28/05/2011

298. Anna de Noailles : entre prose et poésie. 1/7


"Anna de Noailles : entre prose et poésie"

Thèse de Doctorat de Marie-Lise ALLARD
Université de Franche-Comté à Besançon
Directeur de Thèse : Mr Bruno CURATOLO
Thèse soutenue en Novembre 2010

Présentation et extraits : messages 298 à 292 ci-après


Pour contacter l'auteur : mlafleur2003@yahoo.fr

297. Anna de Noailles : entre prose et poésie. 2/7


Présentation générale par l'auteur

Mon intérêt pour Anna de Noailles et pour son œuvre remonte à une dizaine d'années et commença fortuitement. En flânant dans les rayonnages d’une boutique de vieux livres pour passer le temps, je lisais distraitement les titres de quelques volumes usés. L'un d'eux retint mon attention :
"L’Honneur de souffrir Comtesse de Noailles – prix 20 francs – Les Cahiers verts 69".
J’achetai ce livre sans savoir vraiment pourquoi car cet auteur ne m’évoquait rien de précis, sans pour autant m’être inconnu. Mais quel titre saisisssant et étrange !
Dix ans se sont écoulés depuis cette rencontre qui fut le point de départ d’un long cheminement dans l’œuvre d’Anna de Noailles. Ce personnage fascinant et ses écrits sont devenus mes compagnons quotidiens et, parfois, il fut mon unique secours et mon seul but.
A ce moment-là, je recherchais un sujet de mémoire pour valider ma quatrième année d'études en lettres modernes : je décidai de le consacrer à Anna de Noailles et Marcel Proust que je connaissais mieux.
Depuis, je n'ai jamais cessé d’approfondir ma connaissance de son œuvre. Après l'obtention de ma maîtrise, je continuais ce parcours en vue d’une thèse. Suite à ce premier parallèle avec Proust, j’abordais leurs écrits sur l'art dans le cadre de mon DEA. L'étape suivante s'avéra plus difficile : il fallut convaincre les instances universitaires de l'intérêt et de la portée des textes noailliens et ce fut une tâche ardue !
En effet, de nombreux ouvrages de Noailles n'étaient plus disponibles et pas encore numérisés par la Bibliothèque nationale ou non libres de droits. Il a fallu aussi prouver que le personnage en lui-même méritait qu'on le redécouvrît au-delà des clichés qui, eux, avaient persistés. J’ai fini par obtenir gain de cause. Peu expérimentée et peu assurée à mes débuts, je ne regrettais pas ma persévérance et ma volonté de présenter des études visant à réhabiliter la poétesse et son œuvre. Enfin, en choisissant de réaliser des analyses précises et fournies sur la prose d'Anna de Noailles, je comblais un manque dans ce domaine : il n'existait pas de travail global sur ce sujet.
Par cette longue étude, j’ai souhaité redonner à Anna de Noailles une plus juste place dans notre littérature actuelle et par-delà, rendre hommage à une femme et une œuvre exceptionnelles. Aujourd'hui, j’aimerais que mes travaux sortent du giron universitaire pour que chacun puisse approcher la beauté de l’univers noaillien.

