20/02/2013

656. Anna de Noailles : un autre portrait

Jacques Èmile Blanche
Portrait d'Anna de Noailles
1914-1919. Huile sur toile 90 X 90 cm
 

Strasbourg, Musée d'Art Moderne et d'Art Contemporain

655. Anna de Noailles : portrait

Kees Van Dongen : Anna de Noailles

Anna de Noailles. Sophie Krebs, comisarul expoziţiei, mărturisea: „Noi am vrut să demonstrăm cum artistul avangardei evoluează către noi provocări. Se observă că el basculează între avangardă şi o pictură a societăţii mondene. Am constatat că nu există o diferenţă clară între perioada fovistă şi cele mondenă sau demimondenă. Noile staruri şi noile îmbogăţite formau acea societate foarte amestecată a «anilor nebuni», asupra căreia el aduce o privire destul de crudă, deşi mijloacele sale nu încetează de a fi foarte moderne. Culoarea a rămas un element primordial în stilul său, fovismul şi anarhismul nu au dispărut în monden".

 Sophie Krebs, commissaire de l'exposition, a déclaré: «Nous avons voulu montrer comment un artiste avant-gardiste évolue vers de nouveaux défis. Il est à noter qu'il permet de basculer entre l'avant-garde et d'une société de peinture à la mode. Nous avons constaté qu'il existe une différence marquée entre fovistă et à la mode ou de demi-mondaine. Nouveau étoiles et enrichi de nouveaux formé la société très hétérogène des «années folles», à laquelle il apporte assez de brut, bien que ses moyens ne cesse jamais d'être très moderne. La couleur demeure un élément essentiel dans son style, le fauvisme et l'anarchisme ont disparu à la mode ". (traduction approximative fournie par Google traduction)

 Source : http://www.cotidianul.ro/culori-impudice-si-scene-fierbinti-140218/

18/02/2013

654. Anna de Noailles ou le symbolisme


anna noailles symbolisme temoignage patrimoine... par artcomesp

653. Un buste d'Anna de Noailles


L'un de mes lecteurs, E. Vyzas résidant à Pully en Suisse, me communique cette photographie d'un buste d'Anna de Noailles réalisé par le sculpteur lausannois F. Simezec, peu connu même en Suisse, mais dont l'épouse possédait la galerie d'Art "L'entracte" au cœur de la ville.
Mon correspondant m'indique que ce buste est à vendre.
Je remercie E. Vyzas de m'autoriser à publier cette belle  reproduction d'un buste sans doute très peu connu des spécialistes de la Comtesse de Noailles.
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16/02/2013

652. Cinq poèmes

651. Au cimetière de Publier (74)

Publier. vue générale
Le cimetière de Publier
Le cimetière dans son environnement
Entourée de rouge : la tombe d'Anna de Noailles
La stèle "Anna de Noailles"
"C'est là que dort mon cœur, vaste témoin du monde"

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11/02/2013

650. Poème de l'Amour. 1924.

















Remarque. Une large sélection des textes de ce recueil a déjà été publiée dans les messages 310 à 329.
Quelques uns de ces poèmes sont repris dans les messages 643 à 649 ci-après. Le titre affiché est celui de leur premier vers.
643. Je ne t'aime pas
644. Le silence répand son vide
645. Quand tu me plaisais
646. Le temps n'est pas toujours
647. Les vers que je t'écris
648. Je t'aimais par les yeux
649. Ils sont les bâtisseurs
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A propos du recueil "Poème de l'Amour"
in "Anna de Noailles", par Claude Mignot-Ogliastri, page 343 à 345
Éditions Méridiens Klincksieck 1987. ISBN 2-86563-150-8

Bergson saluait chaque œuvre d'A.de Noailles, car il lui reconnaissait le don « de voir se pénétrer les unes les autres bien des choses que nos sens et notre intelligence nous présentent comme distinctes. De là des intuitions dont le métaphysicien pourrait faire son profit ».
Le 9 septembre 1924, il la félicite d'obtenir « des mots qu'ils expriment l'inexprimable. De votre " Poème de l'Amour se dégage ce que j'appellerais une métaphysique de la sensation. Par une opération magique, vous nous faites apercevoir clins la sensation tout un monde de pensées avec lequel — je ne sais comment — elle coïnciderait ; l'infini nous apparaît ainsi dans l'élémentaire. Mais en même temps se découvre l'immensité d'illusion (...) qui est au fond de la passion humaine ».
Comme le rappellera Mauriac, cette analyse impitoyable de l'amour apparaissait déjà dans les deux précédents recueils. La nouveauté ici est le renoncement à la véhémence, à l'amplitude. Ces 175 poèmes sans titres, numérotés et donc inséparables, sont jetés d'un trait, sans grand souci de l'alternance régulière des rimes, comme sur les deux cahiers manuscrits où ils figurent, page après page. Ils ont de 4 à 12 vers, au plus 40, avec une prédilection pour l'octosyllabe […] parfois combiné à l'alexandrin.
[…] Ce souffle court, haletant peut paraître monotone - certains critiques, comme Lucien Fabre, suggéreront d'élaguer des poèmes superflus - mais convient à l'unité d'un thème : ici l'amour, dans le recueil suivant, la mort. Le grand mérite du Poème de l'Amour, c'est donc de façonner un instrument pour L'Honneur de Souffrir, livre plus convaincant.
A. de Noailles fit don du manuscrit à Jean Rostand, l'un de ceux qui l'avaient incitée à ce resserrement formel. Mais sa nouvelle manière nuisit au succès du recueil, qui n'eut qu'une trentaine d'articles. Critiques élogieux, sauf Emmanuel Buenzod qui, dans La Semaine littéraire de Genève, condamne « ces 220 pages de galimatias » comme une « chute », une « erreur » à oublier et réparer bien vite. Aux Nouvelles Littéraires, en» août, Martin du Gard remplace un éreintement du féroce Léautaud par un éloge de Lucien Fabre, poète et admirateur à la fois de Valéry, Noailles et Maurras. Thibaudet, invariablement, la trouve romantique, tout en comparant certains vers à du Racine.
De bons papiers […] louent l'analyse stendhalienne, le « poème intellectuel de la passion », dit Thérive, signalent le renversement des sexes : Mme de Noailles est devenue le Samson de Vigny, note Rageot. C'est « la mésalliance d'une Muse avec un pygmée », renchérit Souday, à qui « Si vraiment les mots t'embarrassent, Ne dis rien... » rappelle le « Sois charmante et tais-toi » de Baudelaire. Enfin quand le poète offre « la renommée éternelle » à celui qui ne sera, « dans quelque humble retraite, Qu'un homme vieux et fatigué », on songe à Ronsard -et Hélène.
Métérié (Le Feu), Vaudoyer (RII) ou Le Cardonnel (Le Journal) savent voir le feu lyrique sous ce renoncement à l'effusion et aux paysages. Mais d'autres se disent « déconcertés », ce qui agace A. de Noailles. Ainsi félicite-t-elle Vandérem qui applaudit dans la Revue de France à ces « vers serrés, nerveux, laconiques » et la rapproche de Louise Labé, de voir ce livre « tel qu'il est, à la fois prolongement de mon œuvre et comme détaché d'elle, jeté plus avant dans le feu, — ce qui étonne et dépayse nos critiques et penseurs frivoles, qui me veulent retenir aux jardins ! »
Mauriac, dont l'article en octobre 1924 est l'un des plus pénétrants, n'est pas de ceux-là, « qui voudraient que, tous les ans », elle « recommençât d'écrire Le Coeur innombrable ». Il montre la lucidité terrible du nouveau recueil — « Je t'aime / Comme si tu n'existais pas », mais aussi le détournement de sens opéré sur le « Il faut d'abord avoir soif » de Catherine de Sienne, placé en exergue.
La Sibylle Noailles est « d'avant le Christ ». Et il conclut : « Nul poète n'aura su mieux nous enseigner qu'en dehors de Dieu, rien n'existe que l'amour charnel, mais que cet amour se distingue mal de la haine et qu'il a le goût du néant. »
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649. Ils sont les bâtisseurs

