29/12/2010

161. Les innocentes ou la sagesse des femmes



When I first came across Anna de Noailles via two poems in an anthology of twentieth century French verse, not a single volume of hers, prose or poetry, was in print (let alone translated) and it was some months before I met anyone who had even heard of her. Since then she seems to be staging something of a come-back since there now exists a Cercle d'Anna de Noailles in Paris and there are at least two other websites devoted exclusively to her memory apart from this one (visit the visually magnificent French site www.annadenoailles.org). Black Widow Press is due to bring out "a very comprehensive bilingual anthology of Noailles' poetry" translated by Norman Shapiro with an introduction by Catherine Perry, author of Persephone Unbound (Bucknell, 2003) a full-length study of Anna de Noailles. And finally we have the prestigious Buchet-Chastel bringing out a year ago Les Innocentes ou la Sagesse des Femmes , first published in 1923 when Anna de Noailles was forty-seven years old.
These 'contes' are the dismembered fragments of a full-length novel Anna de Noailles gave up on, Octavie. Despite being a fervent admirer of Anna de Noailles as a poet and, to some extent at least, as a person, I found this collection disappointing, even tiresome. The 'contes' have no plot to speak of and are all built around the same sort of character, a beautiful society woman who is unhappy with her lot but not to the extent of smudging her make-up, let alone throwing herself under a train like Anna Karenina. Presumably, this is an auto-portrait of Anna de Noailles at her most irritating, as a rather more intellectual Paris Hilton moved back in time. As a short story writer and novelist, Anna de Noailles lacks the one indispensable ingredient : that of being an acute observer of the human species, including and above all oneself. Most of the stories are situated in a No-Man's-Land equidistant from Jane Austen and Colette on the one hand and Emily Brontë/George Eliot on the other. This might sound like a good place to be but, to judge by these pieces, it is not : Anna de Noailles is sharp, even catty, when we want some semblance of passion (or I do) while, whenever she gets into dangerous territory — for example, when taking a ménage à trois as theme in La Meilleure Part — she doesn't quite grasp the nettle and tends to fall back into sentimental banalities. To be fair to Anna de Noailles, it was probably not possible for a woman author at the time to write with the passion and lucidity of, say, Barbusse in his devastating L'Enfer (a book she apparently greatly admired), or Sartre in the later L'Age de la Raison. But if this is so, she might have done better to have gone full tilt and left unpublished for posterity a book which really lifted the lid on the hypocrisy of male/female relations in Parisian high society — as in a way Proust did. But Anna de Noailles does not want to see too clearly into the human ego : she is like St. Augustine praying, "God, make me chaste — but not yet".
The most successful story artistically speaking (also as it happens the shortest) is Duo à une seule voix which employs to good effect the stratagem of only transcribing half of a telephone conversation, the woman's half, and leaving asterisks for the replies. The male, probably Maurice Barrès whose mistress Anna eventually became, is all the more visible for being absent and, doubtless because he is not physically in front of her, the woman manages to put him in his place quite nicely. This piece has a polish worthy of Dorothy Parker, writing in New York at about the same time, but most of the rest of the book is trite with nonetheless some sonorous 'purple passages' and the occasional flash of insight and wit. Sebastian Hayes

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Quelques extraits du roman de la Comtesse de Noailles : "Les innocentes ou la sagesse des femmes" est publié dans les messages 366 à 371.
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10/12/2010

160. A propos du poème "Les paradis"

Steps to paradise
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Sébastien Hayes vient de m' adresser le commentaire qu'il propose pour le poème de la Comtesse de Noailles intitulé "Les paradis".
Je publie ce commentaire avec un réel plaisir après avoir mis en ligne (message 135) la traduction anglaise de ce très beau texte, traduction élaborée également par mon correspondant.
Le 10 décembre 2010
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Les Paradis

Le paradis, c’est vous, beaux cieux lourds de nuages,
Cieux vides, mais si vifs, si bons et si charmants,
Où les arbres, avec de longs et verts jambages,
Pointus, larges, légers, agités ou dormants,

Écrivent je ne sais quelle suprême histoire,
Quel livre de l’espace, odorant, triste et vain,
Quel mystique Koran, qui relate la gloire
De l’azur éternel et de l’éther divin.

Le paradis, c’est vous, voyageuse nuée,
Robe aux plis balancés d’un dieu toujours absent,
Vers qui montent sans fin, ardeur exténuée,
Les vapeurs du désir et le parfum du sang.

C’est vous le paradis, jardins gais ou maussades,
Lustrés par le soleil ou le vent du matin,
Où les fleurs de couleur déroulent leurs torsades,
Et jouissent en paix du sensuel instinct ;

Et c’est vous, sol poudreux, argileux, tiède terre,
Le paradis naïf et muet qui m’attend,
Lorsque la mort viendra rompre le mol mystère
Qui me lie, ô douceur ! à la beauté du temps…

Anna de Noailles
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Commentaire

Ce poème est bien plus subtil qu’il puisse paraître au premier coup d’œil. Il s’agit en effet non pas du "paradis" tout court mais d’une suite de "paradis" fort différents, voire contradictoires, le tout faisant une progression très satisfaisante sur le plan psychologique et qui montre à quel point Anna de Noailles a un sens impeccable du design. Qui n’a pas passé des moments idylliques étendu sur l’herbe en train de regarder les nuages qui passent ? Les nuages d’été surtout nous parlent d’un tout autre genre d’existence, loin des tracasseries et anxiétés qui entourent la nôtre et qui, pourtant, n’est pas pour autant totalement abstraite et frigide puisqu’il y a du changement incessant, et là où il y a changement il y a, semble-t-il, vie.
Tout à fait au début de son livre Petits Poèmes en Prose, Baudelaire nous introduit à un "étranger" (déjà dans le sens de Camus) qui est si désabusé de la vie que rien ne semble l’enchanter, et qui se termine
- Eh ! Qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
- J’aime les nuages… les nuages qui passent…là-bas… les merveilleux nuages !
Seulement, Anna de Noailles ajoute l’image des branches et feuillages à travers lesquels on aperçoit le ciel et qui fait penser aux caractères d’une écriture.
Le deuxième verset reprend ce thème d’écriture. En tant que panthéiste avouée et cohérente, Anna de Noailles ne croit pas à une quelconque vérité transcendante, un "sens caché" dans la Nature : ce ‘livre "sacré" qu’est le dessin des feuillages nous renvoie tout simplement aux nuages au-dessus de nos têtes, "à l’éternel azur" et c’est là une vérité adéquate et qui n’a aucun besoin d’un arrière-plan platonicien ou religieux.
Jusqu’ici pas mention d’humanité. Le troisième verset introduit une note discordante : l’image du sacrifice humain à l’intention d’une idole. Voilà qu’on nous donne un contraste frappant entre la vie d’ici-bas qui est non seulement insatisfaisante ("les vapeurs du désir") mais comporte des aspects cruels et injustes (à cause de l’image du sacrifice animal ou humain), et la vie d’en haut du nuage errant, si libre et innocent. Le poète compare le nuage, non pas à un dieu ou déesse, êtres faits à l’image de l’homme, dégradés, demandant des sacrifices, mais tout simplement à la robe… d’un dieu toujours absent, toujours absent parce qu’il n’existe peut-être pas.
Le quatrième verset nous amène plus bas encore, à la surface de la terre, à la vie des fleurs et plantes (non pas à la vie humaine). Cette existence est également "paradisiaque" par rapport à notre vie à nous, parce qu’il n’y a pas de sentiment de péché et de honte, les fleurs « jouissent en paix du sensuel instinct » : il y un sous-entendu qu’il en va tout autrement dans la vie sociale des gens. Il n’est peut-être pas superflu de souligner que les fleurs sont les organes sexuels des plantes au sens littéral.
La première ligne du cinquième verset survient comme un choc, bien qu’il y ait une progression sur le plan vertical : on nous amène plus bas encore vers l’intérieur de la terre, à ce qui se trouve au fond - et qui nourrit d’ailleurs les plantes qu’on vient de voir - c’est-à-dire à la tombe.
La plupart du temps Anna de Noailles envisage la mort avec horreur, mais il y a des moments où elle l’accueille parce que c’est le retour à la grande matrice de la Nature dans laquelle on se perdra à tout jamais. Il y a ici finalité parce que, pour Anna, il ne peut être question de "monter" à nouveau à un autre "ciel", dont d’ailleurs, comme les philosophes grecs épicuriens, elle ne saurait que faire. Nul poète autre qu’Anna de Noailles aurait pu trouver une ligne si simple et si juste pour définir la mort que « le paradis naïf et muet qui m’attend »
Et pourtant, malgré tout, Anna ne peut se résigner tout à fait à la disparition personnelle (comme nous impose le bouddhisme et la philosophie schopenhauerienne) puisqu’elle se trouve obligée quand-même d’ajouter qu’elle regrette « la beauté du temps » , à savoir, précisément le genre de beauté qui ne peut durer, qui ne peut pas mener à une quelconque réalité intemporelle.
Ainsi on trouve dans ce poème, qui ne comporte que cinq versets, tout une suite d’images soumise à une logique à la fois implacable et fort satisfaisante sur le plan émotif et psychologique. On part de l’image plutôt anodine et rassurante d’un nuage d’été, l’évocation de l’indolence estivale qui pourtant nous amène par étapes successives à la confrontation avec la mort qui nous guette. Toutefois, le poème se termine par un "regard en arrière" comme celui d’Orphée à son Eurydice qu’est "la beauté du temps".
Il y a bien peu d’écrivains qui ont pu confronter la condition humaine avec une telle clarté, clarté qui interdit tout appel à un deus ex machina qu’est l’après-vie. Anna de Noailles montre dans le meilleur de son œuvre jusqu’à quel point le panthéisme est en réalité non pas une doctrine facile mais bien tragique, vue de notre côté au moins, le côté des humains; pour la Nature, bien entendu, la tragédie ne peut exister.
Sebastian Hayes

