09/02/2012

439. "Puisque je ne puis pas savoir"


Puisque je ne puis pas savoir
Ce que tu penses, je t’écoute;
Ta voix en vain peut se mouvoir,
Je poursuis mon songe et mon doute.

Tu m’étonnes en étant toi,
En ayant ton élan, ta vie;
Je me sens toujours desservie
Par ce que tu prétends ou crois.

Mais quelquefois, dans le silence,
Je sens, comme une calme chance,
Se révéler notre unité,
Et j’entends les mots que tu penses
Et que je n’ai pas écoutés.

Poèmes de l’amour, Fayard, 1924

438. "Matin, j’ai tout aimé, et j’ai tout trop aimé"


Matin, j’ai tout aimé, et j’ai tout trop aimé;
A l’heure où les humains vous demandent la force
Pour aborder la vie accommodante ou torse,
Rendez mon cœur pesant, calme et demi-fermé.

Les humains au réveil ont besoin qu’on les hèle,
Mais mon esprit aigu n’a connu que l’excès;
Je serais tel qu’eux tous, Matin ! s’il vous plaisait
De laisser quelquefois se reposer mon zèle.

C’est par mon étendue et mon élan sans frein
Que mon être, cherchant ses frères, les dépasse,
Et que je suis toujours montante dans l’espace
Comme le cri du coq et l’ouragan marin !

L’univers chaque jour fit appel à ma vie,
J’ai répondu sans cesse à son désir puissant
Mais faites qu’en ce jour candide et fleurissant
Je demeure sans vœux, sans voix et sans envie.

Atténuez le feu qui trouble ma raison,
Que ma sagesse seule agisse sur mon cœur,
Et que je ne sois plus cet éternel vainqueur
Qui, marchant le premier, sans prudence et sans peur,
Loin des chemins tracés, des labours, des maisons,
Semble un dieu délaissé, debout sur l’horizon.

Poèmes de l’amour, Fayard, 1924

437. "La bonté, n’étant pas l’excès"

La bonté, n’étant pas l’excès
De l’amour, fait souffrir souvent;
Tant de douceur est décevant,
On doute, on soupçonne, on ne sait.

Ces mots patients, ce besoin
De ne pas nuire à ce qu’on aime
Interloquent les cœurs extrêmes
Qui, pouvant mieux, n’ont pas de soins
Envers l’auguste passion
Qui hait les élans retenus.

Je songe aux jours où j’ai connu
Ta cruelle abnégation.

436. "Meurt-on d’aimer ? On peut le croire"


Meurt-on d’aimer ? On peut le croire,
Tant c’est une mortelle histoire !
Pourtant il me reste toujours
La grâce, au loin, de tes contours.
Et la douleur dont tu m’enivres,
Dont je crois que je vais mourir,
Est peut-être, ô prudent désir !
Le seul secret qui me fait vivre.

435. "Le courage est ce qui remplace"

Le courage est ce qui remplace
Ce que l’on désire, et parfois
Si ferme et si haute est sa foi
Qu’il s’enivre du vain espace.

Semblable à la musique, il sait
Envahir, leurrer, se répandre,
Mais il n’est qu’un mortel essai
Pour l’instinct véhément et tendre,

Car, dans les choses de l’amour,
Les seules exactes et sages
Et qui dédaignent tout détour,
Comment croirait-on au courage ?

434. "Les volets, les rideaux, les portes"


Éros

Les volets, les rideaux, les portes
Ont protégé notre bonheur;
Mais, ô mon amie, ô ma morte,
Toi qui meurs, qui vis et remeurs,
En ce moment où monte à peine
Ta lasse respiration,
Que fais-tu de ta passion?
Quel est ton plaisir ou ta peine?

Écho

Ne demande rien, mon amour;
Ne bouge pas, reste en ta place;
Que ta suave odeur tenace
M’ombrage de son net contour.
Je ne pense à rien, je suis telle
Que quelque mourante immortelle
Qui sent en son cœur tournoyer
Les flèches qui l’ont abattue,
Et sans pouvoir tuer la tuent.
Dans cette ivresse de souffrir
Avec complaisance, ô prodige!
J’observe aux confins du vertige
La stupeur de ne pas mourir.

433. "Le silence répand son vide"

Le silence répand son vide;
Le ciel, lourd d’orage, est houleux;
On voit bouger, tiède et limpide,
Le vent dans un mimosa bleu.

Prolongeant sa douceur étale,
Le jour ressemble aux autres jours;
Un craintif et secret amour
Rêve,sans ouvrir ses pétales.

Ainsi, pour longtemps en jouir,
La Hollande, en ses vastes serres,
Par des blocs de glace resserre
Les tulipes qui vont s’ouvrir.

432. "Le bonheur d’aimer est si fort"

Le bonheur d’aimer est si fort,
Etant seul la négation
Du quotidien et de la mort,
Que je n’ai, dans ma passion,
Dans cet amour que je ressens,
Vraiment jamais rien désiré,
Rien attendu, rien espéré,
Que mon désir éblouissant !