Ils sont les bâtisseurs hasardeux des pensées,
L'âme la plus puissante est parfois dépassée
Par ces rêves actifs que l'on voit se mouvoir.

Laissons se balancer dans leur ombre décente
L'excessive tristesse et l'excessif besoin !
Confions le secret ou la hâte oppressante
Au silence sacré qui ne les livre point.

Un souvenir dormant cesse d'être coupable,
Tout ce qui n'est pas dit est innocent et vrai ;
S'il consent à garder sa face sombre et stable
Le mensonge lui-même est un noble secret.

Ô Vérité tentante et qu'il faut qu'on esquive,
Monacale pudeur, effort, renoncement,
Sainteté des torrents retenant leur eau vive,
Solitude du cœur et de la voix qui ment !

Tendresse de la main qui parcourt et qui lisse
La vie atténuée et calme des cheveux,
Tandis que le désir se prive du délice
De déchaîner l'orage éloquent des aveux.

Résolution pure, auguste et difficile
De n'accaparer pas l'esprit avec le corps,
De rester étrangers, pour que le plus fragile
Ne soit pas prisonnier de l'ineffable accord !

Feintise d'être heureux en dehors de l'ivresse,
Accommodation aux paisibles instants :
Plus que les cris, les pleurs, les secours, les caresses,
Vous êtes le mérite insondable et constant !



Poème de l'Amour 1924

648. Je t'aimais par les yeux

Je t'aimais par les yeux, je puis
Me détourner de ton visage,
Te parler sans boire à ce puits
De ton regard vibrant et sage.

Je t'accosterai comme font
Les prêtres avec les abbesses;
Plus rien ne trouble et ne confond
Une paupière qui s'abaisse.

Si terrible que soit l'amour,
Si spontané, ferme, invincible,
Le cœur heureux l'aidait toujours...
Mais tu me seras invisible.

Grave, je porterai le deuil,
Que nul hormis toi ne soupçonne,
De dédaigner sur ta personne
L'injuste beauté de ton œil.

Quand ta voix engageante et tiède
Voudra reprendre le chemin
De mon coeur, qui te vint en aide
Avec la douceur de mes mains,

J'aurai cet aspect d'infortune
Qui surprend et fait hésiter;
Tu pourras, sombre iniquité,
Croire enfin que tu m'importunes !

Comment me nuirait désormais
Ton fin et vivant paysage
Si mes yeux n'abordent jamais
Son délicat coloriage ?

Si jamais je ne me repais
De la nourriture irritante
Par quoi je détruisais ma paix ?
Si plus rien en toi ne me tente ?

Et qu'étais-tu, toi que j'ai craint
Plus que toute mort et tout blâme,
Si ton charme succombe au frein
Du noble souci de mon âme ?



Poème de l'Amour. 1924

647. Les vers que je t'écris

Les vers que je t'écris ne sont pas d'Orient,
Je ne t'ai pas connu dans de beaux paysages,
Je ne t'ai vu mobile, anxieux ou riant,
Qu'en des lieux sans beauté qu'animait ton visage.

Tout le tragique humain je l'ai dit simplement,
Comme est simple ta voix, comme est simple ton geste,
Comme est simple, malgré son fastueux tourment,
Mon invincible esprit que ton œil rend modeste.

Mon front méditatif, et qui porte le poids
De sentir s'emmêler à mes pensers les astres,
Te bénit pour avoir appris auprès de toi
Le rêve resserré et les humbles désastres.

Et si ton innocent et rayonnant aspect
Ne m'avait longuement imposé son mirage,
Je n'aurais pas la vive et misérable paix
Qui préserve mes jours des douleurs sans courage.

Poème de l'Amour 1924

10/02/2013

646. Le temps n'a pas toujours ...

Le temps n'a pas toujours une égale valeur,
Tu cours et je suis immobile,
Je t'attends ; cela met quelque chose en mon cœur
De frénétique et de débile !

 
J'entame avec l'instant un infime combat
Que départage le silence.
L'heure, qui tout d'abord semblait me parler bas,
Frappe soudain à coups de lance.

 
Elle semble savoir, et garder son secret,
Le destin se confie à elle;
On ne pénètre pas dans cette ample forêt
Où rien n'est promis ni fidèle !

 
Puisque la passion, en son sauvage trot,
Gaspille sa richesse amère,
Révérons ces instants de la vie éphémère 
Dont chacun nous semblait de trop !

Attendre : épuisement sanglant de l'espérance,
Tentative vers le hasard,
Hâte qui se prolonge, indécise souffrance
De savoir s'il est tôt ou tard !

Impatience juste, exigeante et soumise,
À qui manque, pour bien lutter,
Le pouvoir défendu de refaire à sa guise
L'univers puissant et buté !

Certes, mon cœur ne veut te faire aucun reproche
Des minutes que tu perdais;
Tu me savais vivante, active, sûre et proche,
Moi, cependant, je t'attendais !

Sans doute la démente et subite tristesse
Qui se mêle aux jeux éperdus
Est le profond sanglot refoulé que nous laisse
La douleur d'avoir attendu !

