Je vis, je pense et l'ombre ..."


Je vis, je pense, et l'ombre insensible et divine
Dans le vallon obscur m'entoure de splendeur;
Le romanesque vent, en s'ébattant, incline
Sur le noir oranger le sureau lourd d'odeur.
Et je suis le témoin vigilant, perspicace,
De cette heure fougueuse où tout tressaille et boit;
Et rien qu'en respirant, je retrouve la trace
Des passants glorieux engloutis avant moi.
Et pourtant quel silence! Immobile présage,
Les étoiles aux cieux maintiennent fixement
Leur calme groupement, irrégulier et sage,
Vestige ténébreux d'un vaste événement.
Rien, je ne saurai rien de l'énigme du monde !
Je m'y suis insérée avec autant d'amour
Que l'arbre dans le roc, que la rive dans l'onde,
Que le dard du soleil dans la pulpe du jour.
Mais je ne saurai rien; j'interroge, et j'écoute
Mon rêve qui répond à mon âme; et j'entends
La foule des secrets, des désirs et du doute
Agir en moi depuis la naissance du temps...
Parfois, dans un sursaut de connaissance épique,
J'enveloppe l'espace et ses sombres lueurs,
Depuis la lune morte au sein des cieux mystiques,
Jusqu'aux chats d'Orient, sanglotant dans les fleurs.
Mais je ne saurai rien de ma tâche éphémère !
-Insondable Univers que j'ai cru posséder,
Je n'interromprai pas ma pensive prière
Vers ton muet orgueil, qui ne peut pas céder.
-Beau soir, tout envolé de parfums et de brises,
Remuante ténèbre, agile et fraîche ardeur,
C'est en vain que ma voix vous suit et vous attise,
Comme la flûte grecque accompagne un danseur !
Je suis mortelle, et tout ce que je loue est stable!
Mon être se dissout, mon passé est errant;
Vous brûlerez sans moi, ô monde délectable !
La lune luit; le vent se baigne dans le sable,
Et j'écoute monter vers les cieux odorants,
Mon esprit dilaté, clairvoyant, secourable,
Qui, tout imprégné d'eux, leur est indifférent !

259. "L'espace nocturne"


Qui pourrait déchiffrer la nuit silencieuse ?
Les Nombres sont en elle éclatants et secrets,
Comme un jour plus subtil, sa blanchâtre veilleuse
Dispense la clarté jusqu'aux sombres forêts...
Sa douceur monotone et sa couleur unique
Font une lueur vaste, absolue et sans bords.
Comme un haut monument éternel et mystique,
Elle semble arrêtée entre l'air et la mort.
-Que j'aime votre exacte, uniforme lumière,
Sans saillie et sans heurts, sans flèche et sans élan,
Où les noirs peupliers, recueillis, indolents,
Semblent, dans l'éther blanc, de visibles prières !
-Nuit paisible, pareille aux rochers des torrents
Vous laissez émaner des parfums froids et tristes,
Et dans votre caveau, pâle et grave, persiste
L'âme des premiers temps, et les esprits errants.
Est-ce un lointain rappel des heures primitives
Où l'inquiet désir se défiait du jour,
Qui fait que nous aimons votre lampe plaintive,
Et qu'on se croit la nuit plus proche de l'amour ?
-Vous êtes aujourd'hui songeuse et solennelle,
Nuit tombale où se meut l'odeur d'un oranger;
Je veux tracer mon nom sur votre blanche stèle,
Et méditer en vous avec un coeur figé.
Mais, hélas ! je ne peux diminuer ma plainte,
Je suis votre jet d'eau murmurant, exalté,
Mon coeur jaillit en vous, épars et sans contrainte,
Vaste comme un parfum propagé par l'été !
Pourquoi donc, douce nuit aux humains étrangère,
M'avez-vous attirée au seuil de vos secrets ?
Votre muette paix, massive et mensongère,
N'entr'ouvre pas pour moi ses brumeuses forêts.
Qu'y a-t-il de commun, ô grande Sulamite
Noire et belle, et toujours buveuse de l'amour,
Entre votre splendeur étroite et sans limite,
Et nous, que le temps presse et quitte chaque jour ?
Pourquoi nous tentez-vous, dormeuse de l'espace,
Par votre calme main apaisant notre sort ?
Jamais l'homme ne peut rester sur vos terrasses
Bien longtemps, à l'abri du rêve et de l'effort,
Puisque vivre c'est être alarmé, plein d'angoisse,
Menacé dans l'esprit, menacé dans le corps,
Luttant comme un soldat sans arme et sans cuirasse,
Puisqu'on naviguera sans atteindre le port,
Puisque après les transports il faut d'autres transports,
Puisque jamais le coeur ne rompt ni ne se lasse,
Et que, si l'on était paisible, on serait mort.