Vent pur des nuits suave abondance, moisson !
Flots d’air frais arrachés aux golfes des étoiles,
Espace palpitant qui fais comme une voile
Se gonfler dans mon cœur les rêves et les sons,

Pénétrez dans la chambre ennemie où repose
Le trésor éclatant d’un beau corps soucieux,
Et ramenez vers moi, plus parfait que la rose,
Le bleuâtre parfum qui flotte sur ses yeux !

431. "Je ne t’aime pas pour que ton esprit"

Je ne t’aime pas pour que ton esprit
Puisse être autrement que tu ne peux être
Ton songe distrait jamais ne pénètre
Mon cœur anxieux, dolent et surpris.

Ne t’inquiète pas de mon hébétude,
De ces chocs profonds, de ma demi-mort;
J’ai nourri mes yeux de tes attitudes,
Mon œil a si bien mesuré ton corps,

Que s’il me fallait mourir de toi-même,
Défaillir un jour par excès de toi,
Je croirais dormir du sommeil suprême
Dans ton bras, fermé sur mon être étroit.

430. "Je ne puis comparer mon mal"

Je ne puis comparer mon mal
A la douleur d’Yseult; ma tête
N’a pas sur son rêve animal
Cette blonde et molle tempête.

Mais forte, et prolongeant le temps
Que l’on met à périr d’ivresse,
Dans un chant qui renaît sans cesse,
Je meurs pour toi comme Tristan.

429. "En ton absence je ne puis"

En ton absence je ne puis
Être plus ou moins seule. Aucune
Voix qui console, aucun appui
N’atténuerait mon infortune;

Il faudrait qu’un autre être soit,
Qu’il brille à mes yeux ! qu’il s’oppose
A ton image, à tes exploits !
Mais pourquoi l’espérer ? Pourquoi ?
Implacable métamorphose,
Dans mon esprit actif, adroit,
C’est toi seul qui redeviens toi !

428. "Je me taisais, j’avais fait voeu"

Je me taisais, j’avais fait voeu
De ne te jamais reprocher
Ton esprit net, sobre, empêché
De tout élan, de tout aveu;

Mais ce soir où le ciel d’automne
Effeuille un soleil languissant,
Laisse que ma voix s’abandonne
A trahir les secrets du sang :

Entends-tu, cher cœur sans tendresse,
Chère âme insensible et têtue,
En ce jour où je te confesse
Ma native et fière tristesse,
Combien de fois je me suis tue ?

427. "Ceux qui, hors du rêve et des transes"

Ceux qui, hors du rêve et des transes
Par quoi le souffle est empêché,
Goûtent d’heureuses impudences,
Semblent par le sort protégés.
Nul dieu jaloux n’est attaché
A punir leur insouciance,

Et peut-être que la souffrance
Est l’unique et sombre péché.

426. "Jadis je me sentais unique"


Jadis je me sentais unique,
Je vivais sous mes propres lois.
Aujourd’hui j’échange avec toi
La vie orageuse et mystique.
Songe, à ce transfert magnifique !
Par ce tendre appauvrissement
Je n’ai plus rien qui soit vraiment
Ma solitude et ma défense ;
Et même quand la nuit commence,
Solitaire, avec le fardeau
De ta vague et pesante absence,
Le glissant enchevêtrement
Des sombres cheveux sur mon dos
N’appartient plus à mon repos,
Mais me rattache à toi. Je pense
A ta suave bienfaisance,
Quand tu jettes à demi-mot,
À travers la grâce et l’offense,
Sur mon cœur bandé de sanglots,
Un chant moins long que mon écho.

425. "Je crois que j’ai dû te parler"


Je crois que j’ai dû te parler
De ta personne, sans répit,
Et peut-être t’ai-je accablé
Sous tant de pampres et d’épis !

J’ai dû, offensant ton silence,
Mais d’une voix qui passait outre,
Vanter ta raison, ta constance,
Ta chaleur, ta douceur de loutre,

Et ta bonté, et ce cœur droit
Auquel tu veux m’associer…

Mais t’ai-je assez remercié
De l’amour que j’avais pour toi ?

424. "J’ai perdu l’univers puisque tu me suffis"

Image : NASA. Space Center

J’ai perdu l’univers puisque tu me suffis,
Je vois qu’il appartient aux autres; quelquefois
Je songe à la grandeur que l’espace eut en moi,
Mais j’ai quitté l’azur à cause que tu vis.

Je regarde et j’entends les secrets mouvements
De l’infini, des sons, des parfums, des couleurs;
Mais l’air, l’arbre, les monts ne sont qu’un vêtement
Que j’écarte des doigts comme une humble vapeur,
Pour que tu restes seul parmi les éléments
A vivre dans la vie ainsi que dans mon cœur.