Poème de l'Amour. 1924

645. Quand tu me plaisais

Quand tu me plaisais tant que j'en pouvais mourir,
Quand je mettais l'ardeur et la paix sous ton toit,
Quand je riais sans joie et souffrais sans gémir,
Afin d'être un climat constant autour de toi;

Quand ma calme, obstinée et fière déraison
Te confondait avec le puissant univers,
Si bien que mon esprit te voyait sombre ou clair
Selon les ciels d'azur ou les froides saisons,

Je pressentais déjà qu'il me faudrait guérir
Du choix suave et dur de ton être sans feu,
J'attendais cet instant où l'on voit dépérir
L'enchantement sacré d'avoir eu ce qu'on veut :

Instant éblouissant et qui vaut d'expier,
Où, rusé, résolu, puissant, ingénieux,
L'invincible désir s'empare des beaux pieds,
Et comme un thyrse en fleur s'enroule jusqu'aux yeux !

Peut-être ton esprit à mon âme lie
Se plaisait-il parmi nos contraintes sans fin,
Tu n'avais pas ma soif, tu n'avais pas ma faim,
Mais moi, je travaillais au désir d'oublier !

Certes tu garderas de m'avoir fait rêver
Un prestige divin qui hantera ton cœur,
Mais moi, l'esprit toujours par l'ardeur soulevé,
Et qu'aurait fait souffrir même un constant bonheur,

Je ne cesserai pas de contempler sur toi,
Qui me fus imposant plus qu'un temple et qu'un dieu,
L'arbitraire déclin du soleil de tes yeux
Et la cessation paisible de ma foi !



Poème de l'Amour. 1924

644. Le silence répand son vide

Le silence répand son vide ;
Le ciel, lourd d'orage, est houleux ;
On voit bouger, tiède et limpide,
Le vent dans un mimosa bleu.


Prolongeant sa douceur étale,
Le jour ressemble aux autres jours ;
Un craintif et secret amour
Rêve, sans ouvrir ses pétales.


Ainsi, pour longtemps en jouir,
La Hollande, en ses vastes serres,
Par des blocs de glace resserre
Les tulipes qui vont s'ouvrir.

Poème de l'Amour. 1924

643. Je ne t'aime pas

Je ne t'aime pas pour que ton esprit
Puisse être autrement que tu ne peux être
Ton songe distrait jamais ne pénètre
Mon cœur anxieux, dolent et surpris.

Ne t'inquiète pas de mon hébétude,
De ces chocs profonds, de ma demi-mort;
J'ai nourri mes yeux de tes attitudes,
Mon œil a si bien mesuré ton corps,

Que s'il me fallait mourir de toi-même,
Défaillir un jour par excès de toi,
Je croirais dormir du sommeil suprême
Dans ton bras, fermé sur mon être étroit

Poème de l'Amour 1924

642. Un manuscrit d'Anna de Noailles















Reproduit à partir de l'ouvrage de René Gillouin
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09/02/2013

641. Anna de Noailles et ses contemporains


Opinions de contemporains, citées par René Gillouin à la fin de sa biographie de la Comtesse de Noailles.
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D'Emile Faguet, à propos de la Nouvelle Espérance :

Cette femme aura bien du talent. Elle est dans le train qui y mène. Et sa station n'est pas très loin. (La Revue latine).
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D'Emile Ripert :

On ne sait si c'est artifice ou naïveté, sa façon d'assembler les mots. On est étonné, on ne comprend pas trop. Pourtant on voit, on sent, on entend... Dans une de ses dernières poésies elle parle ainsi :

Au cercle étroit d'un bassin rond et gris,
L'eau s'endormait, petite eau qui se rouille.

« Petite eau qui se rouille... » Si vous comprenez, moi pas. Seulement je vois l'eau stagnante, un peu
rouge, je sens l'odeur de l'eau morte, et tout le calme inerte, l'ennui qui use et qui ronge... Les images aussi sont nouvelles : Madame de Noailles se dit «lasse comme un jardin sur lequel il a plu », et ce simple vers assimile si parfaitement certaines journées d'accablement, de calme désespoir après la crise violente des pleurs à l'aspect du feuillage lourd, des fleurs froissées, des terres humides, qu'on admire ce génie instinctif qui, du premier coup et sans tâtonnements, aboutit aux effets que chercherait en vain l'art le plus profond... (La Revue Hebdomadaire).
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D'Auguste Dorchain :

On ne peut s'y méprendre ; il y a ici plus que de talent, plus que de l'art, plus que la réalisation patiente et achevée d'un beau rêve : il y a la ferveur, il y a l'enthousiasme, il y a l'oubli total de soi-même, ou plutôt, ce qui est la même chose, le don absolu de tout son être, âme et corps, comme aux plus saintes minutes d'un grand amour, — il y a le génie. (Annales politiques et littéraires).
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De Lucien Gorpechot :

Nul écrivain ne nous a jamais renseignés avec autant d'abondance et de sincérité sur les mouvements secrets de la sensibilité féminine. Il entre dans le génie de Madame de Noailles une franchise qui lui donne le courage d'exprimer tout ce qu'elle sent. Elle ne s'abuse point sur elle-même quand elle écrit : "J'ai vu ce que j'ai vu et ce que j'ai senti, d'un cœur pour qui le vrai ne fut point trop hardi". La Nouvelle Espérance, contenait de véritables révélations. Le Visage émerveille nous livre toute une vie intérieur. (Le Soleil, 28 juin 1904).
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De Pierre Hepp :

Le don prépondérant de Madame de Noailles, c'est une haute vertu de suggestion. Son secret, c est qu'à la rencontre de tout objet senti se porte instantanément un représentant verbal, avant qu'intervienne la moindre opération abstraite. Il en résulte une unité d'éclosion, une adaptation de terminologie qui déjoue les reproches des professeurs de syntaxe. (La Grande Revue).

640. Marcel Proust évoque Anna de Noailles


Opinions de contemporains, citées par René Gillouin à la fin de sa biographie de la Comtesse de Noailles : Marcel Proust sur "les Éblouissements"
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J'aurais aimé m'attarder aux beautés de pure technique aussi bien qu'aux autres, vous signaler au passage... tant de notations d'une justesse délicieuse :  

Dans les taillis serrés ou la pie en sifflant
Roule sous les sapins comme un fruit noir et blanc.
. . . Près des flots de la Dranse
Où la truite glacée et fluide s'élance,
Hirondelle d'argent aux ailerons mouillés. . .
 

