07/04/2011

211. "Le port de Palerme"


Je regardais souvent, de ma chambre si chaude,
Le vieux port goudronné de Palerme, le bruit
Que faisaient les marchands, divisés par la fraude,
Autour des sacs de grains, de farine et de fruits,
Sous un beau ciel, teinté de splendeur et d'ennui...
J'aimais la rade noire et sa pauvre marine,
Les vaisseaux délabrés d'où j'entendais jaillir
Cet éternel souhait du coeur humain: partir!
-Les vapeurs, les sifflets faisaient un bruit d'usine
Dans ces cieux où le soir est si lent à venir...
C'était l'heure où le vent, en hésitant, se lève
Sur la ville et le port que son aile assainit.
Mon coeur fondait d'amour, comme un nuage crève.
J'avais soif d'un breuvage ineffable et béni,
Et je sentais s'ouvrir, en cercles infinis,
Dans le désert d'azur les citernes du rêve.
Qu'est-ce donc qui troublait cet horizon comblé?
La beauté n'a donc pas sa guérison en elle?
Par leurs puissants parfums les soirs sont accablés;
La palme au large coeur souffre d'être si belle;
Tout triomphe, et pourtant veut être consolé!
Que signifient ces cieux sensuels des soirs tendres ?
Ces jardins exhalant des parfums sanglotants ?
Ces lacets que les cris des oiseaux semblent tendre
Dans l'espace intrigué, qui se tait, qui attend ?
-A ces heures du soir où les mondes se plaignent,
O mortels, quel amour pourrait vous rassurer ?
C'est pour mieux sangloter que les êtres s'étreignent;
Les baisers sont des pleurs, mais plus désespérés.
La race des vivants, qui ne veut pas finir,
Vous a transmis un coeur que l'espace tourmente,
Vous poursuivez en vain l'incessant avenir...
C'est pourquoi, ô forçats d'une éternelle attente,
Jamais la volupté n'achève le désir !

210. "Le désert des soirs"


Dans la chaleur compacte et blanche ainsi qu'un marbre,
Le miroir du soleil étale un bleu cerceau.
Comme un troupeau secret d'aériens chevreaux
La rapace chaleur a dévoré les arbres.
Palerme est un désert au blanc scintillement,
Sur qui le parfum met un dais pesant et calme...
Les stores des villas, comme de jaunes palmes,
Aux vérandas, qui n'ont ni portes ni vitrail,
Sont suspendus ainsi que de frais éventails.
La mer a laissé choir entre les roses roches
Son immense fardeau de plat et chaud métal.
Un mur qu'on démolit vibre au contact des pioches;
Une voiture flâne au pas d'un lent cheval,
Tandis que, sous l'ombrelle ouverte sur le siège,
Un cocher sarrasin mange des citrons mous.
La chaleur duveteuse est faible comme un liège;
Sa molle densité a d'argentins remous.
Je suis là; je regarde et respire; que fais-je ?
Puisque cet horizon que mon regard contient
Et que je sens en moi plus aigu qu'une lame,
Mon esprit ne peut plus l'enfoncer dans le tien...
Je dédaigne l'espace en dehors de ton âme.

209. "Palerme s'endormait"


Palerme s'endormait; la mer Tyrrhénienne
Répandait une odeur d'âcre et marin bétail:
Odeur d'algues, d'oursins, de sel et de corail,
Arome de la vague où meurent les sirènes;
Et cette odeur, nageant dans les tièdes embruns,
Avait tant de hardie et vaste violence,
Qu'elle semblait une âpre et pénétrante offense
A la terre endormie et presque sans parfums...
Le geste de bénir semblait tomber des palmes;
Des barques s'éloignaient pour la pêche du thon;
Je contemplais, le front baigné de vapeurs calmes,
La figure des cieux que regardait Platon.
On entendait, au bord des obscures terrasses,
Se soulever des voix que la chaleur harasse:
Tous les mots murmurés semblaient confidentiels;
C'était un long soupir envahissant l'espace;
Et le vent, haletant comme un oiseau qu'on chasse,
En gerbes de fraîcheur s'enfuyait vers le ciel...
-Creusant l'ombre, écrasant la route caillouteuse,
L'indolente voiture où nous étions assis
S'enfonçait dans la nuit opaque et sinueuse,
Sous le ciel nonchalant, immuable et précis;
C'était l'heure où l'air frais subtilement pénètre
La pierre au grain serré des calmes monuments;
Je n'étais pas heureuse en ces divins moments
Que l'ombre enveloppait, mais j'espérais de l'être,
Car toujours le bonheur n'est qu'un pressentiment:
On le goûte avant lui, sans jamais le connaître...
Dans un profond jardin qui longeait le chemin,
Des chats, l'esprit troublé par la saison suave,
Jetaient leurs cris brûlants de vainqueurs et d'esclaves.
Sur les ployants massifs d'œillets et de jasmins,
On entendait gémir leur ardente querelle
Comme un mordant combat de colombes cruelles...
-Puis revint le silence, indolent et puissant;
La voiture avançait dans l'ombre perméable.
Je songeais au passé; les vagues sur le sable
Avec un calme effort, toujours recommençant,
Déposaient leur fardeau de rumeurs et d'aromes...
Les astres, attachés à leur sublime dôme,
De leur secret regard, fourmillant et pressant,
Attiraient les soupirs des yeux qui se soulèvent...
-Et l'espace des nuits devint retentissant
Du cri silencieux qui montait de mes rêves !