07/12/2010

159. "Le jardin perfide"


Pourquoi tout mon jardin violent et subtil
Où je vais près de toi dans l'aube et la rosée
S'emplit-il de mystère et pourquoi semble-t-il
Irriter contre moi les branches balancées ...
Autrefois, calme, doux et plein de bons conseils
Il s'ouvrait à ma peine, ardente ou puérile,
Et me versait ses jeux d'ombrage ou de soleil,
Jusqu'à ce que mon coeur fut soumis et tranquille.
[...] Et voici qu'à cette heure où tremble mon destin
Il tâche à repousser mon âme qu'il oppresse,
Pour que lasse, penchante et tendre, ce matin,
J'appuie contre ton coeur mon rêve et ma faiblesse

158. "Lever au soleil"


La nuit, sur les coteaux, fait place au jour sacré.
Douceur de voir les cieux, bonheur de respirer,
De baiser au-dessus des champs de seigle et d'orge
Le vent rapide et clair que boit le rouge-gorge !
Comme un agneau couché dans le thym ruisselant,
Mon plaisir se revêt du matin vert et blanc.
Et voici que soudain sur une basse branche
Le soleil vacillant se repose et se penche ;
Il palpite, il se gonfle, il se contracte, il vit...
Soleil impétueux et doux, soleil ravi
Qui tout à l'heure allez enivrer tout l'espace,
Je tends vers vous mes bras heureux, je vous embrasse !
Vous bondissez, je suis ; d'un pas toujours pareil,
Je m’élance avec vous dans l'azur, cher soleil ;
Vous montez sur le mur, vous dépassez le cèdre [...]
Mon être est composé de vos divins rayons...
O flambeau fraternel, sublime compagnon,
Quelle plus douce voix dans l'éther vous appelle ?
La mienne n’a donc pas assez d'amour en elle ?
Hélas ! vous me fuyez, vous jetez dans les cieux
Votre émouvant visage ardent, délicieux;
Et moi, je vais rester attachée à la terre,
Sans vous, triste, oppressée, errante, solitaire...
Toujours vous désirer sans pouvoir vous saisir,
Soleil, brûlant soleil, ah! laissez-moi mourir !

157. "La côte est de feux bleus"


La côte est de feux bleus et verts éclaboussée,
Genève lumineuse et paisible ce soir,
Dort dans les eaux du lac, mouvante et renversée
La demi-lune arrive au haut d’un mont s’asseoir,
Evanouissement de l’air mourant et fade
Qui tombe déplié sur les flots las et mous ;
Un bateau attardé vient coucher dans la rade,
On entend un croissant, puis décroissant remous
Des passants vont
Ecoutant l’endormant clapotement de l’eau,
Dans la nuit large et plate où les molles voitures
Font un bruit essoufflé de pas et de grelots
Un peu de vent descend des collines voisins
Par moment, et s’enroule aux arbres fatigués
Il flotte doucement une odeur de cuisine
Aux portes des hôtels ouvertes sur les quais.

156. "A propos du lac Léman"


Le motif du lac est présent à travers toute l'œuvre poétique d'Anna de Noailles, assez triomphal dans les recueils de la jeunesse, «Le Cœur innombrable», «L'Ombre des jours», «Les Eblouissements», plus mélancolique dans «Les Vivants et les Morts», et les compositions de l'après-guerre: «Les Forces éternelles», «Poème de, l'amour», «L'honneur de souffrir»
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Eté, je ne peux pas me souvenir de vous :
Tel est votre secret et telle est votre force
Que dès que je vous vois jaillir de toute écorce
Un radieux effroi fait trembler mes genoux!
[...] Je songe à mon enfance où j'ai tant souhaité
Voir l'eau d'un lac charmant rester bleue dans mon verre!
[…] Le limpide matin est uni comme un lac
Dont le soleil a fait une turquoise chaude.
L'espace est un désert somptueux. Rien ne rôde
Dans l'azur qui sommeille, ainsi qu'en un hamac.

in «Le Cœur innombrable»
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Je sens un susceptible et poétique amour
Me ramener vers vous, jardin de mon enfance,
Dispensateur de tous les biens que j'ai connus !
Je revois vos rondeurs, vos chemins bien venus,
La rose, comme un fruit d'automne, blanche et blette,
Le froid pétillement argentin des ablettes
Dans un lac, i1e d'eau que baignent des prés verts,
La pureté subtile, infantile de l'air
Où, même aux jours très chauds, on sent jouer, fondue,
La neige, en vif velours, des sommets descendue,
Qui vit l'aconit bleu et le frais arnica […]
Un léger volant d'eau se défait sur la rive
Et couvre, en s'épandant, de sa fraiche clarté,
Mille petits cailloux, chassés et rapportés
Qui font un bruit secret et glissant de rosaire.

in « Les Forces Eternelles ».

155. "Vous que jamais"


Vous que jamais rien ne délie,
Ô ma pauvre âme dans mon corps,
Pourrez-vous, ma mélancolie,
Ayant bu le vin et la lie,
Connaître la bonne folie
De l'éternel repos des morts ?

Vous si vivace et si profonde,
Ame de rêve et de transport,
Qui pareille à la terre ronde
Portez tous les désirs du monde,
Buveuse de l'air et de l'onde
Pourrez-vous entrer dans ce port ?