Métaphores qui se composent et nous rendent le mensonge de notre première impression, quand nous promenant dans un bois ou suivant les bords d'une rivière nous avons pensé d'abord en entendant rouler quelque chose que c'était quelque fruit et non un oiseau, ou quand surpris par la vive fusée au-dessus des eaux d'un brusque essor, nous avons cru au vol d'un oiseau avant d'avoir entendu la truite retomber dans la rivière. Mais ces charmantes et toutes vives comparaisons qui substituent à la constatation de ce qui est la résurrection de ce que nous avons senti... disparaissent elles-mêmes à côté d'images vraiment sublimes, toutes créées, dignes des plus belles d'Hugo. Il faudrait avoir lu toute la pièce sur la splendeur, l'ivresse, l'élan de ces matinées d'été où on renverse la tète afin de suivre des yeux un oiseau lancé jusqu'au ciel, pour éprouver tout le vertige, sentir tout le mystère de ces deux derniers vers :  
Tandis que détaché d'une invisible fronde
Un doux oiseau jaillit jusqu'au sommet du monde
 

Connaissez-vous une image plus splendide et plus parfaite que celle-ci : (il s'agit de ces admirables Eaux de Damas qui s'élancent et montent dans le fût des fontaines, puis retombent, font passer partout les linges mouillés de leur fraîcheur et l'odeur du melon et des poires crassanes avec un parfum de rosier).  
Comme une jeune esclave
Qui monte, qui descend, qui parfume et qui lave !
 

Là encore pour comprendre toute la noblesse, toute la pureté, tout Y invente de cette image si soudaine et si achevée, qui naît immédiate et complète, il faut relire la pièce, l'une des plus poussées en expression, des plus entièrement senties aussi de ce volume, peinte du commencement jusqu'à la fin, en face, en présence d'une sensation pourtant si fugace qu'on sent que l'artiste a dû être obligé de la recréer mille fois en lui pour prolonger les instants de la pose et pou- voir achever sa toile d'après nature, — une des plus étonnantes réussites, le chef d'œuvre peut-être de Y impressionnisme littéraire.

(Le Figaro 15 juin 1907)

639. Léon Blum évoque Anna de Noailles


Opinions de contemporains, citées par René Gillouin à la fin de sa biographie de la Comtesse de Noailles : Léon Blum sur l’Œuvre poétique de Madame de Noailles
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Le retour au Romantisme fut, il y a dix ans, le caractère du mouvement poétique. Ce qu'on a nommé l'humanisme ne fut qu'un romantisme rajeuni. Mais chez les plus distingués des humanistes l'influence verlainienne restait sensible, et Madame de Noailles en est restée, à ce que je crois, totalement exempte. Elle n'est guère qu'une romantique, et c'est de Musset que je la verrais proche, un Musset qui ne cherche pas l'esprit, un Musset sans sa grâce allante et sa plaisanterie désinvolte, sans son penchant oratoire, sans toute sa facilité française, un Musset plus âpre, plus chargé, plus fiévreux, plus complexe, au sang plus lourd, je voudrais pouvoir dire un Musset barbare.
Il faut cependant marquer dès à présent quelques différences essentielles. Sans doute le lyrisme de Lamartine, de Musset ou même de Hugo est un lyrisme purement personnel. Mais si le poète se chante lui-même, il ne chante pas pour lui seul. Le poème, sorti d'un homme, vaut pour tous les hommes... Le rêve romantique, le chant romantique, même en ce
qu'ils eurent de plus spécial ou de plus neuf, furent le rêve et le chant communs d'un moment de l'humanité... Rien de pareil chez Madame de Noailles. Sa poésie sort d'elle-même et retombe en elle, comme l'élan du jet d'eau dans le bassin. Son éternel sujet, c'est sa personne, mais dans ce qu'elle a de particulier, d'unique, non dans ce qu'elle a de commun et de général...
L'inspiration lyrique s'est toujours ramenée à un nombre limité de thèmes uniformes, et ce qu'il y a d'analogue entre tous ces thèmes, c'est qu'ils posent soit l'accord, soit le conflit d'un des sentiments généraux de l'âme avec une force ou avec un état extérieur... Le poème lyrique apparaît d'ordinaire comme un dialogue, dialogue avec l'être aimé, avec la vie, avec la mort, avec le bonheur, avec les puissances naturelles. Et voici qu'en trois volumes de vers Madame de Noailles exhale un long solo où l'on n'en- tend jamais parler qu'une âme. Il y a là des vers d'amour, sans doute, bien qu'assez rares, mais où il semble que la force du désir s'élance seule, comme un cri sans écho à qui rien ne répond... Nul poème ne traduisit plus intensément que ceux-là le sentiment de la vie, mais c'est la vie d'un être à qui la conscience
de sa propre réalité suffit, qui ne vivrait pas moins s'il était seul vivant au monde, et cette certitude, cette volonté d'être qui sort du plus intime de sa substance gonfle sa personne sans jamais s'en échapper...
Ce lyrisme sans humanité, sans religion, — au sens où l'entendaient les romantiques, — où l'on ne trouve ni aspiration, ni besoin, ni foi, ni doute dont les autres hommes aient leur part, qui ne connaît ou ne touche hors de soi nulle raison de vivre, de souffrir ou d'espérer, ce lyrisme d'une sorte unique tient-il à un vice où à une vertu, représente-t-il une force ou
une faiblesse, faut-il l'exalter ou le condamner ? Je ne sais trop, et l'avenir en décidera mieux que nous. Mais je crois que là est la singularité, le don original, la raison d'être du poète...

(La Revue de Paris, 15 juin 1908).

638. Maurice Barrès évoque Anna de Noailles


Opinions de contemporains, citées par René Gillouin à la fin de sa biographie de la Comtesse de Noailles : Maurice Barrès
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Les poèmes de Mme de Noailles ont obtenu à leur naissance un prodigieux succès. O merveille, on y trouvait de la poésie ! Mais cette poésie, qu'avait-elle de singulier ? Je crois que je pourrais le dire. Nos grands romantiques sont mêlés de mort. Mme de Noailles est toujours un chant qui s'élève, une flamme. On connait un terrible mot révélateur de Chateaubriand : « Quand je peignis René, écrit-il, j'aurais dû demander â ses plaisirs le secret de ses ennuis. » Dans la sombre poésie de nos grands romantiques, en effet, il y a de la fatigue et de la dépression nerveuse. Au contraire, chez l'auteur du Visage émerveillé on voit au premier plan la jeunesse qui s'étonne, qui appelle le choc de la vie et qui s'impatiente de ne point recevoir l'univers dans son âme.
Cet infatigable élan vers toutes les promesses de bonheur, cet infini besoin, ce courage à sentir, à désirer, à vivre nous sont rendus intelligibles avec des ressources inépuisables d'invention verbale et musicale. Je ne puis rien détacher d'un livre que toutes les femmes et les jeunes gens commencent à se réciter. Ses cantilènes frémissantes sont illustrées d'images rapides et inoubliables. Mais derrière tous les battements de ce cœur précipité j'entends un thème monotone. Il est tout le génie dont nous la voyons douée ou, pour mieux dire, affligée. « Il faudra vieillir et mourir, mais j'aurai été le cœur le plus gonflé et d'où monta le plus haut cri. Jeunes hommes, sachez que, vivante, je fus le point le plus sensible de l'univers...»
Quelle est cette voix qui se vante, si vaine et si attendrissante ? La femme vivra toujours dans le même cercle d'images. Ce n'est ici qu'une variante géniale de l'éternel cantique féminin. C'est le vieux Cantique des cantiques : « Je suis noire, mais je suis belle, filles de Jérusalem, comme les tentes de Cédar, comme les pavillons de Salomon. » Ainsi chantait la Sulamite. 