Marie-Lise ALLARD
mlafleur2003@yahoo.fr

296. Anna de Noailles : entre prose et poésie. 3/7


Résumé de la thèse.
Cette thèse est une analyse des fictions en prose d’Anna de Noailles mises en perspective avec ses textes poétiques et autobiographiques. Après avoir replacé cette œuvre dans le contexte littéraire et social du début du XXe siècle et évoqué l’émergence de la littérature féminine puis le cas du roman poétique, mon travail s'articule autour d'une étude détaillée des trois romans noailliens, La Nouvelle Espérance, Le Visage émerveillé, La Domination, et du recueil de récits Les Innocentes ou la Sagesse des femmes. Il convient tout d'abord de noter que les trois romans d’Anna de Noailles ont été publiés de manière rapprochée, entre 1903 et 1905, au début de sa carrière. Intercalés entre d'autres créations, ces ouvrages fictionnels ne constituent qu’une petite partie de sa production mais ils forment une véritable trilogie sentimentale dont Les Innocentes est le point d’orgue, un art d’aimer dédié aux amants.
Dès lors une série de questions sous-tend ce travail : pourquoi écrire à la fois en vers et en prose ? Ces titres n’auraient-ils procédé que d’une étape ? N’auraient-ils constitué qu’un passage ayant permis à l’auteur de prendre conscience de ses difficultés à s’accomplir dans ce genre ? Toutefois, au-delà de l’aspect personnel, il faut prendre en compte une problématique plus vaste : en effet, si les romans d’Anna de Noailles méritent aujourd’hui un regard neuf, c’est parce qu’ils s’inscrivent dans une époque troublée, où l’avenir du genre romanesque fut remis en cause et où, entre la fin du naturalisme et l’émergence de nouvelles formes narratives, la déferlante du roman représenta une menace pour le genre lui-même. L’œuvre d’Anna de Noailles ne fait pas exception : elle aussi s’est trouvée prise dans ce mouvement à la fois destructeur et novateur.
Cependant, ses écrits se caractérisent également par leur l’originalité qui réside dans la mise en forme progressive d’une esthétique et d’une philosophie de l’amour. Construits sur une trame pourtant simple, toute leur richesse se déploie dans la minutie et la justesse des analyses, la puissance suggestive des émotions et des sensations retranscrites au moyen d'images inédites. De plus, la romancière vit la révolution culturelle qui s’amorce, en particulier pour les femmes, et en enrichie ses récits. Ainsi cette étude modifie-t-elle l’opinion communément admise selon laquelle la poétesse n’aurait été qu’une néo-romantique égarée dans la modernité du XXe siècle naissant. Au contraire, Anna de Noailles s’affirme comme un écrivain clairvoyant et ancré dans son époque qui n'hésita jamais à s'impliquer dans les grands événements de son temps, plaidant en faveur du capitaine Dreyfus, soutenant le vote des femmes ou encore militant pour la paix lors de la Première guerre mondiale.
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295. Anna de Noailles : entre prose et poésie. 4/7

Résumé de la thèse en anglais
This thesis is an analysis of prose fiction of Anna de Noailles, put in perspective with her poetry and autobiographical. After seeing this work in the literary and social context of early twentieth century and mentioned, in particular, the emergence of women's literature and the case of the poetic novel, focuses on about a detailed study of the novels, La Nouvelle Espérance, Le Visage émerveillé, La Domination, and the story collection Les Innocentes ou la Sagesse des femmes. Interspersed among other aspects of her creation, the three novels of Anna de Noailles were published so close, between 1903 and 1905, early in the career of the writer, they are only a small part of her production (three for more than twenty books published), but they are a real sentimental trilogy including Les Innocentes which is the highlight, an art of loving dedicated to lovers. Therefore a series of questions behind this work : why write both in verse and prose? These titles would they process as a step? Would they formed a passage that allowed the author to realize her inability to accomplished herself in this genre ? However, beyond personal experience, we must take into account a wider problem: indeed, if the novels of Anna de Noailles deserve a fresh look today it is because they fall in troubled times, when the future of the novel was challenged and where, between the end of naturalism and the emergence of new narrative forms, the abundance of the novel represented a threat to itself. The work of Anna de Noailles is not an exception : it also was caught in this movement both destructive and innovative. But her writings are also characterized by their originality, which lies in the gradual shaping of aesthetics and philosophy of love. Built on a frame yet simple, all their wealth unfolds in the thoroughness and accuracy of analysis, the suggestive power of emotions and sensations transcribed by new images. The writer observed the cultural revolution that began for the women, which modified the conventional wisdom that it would have been a neo-romantic astray in his century. Instead, Anna de Noailles herself was a visionary writer and anchored in her time.