Dans le port de calme sagesse,
Des ténèbres et de sommeil,
Où ni l'amour ni la détresse
N'étirent la tiède paresse,
Et ne font, mon âme faunesse,
Siffler les flèches du soleil !

"L'Ombre des Jours", 177.8.

154. "Ô lumineux matin !"


Ô lumineux matin, jeunesse des journées,
Matin d'or, bourdonnant et vif comme un frelon,
Qui piques chaudement la nature, étonnée
De te revoir après un temps de nuit si long.

Matin, fête de l'herbe et des bonnes rosées,
Rire du vent agile, œil du jour curieux,
Qui regardes les fleurs, par la nuit reposées,
Dans les buissons luisants s'ouvrir comme des yeux.

Heure de bel espoir qui s'ébat dans l'air vierge
Emmêlant les vapeurs, les souffles, les rayons,
Où les coteaux herbeux, d'où l'aube blanche émerge,
Sous les trèfles touffus font chanter leurs grillons.

Belle heure, où tout mouillé d'avoir bu l'eau vivante,
Le frissonnant soleil que la mer a baigné
Éveille brusquement dans les branches mouvantes
Le piaillement joyeux des oiseaux matiniers.

Instant salubre et clair, ô fraîche renaissance,
Gai divertissement des guêpes sur le thym,
Tu écartes la mort, les ombres, le silence,
L'orage, la fatigue et la peur, cher matin...

Le cœur innombrable, poèmes, Calmann-Lévy, 1901

153. "Chant Dionysien"


C'est un brusque, un brûlant, un éclatant émoi !
Je porte l'univers et ses bonheurs en moi.
Tout ce qui dans la vie amoureuse nous tente,
Les soirs d'Aranjuez, les matins d'Alicante,
Carthagène enfiévré d'un ciel toujours égal,
Un chemin de rosiers dans le vieux Portugal,
Les îles, où l'on voit à la fenêtre ouverte
Pendre l'âpre orchidée et la vanille verte,
Etourdissent mes yeux et mettent dans mon coeur
Leur flamme, leurs soupirs, leur force et leur odeur ...

Mais le jour est plus large et plus divin encore.
Je regarde, l'été s'élance, c'est l'aurore !
Le soleil dans les cieux éparpille son blé,
Les coteaux semblent faits d'azur amoncelé,
La terre est une ardente et joyeuse bacchante;
Sur le sol rose et brun, la feuille de l'acanthe
Etend la pureté de son dessin vivant.

Le parfum pour monter prend les ailes du vent,
La guêpe fait pencher le bord blanc des corolles,
L'air enlace à mon cou ses douces banderoles,
L'univers s'abandonne et veut être porté
Par les bras azurés et tendres de l'été ...
Ah ! quelle immense joie en cet instant m'enivre.
Vivre! chanter la gloire et le plaisir de vivre !
Et puisqu'on n'entend plus, ô mon Bacchus voilé,
Frissonner ton sanglot et ton désir ailé,
Puisque au moment luisant des chaudes promenades
On ne voit plus jouer les bruyantes Ménades,
Puisque nul coeur païen ne dit suffisamment
La splendeur des flots bleus pressés au firmament,
Puisqu'il semble que l'âpre et l'énervante lyre
Ait cessé sa folie, ait cessé son délire,
Puisque dans les forêts jamais ne se répand
L'appel rauque, touffu, farouche du dieu Pan,

Ah ! qu'il monte de moi, dans le matin unique,
Ce cri brûlant, joyeux, épouvanté, hardi,
Plus fort que le plaisir, plus fort que la musique,
Et qu'un instant l'espace en demeure étourdi! ...

Les Eblouissements, page 90

152. "L'île des folles à Venise"



La lagune a le dense éclat du jade vert.
Le noir allongement incliné des gondoles
Passe sur cette eau glauque, et sous le ciel couvert.
Ce rose bâtiment, c'est la maison des folles.

[...] Ce soir mélancolique où les cieux sont troublés,
Où l'air appesanti couve son noir orage,
J'entends ces voix d'amour et ces coeurs exilés
Secouer la fureur de leurs mille mirages !

Le vent qui fait tourner les algues dans les flots
Et m'apporte l'odeur des nuits de Dalmatie,
Guide jusqu'à mon coeur ces suprêmes sanglots.
O folie, ô sublime et sombre poésie !
Le rire, les torrents, la tempête, les cris
S'échappent de ces corps que trouble un noir mystère.
Quelle huile adoucirait vos torrides esprits,
Bacchantes de l'étroite et démente Cythère ?

Cet automne, où l'angoisse, où la langueur m'étreint,
Un secret désespoir à tant d'ardeur me lie;
Déesse sans repos, sans limites, sans frein,
Je vous vénère, active et divine Folie !

Pleureuses des beaux soirs voisins de l'Orient,
Déchirez vos cheveux, égratignez vos joues.
Pour tous les insensés qui marchent en riant,
Pour l'amante qui chante, et pour l'enfant qui joue.

[...] Nous rôdons, nous vivons; seuls nos profonds regards,
Qui d'un vin ténébreux et mortel semblent ivres,
Dénoncent par l'éclat de leurs rêves hagards
L'effroyable épouvante où nous sommes de vivre.

Par quelle extravagante et morne pauvreté,
Par quel abaissement du courage et du rêve
L'esprit conserve-t-il sa chétive clarté
Quand tout l'être éperdu dans l'abîme s'achève ?

[...] Se pourrait-il vraiment que le courage humain,
Sans se rompre, accueillît l'ouragan des supplices ?
Douleur, coupe d'amour plus large que les mains,
Avoir un faible coeur, et qu'un Dieu le remplisse !

Amazones en deuil, qui ne pouvez saisir
L'ineffable langueur éparse sur les mondes,
Sanglotez ! A vos cris de l'éternel désir,
Des bords de l'infini les amants vous répondent...

"Les vivants et les morts" (1913)

151 "Le verger"

Illustration : "Japonais verger"

Dans le jardin, sucré d’œillets et d’aromates,
Lorsque l’aube a mouillé le serpolet touffu,
Et que les lourds frelons, suspendus aux tomates,
Chancellent, de rosée et de sève pourvus,

Je viendrai, sous l’azur et la brume flottante,
Ivre du temps vivace et du jour retrouvé ;
Mon cœur se dressera comme le coq qui chante
Insatiablement vers le soleil levé.

L’air chaud sera laiteux sur toute la verdure,
Sur l’effort généreux et prudent des semis,
Sur la salade vive et le buis des bordures,
Sur la cosse qui gonfle et qui s’ouvre à demi ;

La terre labourée où mûrissent les graines
Ondulera, joyeuse et douce, à petits flots,
Heureuse de sentir dans sa chair souterraine
Le destin de la vigne et du froment enclos.

Des brugnons roussiront sur leurs feuilles, collées
Au mur où le soleil s’écrase chaudement ;
La lumière emplira les étroites allées
Sur qui l’ombre des fleurs est comme un vêtement.

Un goût d’éclosion et de choses juteuses
Montera de la courge humide et du melon,
Midi fera flamber l’herbe silencieuse,
Le jour sera tranquille, inépuisable et long.

Et la maison, avec sa toiture d’ardoises,
Laissant sa porte sombre et ses volets ouverts,
Respirera l’odeur des coings et des framboises
Éparse lourdement autour des buissons verts ;

[...] Je serai libre enfin de crainte et d’amertume,
Lasse comme un jardin sur lequel il a plu,
Calme comme l’étang qui luit dans l’aube et fume,
Je ne souffrirai plus, je ne penserai plus,

Je ne saurai plus rien des choses de ce monde,
Des peines de ma vie et de ma nation,
J’écouterai chanter dans mon âme profonde
L’harmonieuse paix des germinations.

