09/02/2013

637. René Gillouin. Anna de Noailles


La Comtesse Mathieu de Noailles, par René Gillouin (1908)


La comtesse Mathieu de Noailles descend par son père de la puissante maison valaque des Bibesco, devenus Brancovan par adoption au milieu du XIX e siècle. Son grand-père Georges Bibesco, hospodar de Valachie de 1843 à 1848, avait épousé une princesse moldave de race grecque, Zoé Mavrocordato, fille adoptive du dernier des princes Bassaraba de Brancovan. Celui-ci vécut assez pour adopter également le fils aîné de Georges Bibesco et de Zoé Mavrocordato, Grégoire, à qui furent transférés tous les titres, privilèges et dignités de l'antique famille des Brancovan. La princesse actuelle de Brancovan, sa veuve, mère de Constantin de Brancovan que Paris a connu directeur de la Renaissance latine, et de Mesdames la comtesse de Noailles et la princesse de Chimay, appartient à la famille- grecque orientale des Musurus, où la haute culture est traditionnelle. Un cardinal Musurus fut l'ami et le collaborateur d'Erasme, et l'auteur d'une recension de Platon. Le père de Madame de Brancovan, Musurus Pacha, ambassadeur de Turquie à Londres, a laissé une traduction de Dante en grec ancien. On sait quelle admirable
pianiste est la princesse de Brancovan elle-même..
Le mélange en Madame de Noailles des sangs des Bibesco, des Musurus et des Mavrocordato peut expliquer, ou au moins symboliser, la diversité de son génie âpre et viril, mol, pliant et passionné, amoureux pourtant de raison et de mesure. 

L'enfance de Madame de Noailles s'est partagée entre Paris où elle est née et la Haute-Savoie où la princesse de Brancovan passe plusieurs mois chaque année en son château d'Amphion, sur les bords du lac de Genève. Cette région de la Haute-Savoie est un pays à deux visages, l'un tendre et presque voluptueux, où déjà s'empreint la mollesse italienne, l'autre, touché de la rudesse alpestre, où l'expression de la passion se nuance de gravité, de concentration et de profondeur. C'est celui-ci surtout qu'en ses jeunes années aimait à contempler Madame de Noailles. Les souvenirs de Saint François de Sales et de Jean-Jacques Rousseau en précisaient pour elle le sens émouvant, et c'était toute une sensibilité catholique et romantique dont s'imprégnait son cœur précoce :

Un romanesque ardent émanait de cette eau
Comme au temps de Byron, comme au temps de Rousseau...
C'était une sublime, immense rêverie...
Soir des lacs, bercement des flots, rose coteau,
Village qu'éveillait le remous d'un bateau,
Petits couvents voilés par des aristoloches,
Senteur des ronciers bleus, matin trais, voix des cloches
Voix céleste au-dessus des troupeaux, voix qui dit :
 « Il est pour les agneaux de luisants paradis »...
Barque passant le soir en croisant ses deux voiles
Comme un ange attendri courbé sous les étoiles,
C'est vous qui m'avez fait ce cœur triste et profond,
Si sensible, si chaud que l'univers y fond.
Les Éblouissements, page 211.
 


Les jardins et la campagne d'Amphion sont à la source de ce qu'il y a de plus pur et de plus pénétrant dans le sentiment de la nature de Madame de Noailles. Ce sentiment se manifesta chez elle de bonne heure, non-seulement avec une rare intensité, mais avec une qualité tout originale. Un jour de sa toute enfance, au cours d'une promenade elle entendait les grandes personnes causer de décorations. Ayant demandé qu'on lui expliquât ce mot nouveau pour elle : a les décorations, lui fut-il répondu, sont la récompense des belles actions ». A ce moment les promeneurs passaient sous un magnifique acacia qui embaumait : « Eh bien ! s'écria l'enfant, pourquoi ne décore-t-on pas cet acacia
Petite fille issue du panthéiste Orient, le premier mouvement de son cœur en face de la nature est celui même de Xerxès chargeant de bracelets et de colliers son fameux platane.


L'autre amour de Madame de Noailles enfant, ce fut la musique, l'Art-Femme, synthèse obscure de tout idéalisme et de toute sensualité. Des années, comme dans les jardins, elle a vécu dans la musique sans savoir que c'était son plaisir, sa douleur, sa plénitude. Cœur puéril et passionné que le désespoir solitaire, tendu, sublime de Beethoven, l'ardeur molle et brisée de Chopin, ses sonates  "dont l'andante est si fort que la main sur son cœur
On ne sait si l'on meurt de peur ou de bonheur,
la nostalgie fiévreuse, la mortelle irritation de Wagner contractaient jusqu'à l'oppression, exaltaient jusqu'au délire !

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Source : Digitized by the Internet Archive in 2011 with funding from University of Toronto  
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René Gillouin, né à Aouste (Drôme) le 11 mars 1881 et mort en 1971, est un intellectuel de la droite traditionaliste, écrivain, critique littéraire, journaliste et homme politique français.