258. "On étouffait d'angoisse atroce"


On étouffait d'angoisse atroce, et l'on respire.
Il semble que l'on ait désormais vu le pire,
Qu'on est sorti vivant du cercle de l'enfer,
Que c'est fini ! Le jour remonte, calme et clair;
On entend les rumeurs des routes, des villages,
Le chant des coqs, le doux roulis des engrenages:
Halètement de fer que font dans le lointain
Les usines, fumant sur le léger matin...
Une haleine de fleurs épaissit les prairies;
On voit, sur le torrent, écumer la scierie.
Les calmes oliviers, immobiles, songeant,
Reçoivent tout l'azur dans leurs tamis d'argent;
Et les abeilles, par leurs danses chaleureuses,
Font un voile doré aux collines pierreuses;
Et l'on est sauf !
Mais quand reviendront les effrois,
Quand ce sera vraiment pour la dernière fois;
Quand ce sera le terme exact de toute chose,
Le mal sans guérison, la mort de ceux qu'on ose
A peine regarder, tant ils sont beaux et chers;
Quand l'esprit ne pourra plus réjouir la chair;
Quand on sera usé, délaissé, terne, comme
Un jardin d'hôpital où flânent de vieux hommes;
Quand, ni les prés gonflés qui montent aux genoux,
Ni l'orgueil ni l'amour ne seront faits pour nous;
Quand tout ce qui voyage, agit, hèle, circule,
S'éloignera de l'ombre où notre front recule,
Et qu'on sera déjà un cadavre vivant,
Dont le timide effort, derrière un contrevent,
Regarde encore un peu le soleil et l'orage
Verser aux cœurs humains les robustes courages
Et la témérité, par qui Dieu vient en aide;
Quand le malheur sera formel, net, sans remède,
Et qu'on sera poussé, morne, les bras liés,
Contre le mur, où sont tombés les fusillés:
Quel baume, quel secours subit, quelle allégeance
Me mêlera, Nature, à votre calme essence ?

257. "J'ai revu la nature"


J'ai revu la Nature en son commencement.
J'entends comme en naissant, comme en ouvrant l'oreille,
Un bruit de branches, d'eau, de brises et d'abeilles
Passer avec un vague et frais étonnement.
On voit partout jaillir de la terre âpre et dure
La vapeur balancée et molle des verdures...
-Nature, je connais votre piège éternel:
Forte par la beauté, humble par le silence,
Vous attendez qu'en nous sans cesse recommence
L'immense adhésion au but universel.
L'indiscernable Amour tente un furtif appel...
Je suis là; l'églantier enlace un banc de marbre
Qu'entoure la senteur fourmillante des buis.
Tout gonfle et se fendille avec un léger bruit
De résine au soleil; le vent, au haut des arbres,
A les grands mouvements de l'inspiration.
Hélas! cette salubre et chaste passion,
Ce grand nid des vivants qui croît et se prépare,
Sera-t-il donc toujours l'ennemi des humains ?
Parmi ce tourbillon de graines et d'essaims,
Nature, vous faut-il une âme qui s'égare,
Et qui mêle à votre âcre et printanier levain
L'inutile désir d'un amour plus divin,
Que vous désabusez et que rien ne répare ?

256. "Je suis fière de tout"


Je suis fière de tout ce que je vous fis faire,
Pauvre âme et pauvre esprit au faible corps liés.
J'ai veillé, dans la morne ou brûlante atmosphère,
A ce que rien de vous ne fût humilié.
Ah ! s'il n'avait tenu qu'à mon penchant délire,
Qu'à mon rêve incliné vers le plaintif amour,
J'aurais suivi la route où tout effort expire,
Mais je vous ai sauvés en m'immolant toujours !
Ma part fut abondante, aride, ténébreuse;
J'ai combattu l'orage et divisé le vent,
Et j'ai su m'enivrer, dans les jours éprouvants,
Du sombre enchantement des larmes courageuses.
Déjà mon temps décline, et le vent dans les palmes
Ne répand plus pour moi son parfum vaste, amer.
Peut-être vais-je atteindre, ayant de tout souffert,
La région sereine où la douleur est calme;
Et je vous remercie, orage, ardeur, souffrance,
Et vous, déception au jeu continuel,
De m'avoir accordé la sombre indifférence
Qui prépare le corps au repos éternel.

255. "Comme vous accablez vos préférés"

Comme vous accablez vos préférés, Seigneur !
Comme l'éclair, comme le vent, comme un voleur,
Vous vous jetez sur eux, dans un désordre étrange;
Vous les frappez, avec l'essaim des mauvais anges;
Vous faites rage, ainsi qu'un typhon sur la mer.
Ni les cris ni les pleurs dans les regards amers
Ne vous arrêtent. Vous secouez jusqu'aux moelles
Le pauvre cèdre humain qui louait vos étoiles !
Vous dispersez, avec votre bras forcené,
L'amour, qui consolait depuis que l'on est né.
Par la douleur physique et la douleur du rêve
Vous nous faites ployer; on se courbe, on se lève,
Comme un rameau rompu qui lutte dans le vent.
On implore, et vos coups vont encor s'aggravant.
Il semble que votre ample et salubre courage
Veuille assainir en nous quelque obscur marécage,
Tant vous nous arrachez, par des sueurs de sang,
L'âcre ferment vivant, orgueilleux et puissant.
On pense qu'on mourra du mal que vous nous faites...
-Et puis, c'est tout à coup la fin de la tempête;
On est comme les bois légers, silencieux,
D'où le vent se retire et monte vers les cieux.
Et l'on est abattu, mais clair, calme, sans tache;
Bercé comme un vaisseau sous une molle attache;
Purifié, prudent, entouré de remparts,
Protégé comme un roi parmi ses étendards...
Mais s'il fallait connaître encor cette furie,
Ah! Seigneur, laissez-moi mourir sur la prairie,
Près de l'arbre du bien et du mal, dont mes mains
Dès l'enfance ont cueilli les délices humains.
Défendez-moi de vous, Seigneur, je vous en prie;
Laissez-moi défaillir, et ne m'arrachez pas
Le perfide serpent qui dort entre mes bras.