Je n’aurai pas d’orgueil, et je serai pareille,
Dans ma candeur nouvelle et ma simplicité,
À mon frère le pampre et ma sœur la groseille
Qui sont la jouissance aimable de l’été ;

Je serai si sensible et si jointe à la terre
Que je pourrai penser avoir connu la mort,
Et me mêler, vivante, au reposant mystère
Qui nourrit et fleurit les plantes par les corps.

Et ce sera très bon et très juste de croire
Que mes yeux ondoyants sont à ce lin pareils,
Et que mon cœur, ardent et lourd, est cette poire
Qui mûrit doucement sa pelure au soleil.

Le cœur innombrable, poèmes, Calmann-Lévy, 1901

06/12/2010

150. "Les journées romaines"


L'éther pris de vertige et de fureur tournoie,
Un luisant diamant de tant d'azur s'extrait.
Virant, psalmodiant, le vent divise et ploie
La pointe faible des cyprès.

C'est en vain que les eaux écumeuses et blanches,
Captives tout en pleurs des lourds bassins romains,
S'élèvent bruyamment, s'ébattent et s'épanchent:
Neptune les tient dans sa main.

Je contemple la rage impuissante des ondes;
Dans cette vague éparse en la jaune cité,
C'est vous qu'on voit jaillir, conductrice des mondes,
Amère et douce Aphrodité !

L'odeur de la chaleur, languissante et créole,
Stagne entre les maisons qui gonflent de soleil;
Comme un coureur ailé le ciel bifurque et vole
Au bord tranchant des toits vermeils;

Et là-bas, sous l'azur qui toujours se dévide,
Un jet d'eau, turbulent et lassé tour à tour,
Semble un flambeau d'argent, une torche liquide
Qu'agite le poing de L'Amour.

Rome ploie, accablé de grappes odorantes,
La surhumaine vie envahit l'air ancien,
Les chapiteaux brisés font fleurir leurs acanthes
Aux thermes de Dioclétien !

Dans ce cloître pâmé, des bacchantes blêmies
Gisent; silence, azur, léthargiques dédains!
Le soleil tombe en feu sur la gorge endormie
De ces Danaés des jardins...

Ils dorment là, liés par les roses païennes,
Ces corps de marbre blond, las et voluptueux:
O mes sœurs du ciel grec, chères Milésiennes,
Que de siècles sont sur vos yeux !

L'une d'elles voudrait se dégager; sa hanche
Soulève le sommeil ainsi qu'un flot trop lourd,
Mais tout le poids des temps et de l'azur la penche:
Elle rêve là pour toujours.

Midi luit; la villa des chevaliers de Malte
Choit comme une danseuse aux pieds brûlants et las.
Comme un fauve tigré l'air jaunit et s'exalte;
Une nymphe en pierre vit là.

Elle a les bras cassés, mais sa force éternelle
Empourpre de plaisir ses genoux triomphants;
Le néflier embaume, un jet d'eau est, près d'elle,
Secoué d'un rire d'enfant.

Les dieux n'ont pas quitté la campagne romaine,
Euterpe aux blonds pipeaux, Erato qui sourit,
Dansent dans le jardin Mattei, où se promène
Le saint Philippe de Néri.

Mais c'est vous qui, ce soir, partagez mon malaise,
Dans l'église sans voix, au mur pâle et glacé,
Déesse catholique, ô ma sainte Thérèse,
Qui soupirez, les yeux baissés !

Malgré vos airs royaux, et la fierté divine
Dont s'enveloppe encor votre coeur emporté,
L'angoisse de vos traits permet que l'on devine
Votre douce mendicité.

O visage altéré par l'ardente torture
D'attendre le bonheur qui descend lentement,
Appel mystérieux, hymne de la nature,
Désir de l'immortel amant !

Je vous offre aujourd'hui, parmi l'encens des prêtres,
Comme un grain plus brûlant mis dans vos encensoirs,
Le rire que j'entends au bas de la fenêtre
Où je rêve seule le soir;

C'est le rire joyeux, épouvanté, timide
De deux enfants heureux, éperdus, inquiets,
Qui joignent leurs regards et leurs lèvres avides,
Et dont tout le sanglot riait !

Ils riaient, il étaient effrayés l'un de l'autre;
Un jet d'eau s'effritait dans le lointain bassin;
La lune blanchissait, de sa clarté d'apôtre,
La terrasse des Capucins.

Une palme portait le poids mélancolique
De l'éther sans zéphyr, sans rosée et sans bruit;
Rien ne venait briser son attente pudique,
Que ce rire aigu dans la nuit !

Et je n'entendis plus que ce rire nocturne,
Plus fort que les senteurs des terrasses de miel,
Plus vif que le sursaut des sources dans leur urne,
Plus clair que les astres au ciel.

Je le prends dans mes mains, chaudes comme la lave,
Je le mêle aux élans de mon éternité,
Ce rire des humains, si farouche et si grave,
Qui prélude à la volupté !

"Les vivants et les morts" (1913)

149. "Syracuse"


"Excite maintenant les compagnons du choeur
à célébrer l'illustre Syracuse ! " (Pindare).

Je me souviens d'un chant du coq, à Syracuse !
Le matin s'éveillait, tempétueux et chaud;
La mer, que parcourait un vent large et dispos,
Dansait, ivre de force et de lumière infuse !

Sur le port, assailli par les flots aveuglants,
Des matelots clouaient des tonneaux et des caisses,
Et le bruit des marteaux montait dans la fournaise
Du jour, de tous ces jours glorieux, vains et lents;

J'étais triste. La ville illustre et misérable
Semblait un Prométhée sur le roc attaché;
Dans le grésillement marmoréen du sable
Piétinaient les troupeaux qui sortaient des étables;
Et, comme un crissement de métal ébréché,
Des cigales mordaient un blé blanc et séché.

Les persiennes semblaient à jamais retombées
Sur le large vitrail des palais somnolents;
Les balcons espagnols accrochaient aux murs blancs
Broyés par le soleil, leurs ferrures bombées :
Noirs cadenas scellés au granit pantelant...

Dans le musée, mordu ainsi qu'un coquillage
Par la ruse marine et la clarté de l'air,
Des bustes sommeillaient, dolents, calmes visages,
Qui s'imprègnent encor, par l'éclatant vitrage,
De la vigueur saline et du limpide éther.

Une craie enflammée enveloppait les arbres;
Les torrents secs n'étaient que des ravins épars,
De vifs géraniums, déchirant le regard,
Roulaient leurs pourpres flots dans ces blancheurs de marbre.
Je sentais s'insérer et brûler dans mes yeux
Cet éclat forcené, inhumain et pierreux.

[...] Parfois sur les gazons brûlés, le pourpre épi
Des trèfles incarnats, le lin, les scabieuses,
Jonchaient par écheveaux la plaine soleilleuse,
Et l'herbage luisait comme un vivant tapis
Que n'ont pas achevé les frivoles tisseuses.

Le théâtre des Grecs, cirque torride et blond,
Gisait. Sous un mûrier, une auberge voisine
Vendait de l'eau : je vis, dans l'étroite cuisine,
Les olives s'ouvrir sous les coups du pilon
Tandis qu'on recueillait l'huile odorante et fine.

