09/02/2013

638. Maurice Barrès évoque Anna de Noailles


Opinions de contemporains, citées par René Gillouin à la fin de sa biographie de la Comtesse de Noailles : Maurice Barrès
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Les poèmes de Mme de Noailles ont obtenu à leur naissance un prodigieux succès. O merveille, on y trouvait de la poésie ! Mais cette poésie, qu'avait-elle de singulier ? Je crois que je pourrais le dire. Nos grands romantiques sont mêlés de mort. Mme de Noailles est toujours un chant qui s'élève, une flamme. On connait un terrible mot révélateur de Chateaubriand : « Quand je peignis René, écrit-il, j'aurais dû demander â ses plaisirs le secret de ses ennuis. » Dans la sombre poésie de nos grands romantiques, en effet, il y a de la fatigue et de la dépression nerveuse. Au contraire, chez l'auteur du Visage émerveillé on voit au premier plan la jeunesse qui s'étonne, qui appelle le choc de la vie et qui s'impatiente de ne point recevoir l'univers dans son âme.
Cet infatigable élan vers toutes les promesses de bonheur, cet infini besoin, ce courage à sentir, à désirer, à vivre nous sont rendus intelligibles avec des ressources inépuisables d'invention verbale et musicale. Je ne puis rien détacher d'un livre que toutes les femmes et les jeunes gens commencent à se réciter. Ses cantilènes frémissantes sont illustrées d'images rapides et inoubliables. Mais derrière tous les battements de ce cœur précipité j'entends un thème monotone. Il est tout le génie dont nous la voyons douée ou, pour mieux dire, affligée. « Il faudra vieillir et mourir, mais j'aurai été le cœur le plus gonflé et d'où monta le plus haut cri. Jeunes hommes, sachez que, vivante, je fus le point le plus sensible de l'univers...»
Quelle est cette voix qui se vante, si vaine et si attendrissante ? La femme vivra toujours dans le même cercle d'images. Ce n'est ici qu'une variante géniale de l'éternel cantique féminin. C'est le vieux Cantique des cantiques : « Je suis noire, mais je suis belle, filles de Jérusalem, comme les tentes de Cédar, comme les pavillons de Salomon. » Ainsi chantait la Sulamite. 

Cet appel qui fait frissonner monte de tous les fameux jardins, du paradis où Ève mentit, des harems de Salomon, du balcon fleuri de Juliette et des arceaux d'un cloître, où la sainte discipline l'épure, l'apaise et le transforme, mais aussi, en le comprimant, semble parfois l'exacerber...
Un tel poète nous aide à comprendre ce que furent par exemple les Hugo et les Lamartine. Celui-ci, à la campagne, sortait le matin avec un exemplaire à grandes marges du Tasse ou de l'Arioste ; il lisait quelques strophes : sous leur action, sa source intérieure jaillissait et il écrivait, sans que sa volonté y prît une part discernable, ses magnifiques psalmodies. Hugo était le lieu d'un pareil phénomène. De là l'étonnement qu'il ressentait de son génie, jusqu'à se dire, à notre grand scandale : « Ne suis-je pas la bouche de Dieu ? »
Ces grands favorisés ont des âmes qui se mettent plus aisément en branle que les nôtres. Le rythme de leurs paroles vient de celui de leurs sentiments. D'où voulez-vous que naisse la noblesse des expressions, sinon de la noblesse du cœur ? Nul vrai poète qui ne soit magnanime. D'ailleurs la faculté de se représenter clairement et fortement un grand nombre d'êtres et de choses, c'est le don divin par excellence, c'est la charité et la sympathie.
Mme de Noailles aime admirer. Elle en use avec les œuvres et avec les gens comme avec les légumes, les fleurs, les arbres et les paysages. Partout elle trouve à s'émerveiller, disons mieux, à être humaine. Quand il y a tant de regards qui appauvrissent nécessairement ce qu'ils considèrent, parce qu'ils sont des regards d'hommes chétifs, voici qu'avec une admirable plénitude cette âme royale enrichit et ennoblit, charge de richesse et vivifie tous les objets vers quoi elle se tourne. Dans la dure vie positive, cette générosité d'âme et cette spontanéité entraînant à des erreurs... Mais, dans le domaine des arts, cette incompressible puissance de charité est le premier moyen du génie.

(Le Figaro, 9 juillet 1904).