294. Anna de Noailles : entre prose et poésie. 5/7


I. L'influence de la nature et d'Amphion dans l'inspiration poétique d'Anna de Noailles.

Les arcanes de l’écriture noaillienne repose sur son rapport à la nature. Cet amour incommensurable remonte à son enfance, aux souvenirs des bonheurs connus dans le jardin de la propriété familiale, en Haute-Savoie, à Amphion. Plus qu’un motif, un ornement ou une thématique, la nature constitue la pierre angulaire de ses œuvres, au point que Robert de Montesquiou écrivit : « Le paysage que représentait l’âme de cette femme fut un jardin, le jardin d’Amphion [1] ».
Un tel attachement intrigue et pousse à recréer le cadre, l’ambiance qui y régnait.
Près de Genève, un parc magnifique, composé de vergers, d’un large poulailler – colombes, paons, cygnes – de massifs de fleurs rares « comme un jardin des Indes », descendait jusqu’au bord du lac Léman « où flottaient, ballotées, / Miroirs glauques et doux, fruits écailleux de l’eau, / Des carpes argentées »[2]… Souvent décrit par les invités du couple Brancovan, le jardin avait là-bas des airs enchanteurs de début du monde : « (…) il contenait d’une sauge bleue, dont je n’ai vu que là, et qui ressemblait à de petits morceaux de lapis-lazuli (…). Les massifs communiquaient à des vergers, à des potagers, qui l’ont comblée de fruits et de courges (…) des corbeilles de mots, sœurs de celles couronnées par Virgile (…) par Hésiode [3] ». Les animaux jouissaient de leur liberté, vivant en totale harmonie avec les hommes.
Cette description idyllique serait incomplète si l’on ne mentionnait pas les parfums, les sons et tous les effluves dont Noailles n’omit jamais de faire référence dans ses écrits.
Dans le recueil "L’Ombre des jours", elle décrit le domaine familial et ses petites singularités marquées à jamais dans sa mémoire : la porte du jardin qui grinçait, « le verger vert, avec son odeur d’estragon », « la terrasse avec deux tonneaux de porcelaine », les chambres aux papiers peints fleuris et « L’héliotrope mauve aux senteurs de vanille / Emplissait l’air penchant d’évanouissement [4] ». La densité des stimuli submergeait ses sens, brouillant leurs fonctions habituelles : « O mon jardin divin, j’écoute tes parfums. (…) Aromes que je sens, que j’entends, que je vois [5] ».

Dès lors, Noailles entreprit de comprendre le fonctionnement de l’univers grâce au don mystérieux qui semblait la relier directement à la nature. Le poète apparaît comme un élu chargé d’une mission : « Et tu m’avais choisie, ô Monde, pour transmettre / À ce vague infini qui semble t’intriguer / Et que l’homme poursuit par d’innombrables guets, / Le secret éclairci des choses et des êtres [1]. » Au commencement était la beauté : « au bord du monde assise », elle contemplait l’univers.
Ce qui a tant subjugué la jeune Anna dans son jardin d’Amphion se définit alors comme une sorte de beauté originelle. Cette beauté primordiale composait par les éléments qui la fascinaient : le soleil, la lune, les cieux : « J’ai moi aussi aimé la beauté, je l’ai contemplée et louée dans l’univers infini. C’est elle qui élève et guide les pas de l’homme, qui le réjouit par le plaisir aux mille visages contradictoires, qui alimente la force de l’intelligence, la sage folie du cœur [2]. » Mais elle révèle encore plus : la beauté transcende le réel, celui de la perception immédiate et des contingences. Elle naît de la nouveauté, de l’invention d’un monde imaginaire. De plus, dans l’esprit du poète, la beauté constituait une source de plaisirs car elle provoquait le désir. Érigée en valeur constitutive, la beauté de la nature, comme dans l’œuvre d’art, ouvrait les voies de la jouissance esthétique.
L’originalité de l’œuvre poétique découle de cette approche de la beauté naturelle d’où jaillissent les sensations qui forment sa palette d’émotions et de sentiments en cascade. L’exacerbation de cette fascination engendre de nombreuses personnifications. Bientôt le besoin de s’unir à la nature se révéla impérieux. Dans une nature vide de toute présence humaine, elle personnifia ce qu’elle aimait : « Tout ce qui vit ici (…) sont pour moi de douces personnes [3] ». L’humanisation de tous les éléments lui procurait « l’intimité d’un visage familier ». L’environnement du poète se transformait, lui conférant un aspect tangible, désirable et appétissant. « La nature devenait, pour Anna de Noailles, ce qu’elle n’avait été pour personne : un être qu’on désire et devant lequel on se pâme [4]. »

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[1] Robert de Montesquiou, Les Pas effacés, p. 65.