Cet appel qui fait frissonner monte de tous les fameux jardins, du paradis où Ève mentit, des harems de Salomon, du balcon fleuri de Juliette et des arceaux d'un cloître, où la sainte discipline l'épure, l'apaise et le transforme, mais aussi, en le comprimant, semble parfois l'exacerber...
Un tel poète nous aide à comprendre ce que furent par exemple les Hugo et les Lamartine. Celui-ci, à la campagne, sortait le matin avec un exemplaire à grandes marges du Tasse ou de l'Arioste ; il lisait quelques strophes : sous leur action, sa source intérieure jaillissait et il écrivait, sans que sa volonté y prît une part discernable, ses magnifiques psalmodies. Hugo était le lieu d'un pareil phénomène. De là l'étonnement qu'il ressentait de son génie, jusqu'à se dire, à notre grand scandale : « Ne suis-je pas la bouche de Dieu ? »
Ces grands favorisés ont des âmes qui se mettent plus aisément en branle que les nôtres. Le rythme de leurs paroles vient de celui de leurs sentiments. D'où voulez-vous que naisse la noblesse des expressions, sinon de la noblesse du cœur ? Nul vrai poète qui ne soit magnanime. D'ailleurs la faculté de se représenter clairement et fortement un grand nombre d'êtres et de choses, c'est le don divin par excellence, c'est la charité et la sympathie.
Mme de Noailles aime admirer. Elle en use avec les œuvres et avec les gens comme avec les légumes, les fleurs, les arbres et les paysages. Partout elle trouve à s'émerveiller, disons mieux, à être humaine. Quand il y a tant de regards qui appauvrissent nécessairement ce qu'ils considèrent, parce qu'ils sont des regards d'hommes chétifs, voici qu'avec une admirable plénitude cette âme royale enrichit et ennoblit, charge de richesse et vivifie tous les objets vers quoi elle se tourne. Dans la dure vie positive, cette générosité d'âme et cette spontanéité entraînant à des erreurs... Mais, dans le domaine des arts, cette incompressible puissance de charité est le premier moyen du génie.

(Le Figaro, 9 juillet 1904).

637. René Gillouin. Anna de Noailles


La Comtesse Mathieu de Noailles, par René Gillouin (1908)


La comtesse Mathieu de Noailles descend par son père de la puissante maison valaque des Bibesco, devenus Brancovan par adoption au milieu du XIX e siècle. Son grand-père Georges Bibesco, hospodar de Valachie de 1843 à 1848, avait épousé une princesse moldave de race grecque, Zoé Mavrocordato, fille adoptive du dernier des princes Bassaraba de Brancovan. Celui-ci vécut assez pour adopter également le fils aîné de Georges Bibesco et de Zoé Mavrocordato, Grégoire, à qui furent transférés tous les titres, privilèges et dignités de l'antique famille des Brancovan. La princesse actuelle de Brancovan, sa veuve, mère de Constantin de Brancovan que Paris a connu directeur de la Renaissance latine, et de Mesdames la comtesse de Noailles et la princesse de Chimay, appartient à la famille- grecque orientale des Musurus, où la haute culture est traditionnelle. Un cardinal Musurus fut l'ami et le collaborateur d'Erasme, et l'auteur d'une recension de Platon. Le père de Madame de Brancovan, Musurus Pacha, ambassadeur de Turquie à Londres, a laissé une traduction de Dante en grec ancien. On sait quelle admirable
pianiste est la princesse de Brancovan elle-même..
Le mélange en Madame de Noailles des sangs des Bibesco, des Musurus et des Mavrocordato peut expliquer, ou au moins symboliser, la diversité de son génie âpre et viril, mol, pliant et passionné, amoureux pourtant de raison et de mesure. 

L'enfance de Madame de Noailles s'est partagée entre Paris où elle est née et la Haute-Savoie où la princesse de Brancovan passe plusieurs mois chaque année en son château d'Amphion, sur les bords du lac de Genève. Cette région de la Haute-Savoie est un pays à deux visages, l'un tendre et presque voluptueux, où déjà s'empreint la mollesse italienne, l'autre, touché de la rudesse alpestre, où l'expression de la passion se nuance de gravité, de concentration et de profondeur. C'est celui-ci surtout qu'en ses jeunes années aimait à contempler Madame de Noailles. Les souvenirs de Saint François de Sales et de Jean-Jacques Rousseau en précisaient pour elle le sens émouvant, et c'était toute une sensibilité catholique et romantique dont s'imprégnait son cœur précoce :

Un romanesque ardent émanait de cette eau
Comme au temps de Byron, comme au temps de Rousseau...
C'était une sublime, immense rêverie...
Soir des lacs, bercement des flots, rose coteau,
Village qu'éveillait le remous d'un bateau,
Petits couvents voilés par des aristoloches,
Senteur des ronciers bleus, matin trais, voix des cloches
Voix céleste au-dessus des troupeaux, voix qui dit :
 « Il est pour les agneaux de luisants paradis »...
Barque passant le soir en croisant ses deux voiles
Comme un ange attendri courbé sous les étoiles,
C'est vous qui m'avez fait ce cœur triste et profond,
Si sensible, si chaud que l'univers y fond.
Les Éblouissements, page 211.
 


Les jardins et la campagne d'Amphion sont à la source de ce qu'il y a de plus pur et de plus pénétrant dans le sentiment de la nature de Madame de Noailles. Ce sentiment se manifesta chez elle de bonne heure, non-seulement avec une rare intensité, mais avec une qualité tout originale. Un jour de sa toute enfance, au cours d'une promenade elle entendait les grandes personnes causer de décorations. Ayant demandé qu'on lui expliquât ce mot nouveau pour elle : a les décorations, lui fut-il répondu, sont la récompense des belles actions ». A ce moment les promeneurs passaient sous un magnifique acacia qui embaumait : « Eh bien ! s'écria l'enfant, pourquoi ne décore-t-on pas cet acacia
Petite fille issue du panthéiste Orient, le premier mouvement de son cœur en face de la nature est celui même de Xerxès chargeant de bracelets et de colliers son fameux platane.