Et puis vint le doux soir. Les feuilles des figuiers
Caressaient, doigts légers, les murailles bleuâtres.
D'humbles, graves passants s'interpellaient; les pieds
Des chevreaux au poil blanc, serrés autour du pâtre,
Faisaient monter du sol une poudre d'albâtre.

Un calme inattendu, comme un plus pur climat,
Ne laissait percevoir que le chant des colombes.
Au port, de verts fanaux s'allumaient sur les mâts,
Et l'instant semblait fier, comme après les combats
Un nom chargé d'honneur sur une jeune tombe.

C'était l'heure où tout luit et murmure plus bas...

La fontaine Aréthuse, enclose d'un grillage,
Et portant sans orgueil un renom fabuleux,
Faisait un bruit léger de pleurs et de feuillage
Dans les frais papyrus, élancés et moelleux...

Enfin ce fut la nuit, nuit qui toujours étonne
Par l'insistante angoisse et la muette ardeur.
La lune plongeait, telle une blanche colonne,
Dans la rade aux flots noirs, sa brillante liqueur.

Un solitaire ennui aux astres se raconte;
Je contemplais le globe au front mystérieux,
Et qui, ruine auguste et calme dans les cieux,
Semble un fragment divin, retiré, radieux,
De vos temples, Géla, Ségeste, Sélinonte !

O nuit de Syracuse: Urne aux flancs arrondis !
Logique de Platon ! Âme de Pythagore !
Ancien Testament des Hellènes; amphore
Qui verses dans les cœurs un vin sombre et hardi,
Je sais bien les secrets que ton ombre m'a dits.

[...] Ainsi ma nuit passait. L'ache, l'ânet crépu
Répandaient leurs senteurs. Je regardais la rade;
La paix régnait partout où courut Alcibiade,
Mais, noble obsession des âges révolus,
L'éther semblait empli de ce qui n'était plus...

J'entendis sonner l'heure au noir couvent des Carmes.
L'espace regorgeait d'un parfum d'orangers.
J'écoutais dans les airs un vague appel aux armes...
Et le pouvoir des nuits se mit à propager
L'amoureuse espérance et ses divins dangers :

O désir du désir, du hasard et des larmes !

148. "Nous étions de très petits enfants"

Source : http://browse.deviantart.com/?q=leman lake&order=9&offset=48#/d2gfyzk

Nous étions de très petits enfants, heureux à Amphion en octobre. Ce mois de cristal est le plus beau qui soit au bord du Lac Léman. L’été finissant traîne ses caresses ensoleillées sur les prairies encore en fleurs et qui soupirent de satisfaction. Les oiseaux, pris de vertige, tournoient sans discernement, dans une confusion bleuâtre, se trompent d’élément, pénètrent les vagues, d’où ils rejaillissent, si bien qu’on croit voir une hirondelle qui nage ou une ablette ailée.
***********
Je ne souhaite pas d'éternité plus douce
Que d'être le fraisier arrondi sur la mousse,
Dans vos taillis serrés où la pie en sifflant
Roule sous les sapins comme un fruit noir et blanc.
Dormir dans les osiers, près des flots de la Dranse
Où la truite glacée et fluide s'élance,
Hirondelle d'argent aux ailerons mouillés !
Dormir dans le sol vif et luisant où mes pieds
Dansaient aux jours légers de l'espoir et du rêve !
O mon pays divin, j'ai bu toute ta sève,
Je t'offre ce matin un brugnon rose et pur,
Une abeille engourdie au bord d'un lis d'azur,
Le songe universel que ma main tient et palpe,
Et mon coeur, odorant comme le miel des Alpes !

147. "Le premier chagrin"


Nous marchions en été dans la haute poussière
Des chemins blancs, bordés d’herbes et de saponaires.

Le descendant soleil se dénouait sur nous,
Je voyais tes cheveux, tes bras et tes genoux.

Un immense parfum de rêve et de tendresse
Était comme un rosier, qui fleurit et qui blesse.

Je soupirais souvent à cause de cela
Pour qu’un peu de mon âme en souffle s’en allât.

Le soir tombait, un soir si penchant et si triste,
C’était comme la fin de tout ce qui existe.

Je voyais bien que rien de moi ne t’occupait ;
Chez moi cette détresse et chez toi cette paix !

Je sentais, comprenant que ma peine était vaine,
Quelque chose finir et mourir dans mes veines,

Et comme les enfants gardent leur gravité,
Je te parlais, avec cette plaie au côté…

J’écartais les rameaux épineux au passage,
Pour qu’ils ne vinssent pas déchirer ton visage;

Nous allions, je souffrais du froid de tes doigts nus,
Et quand, finalement, le soir était venu,

J’entendais, sans rien voir sur la route suivie,
Tes pas trembler en moi et marcher sur ma vie.

Nous revenions ainsi au jardin bruissant,
L’humidité coulait, j’écoutais en passant

Ah ! comme ce bruit-là persiste en ma mémoire !
Dans l’air mouvant et chaud, grincer la balançoire

Et je rentrais alors, ivre du temps d’été,
Lasse de tout cela, morte d’avoir été,

Moi, le garçon hardi et vif, et toi, la femme,
Et de t’avoir porté tout le jour sur mon âme…

146. "La promesse"


Vous qui n'avez pas vu les plus tendres juillets
Rayonner sur votre jeune âge,
Regardez dans mon coeur: des parterres d'œillets
Fleurissent près d'un bleu rivage.

Embarquez-vous ce soir sur mes yeux de cristal,
Glissez au pays de mon âme,
Où flots du désir triste et sentimental
Font une chanson qui se pâme.

Vous connaîtrez alors un beau plaisir, sucré
Comme les angéliques vertes,
Comme la rose en feu qui parfume le pré
De ses trente feuilles ouvertes.

Alors vous connaîtrez des instants doux et clairs
Comme des gouttes de miel rose,
Frais comme un paradis de sources, d'herbe et d'air,
Joyeux comme l'aurore éclose,

Car je possède en moi tous les pays de prix,
Et les azurs de la jeune Oise,
Et le coeur délicat, neigeux, rose et fleuri,
Des adolescentes Chinoises ...

"Les Eblouissements"

145. "Une île"


Quelquefois, quand le jour me cause trop de peine,
Je tourne mes regards vers une île lointaine,
Jardin géant, si haut, si puissant et si pur,
Qu'il semble être un ciel vert sous l'autre ciel d'azur ...
Que de brûlants parfums baigneraient mon visage !
Je ne pèserais pas à ce grand paysage,
J'éteindrais les palmiers et je vivrais contre eux
Comme une gomme d'or collée aux troncs rugueux.
A midi, quand le feu du soleil nous assaille,
Je me reposerais dans ma maison de paille ;
Sous des stores tressés par de charmants vanniers,
J'écouterais chanter les oiseaux prisonniers.
La nuit, jetant enfin l'éventail et les voiles,
Je boirais la fraîcheur de toutes les étoiles,
Et puis, sortant alors à pas lents et secrets,
Pour ne pas réveiller le chien, le perroquet,
Dans le vêtement bleu que portait Virginie,
J’irais dans la campagne assoupie, infinie,
Et je verrais, lueur, rayons, arômes mous,
Eclat par qui le coeur soudain s'élance et prie
Et croit mourir d'un choc si puissant et si doux,
L'aurore se lever sur la Vanillerie !