[2] « Jardin d’enfance », Les Éblouissements, pp. 290-291.
[3] Robert de Montesquiou, op.cit., p. 65.
[4] « Attendrissement », L’Ombre des jours, Calmann-Lévy, 1902, p. 24.
[5] « Le chaud jardin », Les Éblouissements, p. 292.
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[1] Introduction du recueil Derniers Vers et Poèmes d’enfance, p. 171.
[2] « Enchantement », Les Éblouissements, p. 253.
[3] « Mission », Derniers Vers et Poèmes d’enfance, p.19.
[4] Jean Larnac, La Comtesse de Noailles, sa vie, son œuvre, édition du Sagittaire, 1931, p. 171.
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1. Amphion : la Villa Bassaraba où résidait Anna de Noailles
2. Amphion : le monument votif élevé dans le jardin de la villa Bassaraba, en mémoire de la comtesse de Noailles

293. Anna de Noailles : entre prose et poésie. 6/7


2. Les trois romans d'Anna de Noailles.


Le début de la carrière littéraire d’Anna de Noailles est marqué par la publication très rapprochée de ses premiers écrits. Entre 1901 et 1905, elle fait paraître un livre chaque année. Seulement deux ans après son premier recueil Le Cœur innombrable, l’ensemble de son œuvre romanesque voit le jour : La Nouvelle Espérance en 1903, Le Visage émerveillé en 1904 et La Domination en 1905. Puis, huit ans s’écoulent avant l’édition de nouvelles pages en prose. La genèse des romans d’Anna de Noailles fait apparaître qu’ils sont rapidement écrits et en relation étroite avec les circonstances de sa vie. À l’exception du Visage émerveillé, les deux autres titres incluent cette matière autobiographique romancée.
Une amitié et un événement cruciaux incitent Noailles à mener à bien son premier roman. Augustine Bulteau, surnommée Toche, tient une chronique littéraire dans Le Figaro et déniche les talents littéraires féminins. Depuis 1896, elle entretient une longue et riche amitié avec Anna et lui sert tout à la fois de mentor et de confidente. Son influence, faite d’encouragements et de conseils, soutient la jeune femme dans ses ambitions et l’apaise pendant ses multiples crises de confiance. En effet, les deux femmes échangent une correspondance quasi quotidienne dans laquelle Anna lui soumet ses poèmes et l’état d’avancement de ses divers travaux, comme l’indiquent ces quelques mots : « Je travaille un peu, doucement, sans effort et sans entêtement, en laissant mes impressions se fondre et couler en rythmes comme une eau qui dégèle." (1)
 En 1903, après la parution de La Nouvelle Espérance, Anna de Noailles lui envoie une lettre de gratitude pour le soutien prodigué durant la composition de ce premier long texte en prose enfin abouti car jusqu’à cette date, aucune prose n’a été publiée. L’événement déterminant qui déclenche le besoin de délaisser quelque temps la poésie est la naissance de son fils. Anna de Noailles donne le jour à Anne-Jules en septembre 1900, après un été besogneux et érémitique à Champlâtreux (2). L’accouchement traumatise durablement la fragile mère qui subit peu de temps après une cure d’isolement dans la nouvelle institution du professeur Sollier (3) . Elle constate que son émotivité ne lui permet plus de composer des vers, comme l’atteste cette lettre adressée à Toche en novembre 1900 : « Moi aussi chère amie je travaille mais pas en vers pour le moment. Le grand tapage de mon cœur ne se plierait pas aisément à la courbure du rythme précis et minutieux. J’ai bien envie de vous faire parvenir un de ces jours quelques feuilles de cet ouvrage où l’invention alterne avec l’exactitude et dont certaines pages sont le miroir palpitant des souvenirs et du présent (4)». Ainsi, pour retrouver l’envie d’écrire en prose, Anna choisit-elle quelques passages réussis de ses premiers récits de jeunesse.
Pendant l’écriture de ce premier roman, Anna de Noailles croise régulièrement Charles-Louis Philippe qu’elle soutient depuis la parution Bubu de Montparnasse en 1901. En effet, lui aussi collabore au journal de son frère, La Renaissance latine (5) . Comme avec beaucoup de ses confrères, Noailles échange avec lui romans et lettres. Mais les voyages effectués entre avril et septembre 1901 pour sa convalescence interrompent la progression de son travail. Entre Monte-Carlo, Genève et Amphion, elle s’attelle à façonner un nouveau recueil, L’Ombre des jours. La proximité avec la nature et les retrouvailles avec son jardin d’enfance favorisent la création poétique. Elle ne reprend la composition de son roman qu’en fin d’année : « [...] je me suis remise à travailler. J’ai remanié complètement et continué cet essai de livre que je veux dense et strident (6). » Pendant l’année 1902, Noailles se consacre à son deuxième volume de vers qui paraît en juin.