L'autre amour de Madame de Noailles enfant, ce fut la musique, l'Art-Femme, synthèse obscure de tout idéalisme et de toute sensualité. Des années, comme dans les jardins, elle a vécu dans la musique sans savoir que c'était son plaisir, sa douleur, sa plénitude. Cœur puéril et passionné que le désespoir solitaire, tendu, sublime de Beethoven, l'ardeur molle et brisée de Chopin, ses sonates  "dont l'andante est si fort que la main sur son cœur
On ne sait si l'on meurt de peur ou de bonheur,
la nostalgie fiévreuse, la mortelle irritation de Wagner contractaient jusqu'à l'oppression, exaltaient jusqu'au délire !

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Source : Digitized by the Internet Archive in 2011 with funding from University of Toronto  
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René Gillouin, né à Aouste (Drôme) le 11 mars 1881 et mort en 1971, est un intellectuel de la droite traditionaliste, écrivain, critique littéraire, journaliste et homme politique français.


08/02/2013

636. A propos du recueil "Les Eblouissements"



 

Le 27 avril 1907, Calmann-Lévy mettait en vente Les Éblouissements, un volume de quatre cent vingt pages ; l'on pouvait lire sur la couverture cette phrase du Banquet de Platon : « Le cœur me bat avec plus de violence qu'aux corybantes*. » L'ouvrage comportait cent soixante-neuf poèmes (dont un peu plus d'un tiers seulement avaient été publiés) ; il était divisé en quatre sections : « Vie-joie­ lumière », « Beauté de la France », « Les Jardins », « La Douleur et la mort ». Le succès est immédiat, « presque sans précédent pour un livre de poésie », exulte l'éditeur, qui annonce dès le 10 mai une cinquième édition. A quelques exceptions près, la critique est très favorable ; Pierre Hepp dans La Grande Revue, Proust dans le supplément littéraire du Figaro, Ripert dans La Revue hebdomadaire, plus tard Henry Bordeaux, André Chaumeix, Corpechot, Gillouin; le « réseau » joue à plein [...]
Voyageant dans le Bourbonnais au printemps 1907, Daniel Halévy avait placé le dernier recueil d'Anna dans la pochette de son sac. Un soir, après le dîner, il l'ouvrit au hasard ; son émerveillement fut instantané : J'ai lu vingt pages. Quel plaisir ! Toute l'Europe levantine, italienne et grecque est soudain entrée dans ma chambre d'auberge. [...] Tout cela est beau. Savourons le plaisir de prononcer un mot fort sans mentir 
Ce succès la flattait et l'exaspérait à la fois. « Ils voudraient toucher mes mains et mes yeux pour être à leur tour enflammés », disait-elle. Et elle souffrait de ne plus jouir de l'intimité qui lui était tellement indispensable. Son salon ne désemplissait pas : hommes de lettres, hommes politiques, jeunes, vieux, amateurs, professionnels, journalistes forçaient sa porte. Plus d'une fois, il lui fallut trouver refuge chez sa mère — qui habitait à présent avenue Victor-Hugo — ou chez Hélène — qui s'était installée rue Greuze. Et même parfois aller respirer les précieuses essences des jardins imaginés par Albert Kahn à Boulogne ; ce lieu qu'elle appelait « Le Jardin qui dilate le coeur » lui avait inspiré quelques-uns des poèmes de son dernier recueil.
Lorsque le soir tombait, elle s'arrachait à regret à la contemplation des chênes et des cèdres nains du jardin japonais, et des cascatelles qui serpentaient au milieu des aubépines et des azalées, afin d'aller se reposer au Cercle du Tour du Monde, que Kahn avait installé dans un coin de son fabuleux domaine ; elle y convoquait Mathieu, Mariéton, quelques intimes, et le petit monde bruissant se retrouvait ensuite dans un petit restaurant de Billancourt, attablé à une terrasse plantée d'abricotiers que l'on secouait comme des pruniers. Un soir, Corpechot entendit Anna répondre à Mariéton, qui l'avait accusée de perdre son âme dans les fleurs : "Comment, mon cher, pouvez-vous dire de pareilles sottises ? Mon goût n'est pas du tout de me perdre dans la nature, mais de l'envelopper au point que je vois les fleuves courir sur le coeur de l'homme ! Le monde m'a éblouie par sa splendeur, mais j'ai projeté sur lui la force de ma jeunesse et de mes désirs". 
Ses familiers devaient alors subir une interminable récitation de poèmes — de ses poèmes à elle. Elle regagnait l'avenue Henri-Martin exaltée, épuisée ; les migraines et l'insomnie l'attendaient. Le lendemain, le médecin appelé au secours ne pouvait que prescrire le repos — un grand repos d'au moins un mois.
in François BROCHE, "Anna de Noailles, un mystère en pleine lumière", page 235 et 236. Novembre 1989. Robert Laffont éditeur

635. Le voyage sentimental


O mon ami, le temps fait bondir sa fanfare,
Venez, partons, fuyons, pour vivre ou pour mourir
Comme un puissant oiseau tournoie autour d’un phare
Allons brûler nos yeux aux flammes du plaisir !


Voyez, la lune luit comme un faune de marbre
Allons pleurer au creux des indolents hamacs,
Près des bosquets penchants, sous le parfum des arbres,
Dans les soirs langoureux et parfumés des lacs, 


Dans les soirs d’Amsterdam, lorsque la brume arrive
Sur le fauve jardin, plein d’exaltations,
Et qu’on entend mugir vers leur lointaine rive
La panthère alanguie et les tristes lions. 


Et puis, quittant soudain les villes et la lande,
Nous irons aborder dans l’île peinte en bleu,
Et, les regards errant sur la mer de Hollande,
Nous unirons nos cœurs profonds et nébuleux. 


Nous verrons des vaisseaux, que le couchant embrase,
Glisser, les mâts tendus, sur l’infini serein,
Et nous évoquerons les soirs roses d’extase
De Paul et Virginie et de Claude Lorrain. 


Alors nous quitterons les îles bocagères,
Les villages teintés du bleu des horizons,
Monikendam qui fait, sous les brises légères,
Luire comme des lis le seuil de ses maisons, 


Nous irons en courant vers la divine Espagne,
Pays incendié, si sordide et si beau
Que l’on va sans chercher si la morne campagne
Mèneà Vallâdolid ou bien à Bilbao. 


Nous irons les yeux pleins d’azur, l’âme étourdie,
Mordant au piment rouge, au sucre, au fruit marin,
Et nous verrons un soir surgir Fontarabie,
Ronde et fumeuse ainsi qu’un bouclier d’airain !