"Les Eblouissements"

144. "Tumulte". 1

Ce texte est publié en trois parties (message 144, 143, 142)
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1. Il est des jours pour le souvenir et la méditation. O passé ! jeunesse ! non la mienne que j'avais sans la ressentir et comme on possède une joie naturelle, visible, inattaquable, mais la vôtre, mon aîné, que je vous rendais parce que ma jeunesse jetait sur vous son ombre blanche, son reflet de midi, clair et tranchant comme une lame affilée de soleil.
Matin ! Voyages ! Gares de Savoie, gares de Florence, espérances des arrivées, sons des cloches, fraîcheur de l'inattendu, fraîcheur des regards comme des gouttelettes d'eau limpides aux parois poreuses des vases arabes ! Parfois mon esprit languissait dans cette étroite immensité. Vers quoi vont nos désirs, et nos désirs accomplis ? Rien n'est cercle, rien n'est enclos. Où est l'achèvement du rêve de l'homme ?
O rades allongées sur les mers, bras des ports, abîmes, brèches, ouvertures, que voulez-vous, que guidez-vous ? Jamais il n'y a que l'amour dans l'amour. L'amour qu'on croit parfait, lui-même prend une trompette guerrière ou un profond cor de chasse ou une cithare plaintive et appelle autre chose, autre chose qui est au-delà de l'amour.
Tout est appel. Quelle est la danse qui nous convie ? J'ai vu sur un terrain glissant et noir d'olives tombées, au bord de la mer plate, un berger grec vêtu de toile blanche, coiffé d'un bonnet de noire cotonnade, qui, effréné, dansait selon le mode antique et entraînait par son élan toute une population agreste. Mais je ne pouvais suivre le pâtre exalté, parce que mon allégresse au fier ressort retournait en arrière, vers les compagnons de Périclès, et que les banquets sont finis et que les temples sont brisés.
J'ai vu les petits châteaux romantiques d'Angleterre, en brique rouge sur un lac de turquoise; et le vent venus de la mer, venu d'Ecosse, venu d'Irlande faisait bouger l'eau paisible, poussait les cygnes indolents contre les mottes de terre du rivage. Le sel et le goudron étaient posés sur les feuilles du rosier, du chèvrefeuille, du rhododendron, comme la marque et la saveur de l'Angleterre. Et tout était paix, sécurité, triomphe. Le coucher du soleil, de l'énigmatique soleil anglais, faisait traîner sur les pelouses sa splendeur brouillée comme la frange d'un châle du Cachemire, solennelle comme le pompeux salut des Indes à la royale Angleterre. Tout était sécurité, et pourtant je comprenais que ces lieux ne me plaisaient que parce qu'ils sont une île, de toutes parts entourée d'eau, de vaisseaux, de quais, de projets, de délivrance.
Ainsi, les préoccupations constantes de l'âme sont le départ et l'espérance : l'âme la plus fidèle s'élance sur toutes les pistes pour atteindre un but unique.
Avant nos temps et après nos temps, avant la mort et après la mort, l'amour est. (Exactitudes)

143. "Tumulte". 2

2. Des enfants de quinze ans causent ensemble, se confient l'un à l'autre, s'attirent vers la sagesse, la bonté, la perfection, et voilà que la Nature intervient : "Il ne s'agit plus de vous, leur dit-elle, mais de moi". Et ces jeunes êtres qui riaient, qui escomptaient l'aisance et la joie, les voilà dans l'impossibilité de ne pas souffrir. Qu'ils soient fiers, héroïques, rois, ils servent de pâture.
Je m'arrête et je songe, Amour. Plusieurs fois votre visage est venu sur notre chemin, D'abord, enfant, nous vîmes votre ombre mur les routes où nous courions, où, insouciants - on nous croyait insouciants - nous courions, et nous baisions votre ombre sur la terre, dans les matins de juin où les jaunes coucous, l'anis et les campanules d'un bleu violet s'élèvent comme une récompense pour les enfants qui ont espéré. Ainsi j'étreignais votre ombre sur la terre, l'ombre de vos pas sur mon chemin léger ! Et puis j'ai goûté l'eau des sources, remué la vase caillouteuse des sources emportées ; j'ai touché le nid de l'oiseau, le mystérieux nid agrégé et désagrégé, sec et tendre, que les oiseaux ont délaissé, mais qui semble encore tiède, prit- dent, mélodieux, et qui garde le mystère d'avoir été composé au temps de l'amour. Ainsi, je vous touchais, je vous contemplais avec vénération, Amour ! Sous la gaze orangée des soleils couchants ; dans la gaieté de l'aube naïve qui point comme point le bourgeon ; dans l'aile traînante des voiles blanches d'un voilier chargé de pierres, qui s'efforce sur un lac assoupi ; dans la timidité de la nature avant l'orage, quand tout s'humilie, implore, quête la clémence (car l'oiseau cesse de chanter, il erre inquiet ; l'abeille disparaît, s'effondre, veut être épargnée ; le cygne sur l'étang reste immobile ; les poissons ont coulé dans les ténèbres de l'eau ; la brise, la lumière, le souffle se sont arrêtés; tout s'amende) - oui, dans cet instant, dans tous les instants, c'est vous que j'ai reconnu, pressenti, porté, supporte, Amour !
Vous êtes la première création - "et la lumière fut" - vous êtes ! Et tous les sentiments de l'homme, la soif, la faim, le désir du repos ou de l'omnipotence, le besoin de vivre, de ne pas être mort, de ne pas être ce mort qui, semble-t-il, consent à être mort, tous les instincts vous suivaient, Amour, comme les lions et les tigres adoucis accompagnaient dans le désert le thaumaturge qui commande an nom de son Dieu.
Mais ni le bonheur ni la douleur ne peuvent être parfaits chez l'homme imparfait. Rien ne demeure. (Exactitudes)