Comme beaucoup de romans de cette époque, La Nouvelle Espérance sort d’abord dans la presse. Anna le conçoit en effet pour soutenir la nouvelle revue lancée en 1902 par son frère, La Renaissance latine. Elle y travaille depuis le début de l’année, ne parvenant pas à trouver le titre du roman, alors qu’elle pense avoir déjà trouvé l’épigraphe : « Chère Toche, le titre de mon roman, ce n’est pas encore nécessaire et je ne le trouverai jamais – l’épigraphe : "On ne peut jamais savoir quelle marche suivra la douleur" de Maeterlinck » (7). Finalement, elle lui préfère une citation de Nietzsche. Entre janvier et mars 1903, ce premier roman parait par épisode dans la revue avant d’être édité chez Calmann-Lévy. Le succès est indéniable, mais dans des proportions moindres qu’annoncées par l’entourage optimiste d’Anna.
Durant ces années 1901 à 1905, les nombreuses ébauches manuscrites laissent à penser qu’Anna de Noailles se concentre plus particulièrement à la prose. Les thèmes et les motifs restent quasiment les mêmes d’un brouillon à l’autre : un couple marié, avec ou sans enfants, commence à sombrer dans la routine et l’ennui ; l’enfance de l’héroïne est souvent décrite, l’incompréhension entre amants enroulée autour du silence, de la conscience d’un désir vague d’autre chose.
Alors que la romancière envisage d’achever au plus vite La Domination, les fêtes de fin d’année 1903 la rappellent à Champlâtreux dans sa famille. Déjà elle a montré les brouillons à Barrès et sa sœur Hélène. Malgré des critiques sans concession, elle ne se décourage pas. Mais, arrivée à Paris, la maladie la freine dans son élan. En ce début de janvier 1904, Anna accompagnée de sa sœur, garde la chambre une huitaine de jours. Dans cette solitude féconde, elle rédige Le Visage émerveillé : « Je me presse de recopier mon travail [...]. J’ai fait cela depuis que je suis au milieu de mes mouchoirs. » Composé avec une facilité déconcertante, Anna s’inquiète du résultat final : « Écrit à tour de bras et pressé de rhume, cela résistera-t-il à une lecture attentive après la première sortie en voiture. Je ne sais (8) ». En mai 1904, elle emporte les épreuves de ce petit ouvrage pendant son premier voyage en Italie avec les Barrès. Sa sensibilité est mise à rude épreuve tant par cet environnement romantique que par la présence de Maurice Barrès, si troublante dans ce contexte. Le Visage émerveillé, court roman plein de poésie, est composé sous la forme d’un journal intime, de ce fait, il rompt avec le style plus traditionnel du roman précédent. Il paraît huit jours après leur retour à Paris, le 8 juin 1904. Fin août, la romancière se remet déjà à l’ouvrage : chez sa sœur, à Chimay, elle reprend l’ébauche de La Domination, « l’aboutissement de sa liaison poétique avec Barrès (9)». Cet ultime roman, délaissé puis enrichi par ses derniers voyages en Hollande et en Belgique, reflète cette gestation morcelée et étalée. Le plus controversé de ses romans sort en juin 1905.
 Les romans d’Anna de Noailles constituent un ensemble cohérent que l’on pourrait qualifier de « trilogie sentimentale ». Ceux-ci oscillent entre le roman d’amour psychologique et le roman poétique. Chacun de ces volets assume une ligne directrice qui illustre un type d’échec amoureux. Le premier des trois romans, La Nouvelle Espérance, exemplifie l’amour déçu qui conduit au dégoût et à la mort. Pourtant, l’échec sentimental est précédé par le bonheur du couple, il y a donc un temps heureux, même court, même sporadique. Mais le roman se termine par la mort probable de son héroïne. Les différences et les dissemblances qui séparent progressivement les personnages apparaissent différemment dans Le Visage émerveillé. Dans ce cas, l’échec amoureux résulte d’un choix raisonné, rendu possible par l’approfondissement de la connaissance de soi que révèle l’amour. La relation amoureuse est refusée afin de conserver une paix intérieure plus chère et plus pérenne. Cette résignation ne conduit pas l’héroïne à la mort mais à un retour à l’ordre initial, enrichi par cette expérience intérieure.
Enfin, le dernier opus, La Domination, inverse le point de vue : le héros, masculin pour une fois, cumule les histoires amoureuses avant de trouver vraiment celle qui lui correspond. Il y a bien cette fois-ci adéquation, accord entre l’homme et la femme, mais cette rencontre arrive trop tard et, impossible à réaliser, elle engendre la mort.
Il s’avère que les trois romans d’Anna de Noailles gagnent en logique et en cohérence lorsqu’on les envisage dans leur ensemble : ils représentent une seule et même volonté chez la romancière de figurer le sentiment amoureux, envisagé comme une gageure et une méprise inévitables.