423. "Fais ce que tu veux, désormais"

Fais ce que tu veux, désormais.
Va-t-en, reviens, ne viens jamais !
Mon cœur, qui lentement déchoit,
Fait semblant de t’offrir ce choix;
Pourtant, je sais bien, tu le penses !
Que tu n’as nulle obéissance…

Je devrais, en ces sombres jours,
Songer aux poignantes amours
Qu’en des fronts plus purs je suscite.
Mais il n’est pas de réussite
Contre ces guerriers bien armés
Qui, massés dans mon cœur qui rêve,
Sans égards, sans pitié, sans trêve,
Me contraignent tous à t’aimer…

422. "Je n’ai pas écrit par raison"


Je n’ai pas écrit par raison,
Ni pour fuir un destin obscur,
Mais pour séduire les saisons
Et plaire à l’ineffable azur,

Et pour posséder chaque jour,
Sans défaillance, sans remords,
Et jusqu’au moment de la mort,

Des droits infinis dans l’amour…

421. "Certes j’aime ce que je pense"

Certes j’aime ce que je pense
La force éparse des idées
Me semble par mon cœur aidée !
J’espère, je crois, je dépense
Mes ailes aux amples coudées.
Le front brûlant, l’âme obsédée,
Je puis mourir de turbulence.

Mais toi seul est ma récompense…

420. "Je bénis le sommeil, lui seul peut déformer"

Je bénis le sommeil, lui seul peut déformer
Par sa ténèbre étroite, habile et travailleuse,
Les traits de ton image où mon âme amoureuse,
Sachant tous tes défauts, ne voit rien à blâmer!

Je m’endors agitée, et, pareille aux voyages,
Débordante d’espoirs, d’attente, de projets;
Et puis, à mon réveil, engourdie encor, j’ai
La douceur de trouver ma raison lasse et sage.

Je ne souhaite rien; fidèle à mes soucis
Je songe tendrement à la tombe loyale
Où, descendue enfin dans la paix sans rivale,
J’oublierai les désirs dont j’ai souffert ici;

Et je ne cherche pas à me tromper moi-même
Sur le dur sentiment que tu m’as inspiré;
Non, je ne t’aime pas avec l’honneur sacré,
Avec l’esprit ravi ! Non, pauvre homme, je t’aime…

Et si ton hésitant, faible et modique orgueil
Ne peut s’accommoder de l’animale flamme,
Moi, du moins, j’eus le droit de voir périr des âmes
Pour les lèvres, les bras, les noirs cheveux et l’œil  !

419. "Ami parmi tous les amis"

Ami parmi tous les amis,
De quoi voudrions-nous nous plaindre ?
Aucun destin n’est compromis
Si l’amitié n’a pu s’éteindre.

Tu penses que seuls les amants,
Par la hâte et par les délices,
Ignorent le dolent supplice
De l’immense désœuvrement;

Crois-tu que les corps et les bouches
Rendent le bonheur plus entier ?
La passion, dès qu’on y touche
Et qu’on l’observe, fait pitié !

Accepte d’un cœur moins farouche
La tristesse de l’amitié.

418." Aucun jour je ne me suis dit"

Aucun jour je ne me suis dit
Que tu pouvais être mortel.
Tu ressembles au paradis,
A tout ce qu’on croit éternel !
Mais, ce soir, j’ai senti, dans l’air
Humide d’un parc triste et blême,
La terreuse odeur des asters
Et du languissant chrysanthème

Quoi! tu peux mourir ! et je t’aime !

417. "C’est l’hiver, le ciel semble un toit"

C’est l’hiver, le ciel semble un toit
D’ardoise froide et nébuleuse,
Je suis moins triste et moins heureuse.
Je ne suis plus ivre de toi !

Je me sens restreinte et savante,
Sans rêve, mais comprenant tout.
Ta gentillesse décevante
Me frappe, mais à faibles coups.

Je sais ma force et je raisonne,
Il me semble que mon amour
Apporte un radieux secours
À ta belle et triste personne.

Mais lorsque renaîtra l’été
Avec ses souffles bleus et lisses,
Quand la nature agitatrice
Exigera la volupté,

Ou le bonheur plus grand encore
De dépasser ce brusque émoi,
Quand les jours chauds, brillants, sonores
Prendront ton parti contre moi,

Que ferai-je de mon courage
A goûter cette heureuse mort
Qu’au chaud velours de ton visage
J’aborde, je bois et je mords ?

416. "Automne pluvieux, mélancolique automne"

Automne pluvieux, mélancolique automne,
Remets cet ami dans mes bras !
Que m’importent ton eau, tes râles monotones,
Ton dépit, ton sombre embarras,

Si, dédaignant soudain tes humides rafales,
Je retrouve le tiède été
Près d’un corps chaleureux, et que mon front s’installe
Dans la douceur de son côté !

Grâce d’un calme flot épandu dans une anse
Qui le limite et le détient !

Partage, ô mon amour, le délassant silence
De mon être réduit au tien.