Nous demeurerons là, sur un balcon qui bombe,
Sous le vitrail fragile et clair du mirador,
Regardant le jour bleu qui pâlit et succombe,
Entraîné par le poids glissant du soleil d’or. 


Nous entendrons, le soir, le cri des poissonnières
Monter comme la voix des sirènes en feu,
Il semblera que l’ombre et la nature entière
S’appellent vers un lit sanglotant et joyeux. 


Des muletiers iront, transportant la farine
Sur le dos maigre et nu de leur âne qui dort,
Un brûlant aloès luira, cerclé d’épines,
Je m’assoirai au coin de la Calle Mayor. 


Quelquefois je serai l’hirondelle qui rase
Le palais rouge et noir qu’habitait Charles-Quint,
Palais inexorable et dur, froid comme un vase
Qui verse une eau glacée et un ennui hautain. 


Nous vivrons là, cherchant à mélanger nos âmes
Mais moi, parfois, ayant beaucoup souffert d’aimer
Ce qui reste d’espoir, de secrets et de flammes,
Malgré nous dans nos mains et nos yeux enfermés, 


J’irai sur le balcon, accouder ma paresse
Au-dessus de la rue, où les guitares font
Un giclement soudain de musique et d’ivresse,
Un bruit de feu, d’orage et de désir profond !


Le soir étant obscur, je ne pourrai connaître
Le passant langoureux, le chanteur triste et fort
Qui, dans la rue étroite, au bas de ma fenêtre,
Mêle les cris du rêve aux soupirs de la mort. 


Mais pour me délivrer de mon amour du monde,
Du mal universel qui déchire mon cœur,
Je laisserai glisser, comme une algue dans l’onde,
Mon bras chargé de songe amoureux et d’odeur. 


Tendre audace, au travers de l’onduleux grillage
Ma main viendra toucher les lèvres et les dents 

Du chanteur sans regards, sans forme, sans visage,
Dont je n’aurai perçu que le désir strident. 

Alors je pourrai croire avoir connu dans l’ombre 
 Ce mystique baiser que souhaite mon sang, 
Baiser dont on ne sait ni le nom ni le nombre, 
Qu’on pense avoir reçu de l’infini puissant. 

Et je serai pareille alors aux saintes vierges, 
Nymphes en manteau noir du couvent espagnol, 
Dont les pieds sont baisés par la flamme des cierges,
Dont le visage meurt d’un sanglot fol et mol, 


"Vierges aux yeux luisants, à la bouche fardée,
Qui désignent leur cœur comme un brûlant aveu, 

Dont le regard s’éteint d’extase poignardée
Au milieu du parfum de rose des cheveux, 


Et qui, pleines d’un deuil ineffable et trop tendre,
Ivres des pleurs versés sur la mort de leur dieu, 
Brûlent d’humilité, et ne peuvent défendre 
Leur bouche désolée et leur cœur radieux.

Les Eblouissements

634. Venise


Arpège de sanglots, de rayons et d’extase,
Venise, ville humide et creuse comme un vase
Dirai-je avec quelle âpre et fiévreuse langueur
J’ai caressé ton ciel, et j’ai bu ta liqueur ?
Dirai-je ma douleur, quand mon désir sans nombre,
Pareil à la fusée ardente, qui dans l’ombre
Monte comme une fleur et meurt comme un baiser,
Au front noir de tes nuits cherchait à se poser?.
Même ta place immense, argentée, héroïque,
N’est qu’un profond divan qu’alanguit la musique.
Le jour luit, la chaleur flotte et moisit sur l’eau
On soupire à Saint-Biaise, à San Zanipolo
Les jardins accablés laissent pendre les branches
De leurs roses de pourpre et de leurs roses blanches.
La Dogana, le soir, montrant sa boule d’or,
Semble arrêter le temps et prolonger encor
La forme du soleil qui descend dans l’abîme.
O ville de douleur et de plaisir sublime,
Quelle ardeur brule au fond de tes soirs vaporeux,
Pour qu’on veuille pâlir et défaillir sur eux ?
Partout ton chaud poison se répand et s’enlise
Dans ton temple divin, dans ta suprême église,
Je n’ai vu qu’en pleurant, je n’ai vu qu’en tremblant.
Les mosaïques d’or avec leurs chevaux blancs.
Comme le clair poignard des barques sur l’eau verte.
Tu pénètres et luis dans l’âme découverte.
On ne peut rejeter cet amoureux fardeau
Même dans les jardins ombragés du Lido,
Sur le sable où bondit la claire Adriatique,
On meurt d’une langueur brûlante et pathétique.
O belle arche d’argent qui brilles sur les eaux,
Tes magasins, avec leurs perles, leurs coraux.
Ont des scintillements de phosphore et d’élytres,
La naïade et l’azur ruissellent sous les vitres,
L’air, les pavés, la rue ont un rose de fard
Les cafés langoureux de la place Saint-Marc
Sont de pourpres coussins où Vénus glisse et tombe
Dans le vol miroitant et mou de ses colombes.
Ah que les jours sont lents, quel mal, quelle torpeur
Te cœur est contracté de soif et de chaleur.
Et, le soir, quand quittant la terrasse divine
On rentre dans la chambre où brûle la résine,
Quand il semble qu’au bord des lits, doux, fatigué,
Mystérieux, cruel, Eros est embusqué,
Quand on entend trembler la vitre et la muraille
Du chant qui dans la nuit et sur l’onde tressaille
Quand, cherchant à s’enfuir, on rencontre toujours
Los jambes de l’Amour et les bras de l’Amour,
Quand le pied qui s’élance aussitôt plie et glisse
Dans une molle barque, âcre et profond calice
Où, sous un dais obscur comme une nuit d’été,
Le désir et la mort mêlent leur volupté,
Alors, ivre, éperdue, esclave qui s’éveille,
Venise j’ai maudit ta force sans pareille
Du fond de mon cœur pur, de mon esprit sacré,
J’ai maudit ton sang noir et ton corps bigarré.
Comme Samson hagard prend le temple et le brise,
J’ai voulu sur mes bras faire crouler Venise
Mais aussitôt, joignant devant tant de splendeur
Mes mains lâches d’amour, de tendresse, d’ardeur,
Je cherchais simplement, comme on cherche une porte,
Le bonheur, la douceur, le repos d’être morte,
D’être une morte, là, qui ne voit ni n’entend
L’épouvantable ardeur de Venise au printemps.
Ah que mon âme était inconsolable et nue
O sanglot sans égal montant jusqu’à la nue
O spectacle divin, monstrueux et dément,
La ville qui s’anime et devient notre amant
C’est elle qui bondit, c’est elle qui caresse
Elle chante, l’on cède, enivrante faiblesse
Et je pleurais de peur, d’extase, de désir.
Je lui disais « Voyez, je ne peux vous saisir,
Hydre délicieuse aux bouches innombrables,
Laissez-moi m’en aller dans votre eau, sous vos sables
Assez de vos soupirs, assez de vos bonheurs
Laissez-moi m’en aller à Saint-Georges-Majeur
Peut-être que le Dieu qui veille dans ce temple
Aura pitié d’un cœur qui s’affole et qui tremble"
Mais on ne quitte pas les secrètes rumeurs
De ce jardin de rêve et d’amour où l’on meurt
En vain le corps meurtri, l’âme prudente, ailée
Cherchent à s’échapper du puissant mausolée,
On reste. Un parfum d’eau, d’oursins, d’algues, de sel,
Semble purifier le mal universel.
Mais chaque soir revient, brisante poésie,
La chanson du désir et de Sainte-Lucie
Un rouge embrasement envahit le Canal
On sait qu’on va souffrir, on veut se faire mal.
Tout brûle, tout frémit c’est l’heure où les gondoles
Comme de noirs dauphins s’ébattent sur Veau molle.
On s’exalte, on entend sur l’humide chemin
De ces tombeaux flottants monter des cris humains.
L’horizon tout entier se torture et se pâme
Venise a le plaisir comme l’enfer la flamme,
Et pose, sur les bords de l’espace et du temps,
Son lion de Saint-Marc aux ailes de Satan
Un jour, enfin, quittant cette épuisante fête,
J’ai fui, sans m’arrêter, sans retourner la tête.
Je fuyais, mon ivresse affreuse s’en allait.
Plus d’eau verdâtre et rose où tremblent des palais.
J’apercevais soudain des plaines douces, nobles,
Des hêtres, des ormeaux où pendaient des vignobles
Beauté d’un clair printemps Sur les cieux délicats
Des oiseaux étendaient leurs corps charmants et plats.
L’azur était léger, la terre était puissante,
Les troupeaux allongeaient leurs ombres innocentes.
Et maintenant, je vois avec un sombre effroi
D’autres êtres aller se meurtrir comme moi,
D’autres aller là-bas, où, dans la nuit divine,
On entend les bateaux qui partent pour Fusine
D’autres aller pleurer d’ardeur, de désespoir,
Dans l’éblouissement du marbre rose et noir,
D’autres vouloir sans peur presser sur leur corps tendre
Le plaisir qu’il ne faut pas voir et pas entendre,
D’autres, hélas vouloir aimer, toucher, goûter,
La ville que mon cœur n’a pas pu supporter.

