21/11/2012

575. Je veux bien respirer - Tentation - Prière au destin

JE VEUX BIEN RESPIRER.


Je veux bien respirer encor l'air frais et gai
En souvenir du temps où j'aimais la nature,
Mon esprit sans espoir et mon cœur fatigué
Opposent au plaisir leur sombre fermeture.
Ah ! comme longuement nous fûmes subjugués
Par le suave azur qui ravit et torture !
— Mon destin fut cruel, mais fut un beau destin,
Je tremblais de détresse et je tremblais de joie ;
Mes regards enivrés s'emparaient des matins
Comme un étau d'argent qui scintille et qui broie.
— Quel cœur ressemblera à ce cœur qui contint
L'orgueil d'être à la fois le vautour et la proie ? —
Tout l'univers me fut un plaisir suffocant,
Tous les maux que j'ai craints ont fondu sur ma vie,
Mais bien que chaque instant me soit un dur carcan,
Peut-être il resterait à mon cœur quelque envie
Si je n'avais pas eu tous les maux de la vie !...

TENTATION

La couleur onctueuse et suave du soir,
Où le soleil couchant répand une eau dorée,
Enveloppe le cœur d'une joie mesurée
Où s'insinue un vague et désirant espoir.

Espoir de quoi, pauvre être ? Oui, un orchestre tendre
Semble jouer au fond de l'horizon vibrant,
Comme ces violons secrets et murmurants
Qui dans des loggias masquées se font entendre.

Et je rêve, et j'espère, et ne sais point pourquoi.
L'espace sans défaut est une perle immense ;
Chaque fois que le soir est rêveur, clair et coi,
Il semble qu'un bonheur quelque part recommence.

— Le temps ne peut-il donc enseigner le plaisir
(Le dur plaisir, hélas ! stoïque et monotone),
De contempler l'espoir sans penser le saisir;
D'aimer que le malheur n'ait plus rien qui étonne ;
De renoncer à vous, ouragan des désirs !
Et de savoir quitter ce qui nous abandonne...

PRIERE AU DESTIN

Écoutez, ô Destin, ma sincère demande.
Ma voix vous dit toujours la calme vérité :
Écartez de mon cœur les maux que j'appréhende,
Et dotez-moi des maux que je peux supporter.

Cédez à la raison sinon à la prière,
Un excessif fardeau n'est pas fait pour chacun ;
Répandez vos torrents sur mon âme guerrière,
Que vos présents soient opportuns !

Vous dont l'élan bondit comme le flot des gaves,
Dispensant le plaisir, les dangers et la mort.
Assaillez de votre ample et redoutable effort
Mon esprit orgueilleux et brave!

Mais exemptez du poids des trop tendres saisons,
Et du mortel venin des amours abolies
Qui dissolvent le corps et troublent la raison,
Mon cœur qui n'avait craint que la mélancolie !

Les Forces Eternelles

574. Il est des morts vivants

Il est des morts vivants, patients, qui survivent
A la morte jeunesse, honneur divin du corps,
Et leur âme, qui n'est ni sombre ni plaintive,
Contemple l'univers et s'y retient encor.

Ils marchent dans un pâle et modéré vertige,
Étrangers aux saisons, exemptés de leurs lois.
L'été, tout hors de lui et pressurant, n'exige
Plus rien de ces yeux secs et de ces cœurs étroits.

Car la Nature dit à l'homme rêvant d'elle :
« Je n'ai pas le besoin de ton mystique amour,
« Le plaisir contribue à ma vie éternelle,
« J'aimais ton turbulent et langoureux concours.

« Je t'accueillais parmi mes forces végétales
« Pour mieux te proposer l'angoisse et l'infini,
« Et pour que pénétrât dans tes brûlantes moelles
« L'odeur d'un univers qui ne peut t'être uni.

« Je te disais : Voici, qui jamais ne se donne,
« Mon provocant azur, scintillant de moiteur,
« Voici ma nuit avec ses grands soupirs d'odeur,
« Et mon ciel effrayant dont tout regard s'étonne !

« Voici mon vaste ciel, dont l'irritant éclat
« Arrache un cri d'ivresse aux cervelles humaines ;
« Voilà tout mon terrestre et céleste domaine,
« Chère âme, pille-le ! — Je te disais cela

« Afin que, ne pouvant t'emparer des étoiles,
« Ni tarir mes parfums humides et gisants,
« Tu sentisses l'ardeur triste et sentimentale
« Diriger tes soupirs vers un sein languissant.