142. "Tumulte". 3

3. Qui peut empêcher le coeur de croître, de croître sans cesse, et dans la direction prédestinée ? Aimer, cesser d'aimer, voilà les deux faits évidents, sans remède, et qui sont quand ils sont. La douleur non plus, ne peut être parfaite, rien n'est dessèchement éternel, rien n'est humidité constante : une eau froide, en avril, gisait au creux du rocher : eau des larmes. Mais la chaleur de midi, l'implacable rire du midi d'été a bu l'eau dolente, et des graminées, entraînées par le vent de tous les points du monde, surgissent à présent de la pierre éclatée.
Ainsi, Amour, nous avons connu sur notre chemin plusieurs visages de l'amour. Il y avait le jeune amour tout ensemble du coeur et de l'imagination, qui est un immense amour, plus fervent, laborieux, zélé que les religieuses d'un monastère, à l'heure où, du mont Athos au mont Oural, elles élèvent des mains jointes vers la plaie qui saigne au flanc de leur Seigneur. Amour infini du coeur, nous vous avons donné notre perfection spontanée, minutieuse, et toutes les vertus de notre enfance; mais que conteniez-vous encore ? Vous conteniez l'orgueil, la voluptueuse docilité, le triomphe et l'amour de soi-même ; car jamais il n'y a que l'amour dans l'amour.
Et puis il y a un autre amour plus soudain, qui vient par les yeux, par les délices du regard, et qui frappe l'âme. Désir, conducteur des mondes, jaillissant, qui ne veut nul effort que celui qu'il faut pour te maîtriser (et encore emportes-tu la faible digue, comme le torrent dans la vallée arrache les rives, déracine le village, l'étable, la scierie avec ses provisions de bois des forêts). Désir, qui commences par le regard et vas à l'âme, qui touches la vie, qui es et qui n'es plus, qui ne donnes point de raisons, niais qui t'élances comme veut se lever le soleil, à l'heure déterminée, quand les lois des sphères l'y contraignent, Désir, qui t'éteins plus nécessairement que ne s'éteint dans la mer cet impérieux soleil, hélas ! c'est toi le pire amour !
Ainsi, Adolescent, je t'ai rencontré ; je t'ignorais, j'était, libre, tu étais libre, je te regarde, et soudain mes yeux aux tiens ont bu le poison. Comme l'abeille se suspend à la scabieuse enivrante, je m'attache à ton regard, je m'en grise, je me gorge de ce miel liquide, je tombe alourdis, je m'éloigne, je reviens, je meurs.
J'ai faim, j'ai froid, je tremble, je brûle; mais que tu me touches d'une seule parcelle de la rosée de tes lèvres, et je serai guérie. Que tu parles, et ta voix, qui vibre à mon oreille plus abondamment que ne vibrent dans tout l'Empire des popes les cloches de Pâques qui l'ébranlent et le font tressaillir, la voix m'emplit d'une saison heureuse où toute fleur éclat avec la suave détonation des lotus, à l'aurore, dans les jardins de Chine.
Je t'aime, mais alors comment, pourquoi suis-je ton ennemie ? Je te rencontre, tu me ressembles, et, parce que te voilà moi-même, je veux t'absorber, t'incorporer à moi, te détruire, à moins que moi-même je ne meure, ô mon ami.
Tes deux pieds se posent sur mon coeur comme on voit Jésus debout sur la main de Marie ; lis élancé, vous êtes né de moi, puisque moi seule vous aime ainsi, au-delà de toute mesure et de vous-même, mais d'abord je vous vénère, et me voilà abaissée devant la splendeur de mon fils! Ton regard, ta parole, ton souffle, tes gestes ; la flânerie ou la course de tes pensées dans tes prunelles ; l'atroce peur que j'ai qu'on t'aime comme je t'aime - car un tel amour me semble être un philtre qui te désigne et te recommande à tous les yeux ; la certitude, la crainte, que j'ai de croire que c'est inévitable, que tous m'aiment et t'aimeront comme je t'aime, comme un seul être peut aimer (et ce seul être est moi) - tous ces transports, dis-je, font de ma vie un enfer, une cellule dans la prison des moines inquisiteurs, une plaque de tôle brûlante où aucune de mes pensées ne peut poser son pied lassé sans qu'elle le retire en tremblant, chancelle, recule et fuie à l'autre bout des mondes... Mais tu es encore à l'autre bout des mondes, ô mon ami !  (Exactitudes)

04/12/2010

141. Etude de l'imaginaire dans l'oeuvre d'Anna de Noailles.


Dans les messages ci-dessous (136 à 140) je propose à mes lecteurs l'avant-propos de la thèse pour le Doctorat de troisième cycle présentée en 1982 devant le jury de l'Université de la Sorbonne Nouvelle par Madame Elyane SAVY.
Cette thèse brillante et remarquablement documentée porte sur l'imaginaire dans l'oeuvre d'Anna de Noailles".

140. Elyane Savy : l'imaginaire dans l'oeuvre d'Anna de Noailles. 1

1/5. En 1876, quand naît la princesse Anna de Brancovan, le grand frisson romantique qui a secoué tout le dix-neuvième siècle est à l'agonie. En réaction contre les effusions sentimentales des romantiques, les Parnassiens se sont rangés derrière Leconte de Lisle, Mallarmé derrière Baudelaire, les symbolistes derrière Mallarmé et l'aventure littéraire a atteint son apogée avec la révolution poétique menée par Rimbaud. Pourtant, dans les salons feutrés du boulevard de Latour-Maubourg, puis au milieu des poufs, des porcelaines et des ivoires du palais oriental de l'avenue Hoche, ou parmi les terrasses fleuries du jardin d'Amphion, on ne se lasse pas des douces rêveries mélancoliques : là le romantisme n'est pas tout à fait dépassé. C'est le décor où Anna fait ses premiers pas dans la vie. Elle grandit dans un climat de fêtes, de musique et de poésie. Très vite, son entourage remarque sa sensibilité peu commune et ses dons littéraires précoces. La petite Anna commence à écrire ses premières poésies. Elle n'arrêtera plus d'écrire.
Devenue Comtesse de Noailles en 1897 par son mariage avec Mathieu de Noailles, elle fait très tôt son entrée sur la scène littéraire. Dès 1898. Félix Ganderax publie ses premiers poèmes, "Litanies", dans la Revue de Paris du 1er Février, puis "Bittô", le 15 avril 1900. En juillet de cette même année. "Exaltation" parait dans la Revue des Deux Mondes et enfin, le 8 mai 1901, Calmann-Lévy présente au public son premier recueil de poèmes « Le Coeur innombrable ». C'est le début d'une grande carrière. A peine admise par le lecteur parisien parmi les plus grands noms de la poésie qu'elle veut s’essayer à la prose. De 1903 à 1905, trois romans « La Nouvelle espérance », « Le Visage émerveillé » et « La Domination » vont être offerts en pâture aux critiques. Déconcertée par les commentaires acerbes qu’elle trouve dans la presse, elle se tait pendant deux ans. En 1907, son retour à la poésie avec « Les Eblouissements » lui vote les félicitations d'un public enthousiaste. Et puis encore un silence, un long silence, cette fois de six ans.

139. Elyane Savy : l'imaginaire dans l'oeuvre d'Anna de Noailles. 2

2/5. Le recueil « Les Vivants et les Morts » qui paraît en 1913 marque une étape dans l'inspiration de notre poète ; ce n'est plus la nature, c'est la mort qu'elle chante. Vont suivre d'autres recueils de plus en plus nostalgiques : « Les Forces Eternelles, en 1921, « Poème de l'amour, en 1924 et L'Honneur de souffrir, en 1927. Elle publiera en outre quelques réflexions que son expérience multiple lui aura dictées. « Les Innocente ou la sagesse des Femmes » et « Exactitudes » qui paraitront en 1923 et 1930. Puis ce sera son dernier livre. « Le Livre de ma Vie » l'année qui précédera sa mort. Le 30 avril 1933, à. l'aube de ce printemps à qui elle avait dédié tant de vers, elle mourra dans son appartement parisien de la rue Scheffer. Le 5 mai ses obsèques seront célébrées en l'église de la Madeleine. L'année suivante ses « Derniers vers seront publiés ; son nom est encore sur toutes les lèvres. Les années passent, d'autres nom arrivent, d'autres poètes envahissent la scène littéraire. On se souvient de moins en moins de la vibrante Anna de Noailles.
Dans son livre « La Comtesse de Noailles oui et non » Jean Cocteau écrit : Après une gloire que peu de personnes vivantes connurent, la comtesse de Noailles tomba brutalement dans la fosse commune où la gloire qui est femme abandonne les cendres de ceux qui ont trop voulu se faire aimer d’elle.
Ce jugement, sans doute un peu sévère, reflète cependant une navrante réalité. Anna de Noailles n'est certainement pas tombée dans la fosse commune : la plupart des gens se souviennent de son nom, mais très peu, il est vrai, sauraient citer son œuvre. Les véritables amis d'Anna de Noailles, dont Maurice Barrès Anatole France, Marcel Proust sont morts avant que son procès ne commence. Il ne restait personne pour venir la défendre si ce n'est son jeune ami Cocteau qui, trente ans après sa mort ne venait réviser son procès que pour sortir de l'ombre les défauts dont on l'accablait.