Les Eblouissements


07/02/2013

632. 633. Eblouissement

Quelquefois, dans la nuit, on s’éveille en sursaut, 
Et, comme un choc qui brise et qui perce les os,
On songe au temps qui fuit, aux plus jeunes années,
A l’aurore enflammant les vitres fortunées,
Aux fougueux papillons, qui, sur la paix des blés,
Se poursuivaient pareils à des jasmins ailés.
Les odorantes fleurs étaient des puits, des jattes.
Les abeilles dansaient autour des aromates,
Et leur vol chaud semblait aux plantes retenu
Par un fil lumineux, élastique et ténu.
Comme un clair groupement de forces bondissantes,
Les collines riaient triomphantes, luisantes
Jeunes jours dont l’accent ne peut pas revenir,
Qui nous consolera de tous nos souvenirs
0 matins de quinze ans, où le corps tendre et preste
S’alliait à l’arome, à la chaleur céleste,
Où les oiseaux montaient d’un vol facile et pur,
Où tout l’être semblait aspiré par l’azur,
Où l’on palpait l’odeur, l’air, l’horizon, les vagues

Avec la main qui tremble et l’esprit qui divague
Matins où l’on était solitaire et vainqueur,
Où l’on sentait courir les fleuves sur son cœur,
Où l’on goûtait, buvant l’aurore sur la cime,
La divine pudeur de se sentir sublime
Où le désir, à l’aigle audacieux pareil,
Était un arc d’argent qui vise le soleil
Pensif, l’on se sentait indispensable au monde,
L’on se disait « Ma vie où le désir abonde,
Le flambeau de mes yeux, mon bras tendre et pressant,
Rajeuniront demain l’univers languissant. »
Je me souviens des soirs en mai sur la terrasse,
L’odeur d’un oranger engourdissait l’espace,
Et je sentais, venant par tous les blancs chemins,
Le soir apprivoisé se coucher dans mes mains.
Sans pouvoir distinguer les formes, les visages,
De tout, je me disais « C’est Eros qui voyage. »
Les ailes des oiseaux et les pas des passants
Faisaient un même bruit de désir dans mon sang.
Sous le magnolia, le cèdre, les troènes,
L’odeur coulait ainsi que de chaudes fontaines,
Et, l’âme épouvantée, et le cœur éperdu
Je demandais à l’infini : « Que me veux-tu ? »
La lune, sur la mer mollement agitée,
Par chaque flot mouvant semblait être emportée,
Et sous l’astre laiteux aux bondissants regards,
Toute la mer était blanche de nénuphars.
Je contemplais cette eau luisante, énigmatique.
Je me disais « Là-bas, c’est la puissante Afrique,
C’est le cri des félins, par l'écho répété,
C’est l’inimaginable et meurtrier été,
C’est la rage divine et l’écume de l’âme. »
Et j’étendais ma main pour toucher cette flamme. 


Aujourd’hui, le cœur las et blessé par le feu,
Me vous bénis encor, ô brasier jaune et bleu,
Exaltant univers dont chaque élan m’enivre
Mourante, je dirai qu’il faut jouir et vivre,
Que, malgré la langueur d’un corps triste et brûlant
La nuit est généreuse et le jour succulent;
Que les larmes, les cris, la douleur, l’agonie
Ne peuvent pas ternir l’allégresse infinie
Qu’un moment du désir, qu’un moment de l’été,
Contiennent la suave et chaude éternité. 

O sol humide et noir d’où jaillit la jacinthe
Qu’importe si dans l’âpre et ténébreuse enceinte
Les morts sont étendus froids et silencieux;

O beauté des tombeaux sous la douceur des cieux i
Marbres posés ainsi que des bornes plaintives,
Rochers mystérieux des incertaines rives,
Horizontale porte accédant à la nuit,
O débris du vaisseau, épave qui reluit,
Comme vous célébrez la joie et l’abondance,
La force du plaisir, l’audace de la danse,
L’universelle arène aux lumineux gradins
Et quelquefois, parmi les funèbres jardins,
Je crois voir, ses pieds nus appuyés sur les tombes,
Un Eros souriant qui nourrit des colombes



Les Éblouissements.