« Je suis ce qui désire, et je suis ce qui tue.
« Mon cœur, plus que le flux et le reflux, actif,
« Ne peut s'intéresser qu’à ce qui perpétue.
« Je dédaigne en riant un front grave et pensif. »

Et la Nature dit : O Oubli, crainte, paresse,
« Qu'est-ce qui lie à moi les vieilles gens pâlis,
« Qui, ne souhaitant plus les fidèles caresses,
« Ignorent le tumulte éblouissant des lits ?

« Pour me complaire, on doit brûler, combattre, mordre,
« Rire, espérer, bondir, sangloter tour à tour,
« Et meurs, si tu ne peux fournir, selon mes ordres,
« Les grands élans qu'il faut pour la guerre et l'amour ! »

Les Forces Eternelles

573. Novembre - Toi seul est vrai

NOVEMBRE


Automne, je suis née en ta froide saison,
Quand ta pluie mince et résignée
Dissout dans les vergers les poires épargnées
Et ouate d'ombre l'horizon ;
Je regarde en souffrant cette humide prison,
Est-ce le regret d'être née ?

Ta paix appesantie, en accueillant mes jours,
Fit de moi ton enfant ingrate.
Rien en mon cœur n'admet tes midis clairs et courts,
Ni tes feuilles aux tons de chamois et d'agate,
Je t'avais, en naissant, délaissé pour toujours !

— Je ne vous aime pas, saison mélancolique.
Froides routes où tinte, ainsi qu'un fin tocsin,
La châtaigne couleur d'acajou et d'oursin.
Ni vous, pleur de minuit, droite et triste colchique!

Rendez-moi le bonheur et l'espoir printaniers,
Le jour qui lentement s'allonge avec paresse,
Qui s'attarde le soir, qu'aucun appel ne presse,
Qui peut tout obtenir et peut tout dédaigner,
Pareil au jeune amour, à la calme jeunesse.
Que m'importe la pourpre ardeur que vous feignez,
Automne ! et vos soleils, et vos tièdes caresses.
Puisque votre beauté n'est plus une promesse...

TOI SEUL ES VRAI...

Toi seul es vrai, beau ciel qui songes et palpites,
Paisible et scintillant d'amour;
Toi seul es pur, éther, où jamais ne s'agite
Le pas harmonieux des jours.

Mon esprit est lassé des humaines paroles,
Tout est faible, inique ou menteur,
Je souffre du tumulte où mon être s'isole.
Plein de justice et plein d'honneur.

Et pourtant le désir, la claire intelligence,
L'instinct suave et fraternel,
Ne désespèrent pas de votre vigilance,
Avenir, chemin éternel !

En cette nuit d'été, savante, ample, naïve.
Et qui calme un cœur inquiet,
Je songe à vous, Destin, à tout ce qui arrive
Et console de ce qui est !

J'entends vos chants d'accueil, vos vœux de bienvenue,
Lois des cieux constellés, sagesse de la nue,
Vous en qui plus rien ne me nuit !
Qu'importent les cœurs sourds et les âmes sans rêve,
L'inéluctable en vous se berce et se soulève,
Respiration des nuits !

Puissé-je, pour qu'enfin mon cœur de moi s'élance,
Confier le pouvoir de mon songe zélé
A l'affirmation de ce ciel étoile,
Et transmuer ma voix en ce divin silence !...

Les Forces Eternelles

572. Rêverie, le soir

Un attelage est arrêté
Dans la rue, où le soir d'été,
Avec ses longs cris d'hirondelles,
Aiguise ses légers couteaux
Sur le cœur, la chair et les os
Qui souffrent de langueur mortelle.
— Le pied du cheval ennuyé.
Que la solitude nargua.
Fait un clapotement brouillé
Dans le vide et dans la tiédeur
De la rue, où traîne une odeur
De poussière et de seringa.
— L'azur est de chaleur voilé.
C'est un de ces soirs dont le calme
Oppresse l'esprit désolé,
Immobile comme une palme.
Et je ne sais quoi d'immolé
Fait qu'en nous plus rien ne résiste
A la faiblesse d'être triste ;
Langueur du cœur et des mains !

Et je songe, parmi ce dolent examen,
A l’enfance joyeuse où tout est lendemain,
A cette certitude exacte et sans limite
D'être un hôte espéré, que tout l'espace invite.
Qui met, en respirant, le monde dans son cœur!
Je songe à la maison de campagne, amicale.
Dont les corridors sont des méandres d'odeurs,
Je songe à la gaîté d'une chambre en percale,
A. cet éclatement de bonheur au réveil !
Aux rideaux contenant le poids d'or du soleil,
Je songe, en ce soir triste où j'ai l'âme épuisée,
Au jardin qui rejoint l'enfant par la croisée,
A cette immensité de soi-même, pourtant
Modeste, où l'on se sent le serviteur content
D’un Destin vague encor, mais radieux et sage,
Dont nos gestes fervents vont former le visage...

Les Forces Eternelles