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1. Lettre à Augustine Bulteau, BnF, Na.fr 17513, 1898-1901, n°19.
2. « J’ai bien travaillé depuis que je suis ici à me faire le caractère plus solide et plus régulier (…) j’ai essayé de déserter mes nerfs et d’habiter ma raison (…) c’est le convenu et le bienséant restreignant les spontanéités de la chair et du sang (…) Quel beau spectacle ce serait de voir ici Mariéton, hurlant dans ce château qui ne connaît que le silence exécutant ses ineffables pirouettes dans la demeure du respect, lançant ses bégayades sublimes… » Lettre n°35, 1900, BnF, Na fr. 17513.
3. Dans les manuscrits détenus à la BnF, on trouve un feuillet sur lequel Noailles nota les symptômes de sa dépression : « irritabilité avec désir de changement volontaire et mal défini, étrangeté et déplaisance des objets habituels, volatilité de la pensée, perte de la sensation des choses précises… », BnF, Na.fr. 28362.
4. Lettre n°47, novembre 1900, BnF, Na fr. 17513.
5. « Le 15 juillet 1902, la R.L publie dix pages inédites de La Mère et l’Enfant, livre méconnu », C. Mignot-Ogliastri, op.cit., p. 159.
6. Lettre à Augustine Bulteau du 14 novembre 1901, BnF, Na.fr. 17513.
7. Lettre de janvier 1903, Na. fr. 17513.
8. Lettre à Augustine Bulteau début 1904, BnF, Na. fr, 17513.
9. Élisabeth Higonnet-Dugua, op.cit., p. 125.
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24/05/2011

292. Anna de Noailles : entre prose et poésie. 7/7

Hopefulness by Sharylyn Kirar
Trois extraits de romans
pour illustrer le propos de Marie-Lise Allard
(Textes proposés par l'auteur)