138. Elyane Savy : l'imaginaire dans l'ouvre d'Anna de Noailles. 3

3/5. De quelles fautes impardonnables était-elle donc coupable pour qu'on veuille enterrer son œuvre et son souvenir dans cet oubli ingrat dans lequel sont aussi tombées Renée Vivien, Marie de Régnier et Lucie Delarue-Mardrus? Charles Maurras a reproché à ces quatre poètes un romantisme à rebours. La plupart des articles consacrés à Anna de Noailles de son vivant, si l'on excepte ceux des débuts de sa carrière qui vantent, parfois à l'excès, son génie poétique parlent de négligences techniques, de légèretés à l’égard de la langue française, d'un lyrisme incontrôlé. On lui reproche de ne pas suivre les règles d'une école, de ne rien innover en matière de technique littéraire, de ne pas faire école. La critique aurait voulu qu'elle contrôle mieux ses idées et son style et qu'elle parle d'autre chose que d'elle-même ; ainsi, elle aurait pu coller une étiquette en « isme » sur son nom, lui trouver un maître et, éventuellement, des disciples. Mais les maîtres étaient déjà multiples, et les disciples restaient absents. Le temps passant, ne sachant dans quelle catégorie l'inclure, on décida de l'oublier, et personne ne trouvant en elle l'étoffe d'un grand maître, on l'abandonna.
Pourtant, l'indépendance d'Anna de Noailles envers les règles, la façon très personnelle dont elle chante la nature, l'amour et la mort, l'originalité de ses images poétiques, auraient dû suffire à lui accorder une place dans la mémoire française. Les poétesses ne semblent pas retenir l'attention des siècles qui passent. Saphô est mortelle, mais pourra-t-on en dire autant de Louise Labé ou de Marceline Desbordes-Valmore? Et Anna de Noailles, saura-t-elle forcer la mémoire du temps ?
Anna de Noailles ne s’est pas pliée aux règles parce qu'elle voulait écrire ce qu'elle ressentait et que ce qu'elle ressentait n'avait pas de limite et ne supportait pas une étroite discipline. Sa poésie et sa prose ne s'enferment dans aucune sophistication verbale et ne prétendent jamais à l'intellectualisme. C’est l'émotion qu'elle poursuit, "je ne poursuis que l'exactitude de l’émotion, comprenez-vous?" confie-t-elle à Paul Acker; et elle ajoute : "Je ne suis pas un écrivain, j’écris comme je sens, tout bonnement".

137. Elyane Savy : l'imaginaire dans l'oeuvre d'Anna de Noailles. 4

4/5. Ne pourrait-on pas dire que ce but qu'elle poursuit, "l'exactitude de l'émotion", est déjà une philosophie en soi? Ne pourrait-t-on pas voir dans ce mot « exactitudes » la règle, la seule à laquelle elle se plie, le centre spirituel de son œuvre qui commande un vocabulaire surchargé parce que précis un nombre de thèmes limités parce que jamais tout à fait développés? En 1930 le damier manuscrit qu'elle remet à l’éditeur Bernard Grasset porte en titre un mot qui le fait sursauter « Exactitudes". Non seulement le mot le gêne, mais le pluriel l'affole. Dana sa lettre à Bernard Grasset, la comtesse de Noailles écrit : "Le titre que j'ai choisi, « Exactitudes » donne une garantie. Il certifie que l'auteur n'a pu échapper à son déterminisme - qu'il peut aussi nommer ses lois, son choix, ses préférence - en ne relatant que ce qu'il a vu, en ne communiquant que ce qu'il a ressenti" C'est donc dans cette volonté opiniâtre, que nous appellerons son Art Poétique, de capter les degrés précis l'intensité exacte, la juste mesure ou démesure de l'émotion, que les images jaillissent librement sous la plume d'Anna de Noailles en forçant un peu, s'il le faut, les bornes étriquées de la syntaxe pour épanouir leur authenticité.
Ce sont à ces images, à ce monde très particulier de l'imaginaire dans lequel a vécu Anna de Noailles, que nous avons voulu consacrer cette étude. L'imaginaire, "c'est à dire l'ensemble des images et des relations d'images qui constitue le capital pensé de l'homo sapiens", ainsi que le définit Gilbert Durand, occupe aujourd'hui la première place dans les études critiques. On ne se soucie plus de savoir si la syntaxe est correcte, on veut comprendre le fonctionnement de l'imagination, sonder l'univers de l'écrivain ou du poète à travers les images qui l'obsèdent. En ce sens Anna de Noailles devrait intéresser la critique moderne car son œuvre est un extraordinaire amoncellement d'images qui fusent en tous sens, images jonglant avec des verbes travaillés dans l'exagération, images explosant des substantifs les plus inattendus que viennent colorier les épithètes les plus hardies.

136. Elyane Savy : l'imaginaire dans l'oeuvre d'Anna de Noailles. 5

5/5. C'est à une véritable introspection du monde sensible que se livre notre poète en laissant la liberté la plus absolue au travail brut de l'imaginaire. Elle ne veut surtout pas qu'un artifice poétique vienne détourner l'image de sa signification première qui est l'élan pur de son moi profond. C'est pourquoi l'ensemble de son œuvre est totalement incontrôlé : « je ne suis pas un écrivain, j’écris comme je sens, tout bonnement »
Il parait nécessaire, dans le cas d’Anna de Noailles, d'étudier à la fois sa poésie et sa prose car nous découvrons dans ses romans et ses essais, largement développée, des images simplement ébauchées dans un poème ou un recueil. L'abolition des frontières syntaxiques laisse jaillir dans la prose des successions d'images souvent très complexes qui mettent à nu les désirs et 1es tourments les plus intimes. Cet examen minutieux qu'elle fait d'elle-même, de ses impressions, de ses sensations, du plaisir qui l'emporte ou de la douleur qui l'accable, est presque une étude psychologique du coeur humain et la façon dont elle laisse son inconscient lui dicter les images poétiques, son refus catégorique de voir corriger certaines erreurs, certaines liberté dans la phrase ou la rime, parce que la phrase ou le mot qui lui étaient venus à l'esprit reproduisaient le plus exactement possible une immédiate perception des choses ou du monde, la rapproche quelque peu des surréalistes et de leur écriture automatique. Avec ces images spontanées qui rajeunissent d'un coup la langue française, avec ces images fulgurantes que le génie est venu sculpter dans la masse brute, et grossière de la grammaire et du vocabulaire, nous entrons dans le rêve d'un être tourmenté.
Le rêve a occupé la plus grande partie de la vie d'Anna de Noailles, satisfaite ou insatisfaite, heureuse ou malheureuse, l'esprit comblé par les richesses de sa patrie ou tourné vers les richesses d'un autre monde qu'elle voulait plus accueillant, elle a rêvé de frontières plus riantes entre le corps et l'esprit, entre l'imaginaire et la réalité, entre elle et les autres. "Il n'est rien de réel que le rêve et l'amour", écrit-elle. La morne réalité, celle qui vient détruire, heure par heure, les habitants du quotidien, n'a jamais réussi à démonter complètement le fragile château de cartes qu'elle s'obstinait à reconstruire chaque jour avec de nouveaux mythes, de nouvelles passions et de nouveaux héros. Quand la réalité devenait trop dure, elle s'échappait dans le monde des images, dans "(s)on rêve volant, éclatant et chantant". "J'ai vécu débordant de songes ». Elle a eu le courage d'aller jusqu'au bout de son rêve, elle n'a jamais cherché à l'arrêter quand il pénétrait le terrain dangereux de l'exagération elle ne s'est jamais protégée contre les sensations trop fortes et les excès d'émotion qui venaient l'emporter ou le blesser, elle a laissé s'épanouir tous les trésors que son imagination contenait, elle a tout pris de la vie dans son corps ouvert à l'univers : « O coeur religieux, un corps est une église, un corps humain qui rêve est un temple entr'ouvert »