1. La Nouvelle Espérance

« Les branches d'un pin venaient si près de la fenêtre qu'on pouvait voir, tout contre la vitre, sur l'une d'elles, plus fine et plus balancée, un oiseau, gonflé de plumes, qui se reposait entre les aiguilles vertes et les petites pommes de pins. On n'entendait aucun bruit, ni dans la maison, ni dehors, seulement un crépitement latent, comme si le silence enregistrait l'heure et le temps, les buvait par petites aspirations régulières... » p. 180.
« Elle aimait cette attente qui lui donnait l'impression qu'elle ne pourrait pas la supporter longtemps, et que tout à l'heure, ouvrant la porte, son ami la trouverait abattue contre la table, vraiment morte d'impatience. Et la porte s'ouvrait. Philippe paraissait. Madame de Fontenay le regardait de loin, le yeux clignés, comme on regarde, au réveil, l'entrée du jour dans la chambre... » p. 21
« J'étais comme ces ivrognes qui aggravent leur mal en buvant en route, mais qui étaient déjà ivres au départ. Je suis née ivre, et j'ai vécu toujours altérée de véhémence et de douleur. p. 298.
« Enfant, je sentais que la résignation et l'accablement était quelque chose qui était fait pour d'autres gens que pour moi. Et tu ne voudrais pas, mon bien-aimé, que celle que tu as prise pour sa vitalité, sa colère et ses cris, que tu as tenue contre toi, mouvante et multiple à force d'aspects, de regards et de désirs, et d'un tumulte tel, que ses gestes et sa voix changeaient la couleur de l'air, fût ainsi morne et soumise. » p. 300.


2. Le Visage émerveillé

4 juin.
« J'écris dans le jardin, assise sur la banc à l'ombre, en tenant mon cahier sur mes genoux. Tout l'air est tapissé de petites odeurs. Le velours du gazon et des feuilles duvetées de la giroflée s'évapore dans l'azur. Il y a deux petits sapins dans des pots, qui répandent une odeur vive et grésillante quand le soleil de midi fait bouillir leur résine. Ah ! que l'air est brûlant ! Je crois que je m'assoupis, étouffée par les flocons bleus de la chaleur... »
27 octobre
« On ne pense pas à l'avenir, il arrive. On ne comprend plus rien, et c'est comme si tout l'univers avait été différent de ce qu'il est maintenant. D'abord on se retient pour ne pas devenir fou et puis vient la fatigue, on a une tête et une âme qui s'assoupissent, qui acceptent le malheur doucement. »
9 novembre
« Après deux journées pieuses et paisibles, un singulier délire me gagne. Je ne vois plus rien autour de moi, et dans ces ténèbres une lumière unique m'aveugle, plus coupante qu'une épée d'or. Je m'enferme avec vous et je meurs, rayon incomparable, qui êtes le souvenir et le désir, - qui êtes la connaissance – la connaissance du bien et du mal et leur goût confondu. [...]
Désir, ô poésie aimable et sauvage, plus âcre que le buisson et le renard, et pourtant affinée comme l'extrême parfum de la gomme d'Arabie ! »


3. La Domination

« Le soir, vers sept heures, il arriva à Venise. Antoine Arnault n'avait point pensé qu'un tel choc l'amollirait quand, au sortir de la gare, il demeura immobile, étourdi, arrêté comme d'une flèche qui, lui perçant le coeur, le clouait sur l'air doux de Venise.
Miracle, enchantante douleur, elle venait vers lui comme une figure, comme un destin, comme un amour qu'on ne peur plus éviter ! Ville plus basse que les autres où l'on descend à jamais. Perle mourante ajoutée aux continents, elle est toute seule, et son air enfermé ne s'égare point ailleurs. » p. 103
" A peine au centre de ma vie, j'en vois déjà le néant, et j'en prévois le déclin. […] L'univers est pour moi différent de ce qu'il apparaît aux autres hommes : les plus hautes montagnes me sont des collines que mon esprit franchit aisément; les villes des villages, et l'espace un étroit jardin. Par moment, ayant dépassé toutes les formes et tous les contours, je contemple le royaume immense et blanc de la folie... […]
Je le sens, chaque jour je m'enfonce davantage dans ce désert royal où les autres ne me sont plus rien. Et que puis-je sur moi-même ? En vain essaierai-je d'arrêter en moi un mouvement qui me nuit, me détruit en même temps qu'il augmente. » p. 194-95.