208. "Dans l'azur antique"

Roma Tevere

Sous un ciel haletant, qui grésille et qui dort,
Où chaque fragment d'air fascine comme un disque,
Rome, lourde d'été, avec ses obélisques
Dressés dans les agrès luisants du soleil d'or,
Tremblait comme un vaisseau qui va quitter le port
Pour voguer, pavoisé de ses mâts à ses cryptes,
Vers l'amour fabuleux de la reine d'Egypte.
Les buis des vieux jardins, comme un terne miroir
Tendaient au pur éther leur cristal vert et noir.
Un cyprès balançait mollement sous la brise
Sa cime délicate, entr'ouverte au vent lent,
Et un jet d'eau montait dans l'azur jubilant
Comme un cyprès neigeux qu'un vent léger divise...
J'errais dans les villas, où l'air est imprégné
Du solennel silence où rêve Polymnie:
Je voyais refleurir les temps que remanie
La vie ingénieuse, incessante, infinie;
Et, comme un messager antique et printanier,
De frais ruisseaux couraient sous les mandariniers.
Dans un jardin romain, un vieux masque de pierre
M'attirait: à travers ses lèvres, ses paupières
On voyait fuir, jaillir l'azur torrentiel;
Et ce masque semblait, avec la voix du ciel,
Héler l'amour, l'espoir, les avenirs farouches.
Une même clameur s'élançait de ma bouche,
Et, pleine de détresse et de félicité,
Je m'en allais, les bras jetés vers la beauté!...
-J'ai vu les lieux sacrés et sanglants de l'Histoire,
Les Forums écroulés sous le poids clair des cieux,
La nostalgique paix des Arches des Victoires
Où l'azur fait rouler son char silencieux.
J'ai vu ces grands jardins où le palmier qui rêve,
Elancé dans l'éther et tordu de plaisir,
Semble un ardent serpent qui veut tendre vers Ève
Le fruit délicieux du douloureux désir.
Les soirs de Sybaris et la mer africaine
Prolongeaient devant moi les baumes de mon coeur;
L'Arabie en chantant me jetait ses fontaines,
Les âmes me suivaient à ma suave odeur.
Comme l'âpre Sicile, épique et sulfureuse,
Je contenais les Grecs, les Latins et les Francs,
Et ce triangle auguste, en ma pensée heureuse,
Brillait comme un fronton de marbre et de safran!
Un jour l'été flambait, le temple de Ségeste
Portait la gloire d'être éternel sans effort,
Et l'on voyait monter, comme un arpège agreste,
Le coteau jaune et vert dans sa cithare d'or!
Le blanc soleil giclait au creux d'un torrent vide;
Des chevaux libres, fiers, près des hampes de fleurs
S'ébrouaient; les parfums épais, gluants, torrides
Mettaient dans l'air comblé des obstacles d'odeurs.
Des lézards bleus couraient sur les piliers antiques
Avec un soin si gai, si chaud, si diligent,
Que l'imposant destin des pierres léthargiques
Semblait ressuscité par des veines d'argent!
Des insectes brûlants voilaient mes deux mains nues:
Je contemplais le sort, la paix, l'azur si long,
Et parfois je croyais voir surgir dans la nue
La lance de Minerve et le front d'Apollon.
Devant cette splendeur sereine, ample, équitable,
Où rien n'est déchirant, impétueux ou vil,
Je songeais lentement au bonheur misérable
De retrouver tes yeux où finit mon exil […]
Je jette sous tes pieds les noirs pipeaux d'Euterpe,
Dont j'ai fait retentir l'azur universel
Quand mes beaux cieux luisaient comme des coups de serpe,
Quand mon blanc Orient brillait comme du sel!
Je quitte les regrets, la volonté, le doute,
Et cette immensité que mon coeur emplissait,
Je n'entends que les voix que ton oreille écoute,
Je ne réciterai que les chants que tu sais !
Je puiserai l'été dans ta main faible et chaude,
Mes yeux seront sur toi si vifs et si pressants
Que tu croiras sentir, dans ton ombre où je rôde,
Des frelons enivrés qui goûtent à ton sang!
Car, quels que soient l'instant, le jour, le paysage,
Pourquoi, doux être humain, rien ne me manque-t-il
Quand je tiens dans mes doigts ton lumineux visage
Comme un tissu divin dont je compte les fils ?...

207. "Les soirs du monde"

O soirs que tant d'amour oppresse,
Nul œil n'a jamais regardé
Avec plus de tendre tristesse
Vos beaux ciels pâles et fardés !
J'ai délaissé dès mon enfance
Tous les jeux et tous les regards,
Pour voguer sans peur, sans défense,
Sur vos étangs qui veillent tard.
Par vos langueurs à la dérive,
Par votre tiède oisiveté,
Vous attirez l'âme plaintive
Dans les abîmes de l'été...
-O soir naïf de la Zélande,
Qui, timide, ingénu, riant,
Semblez raconter la légende
Des pourpres étés d'Orient!
Soir romain, aride malaise,
Et ce cri d'un oiseau perdu
Au-dessus du palais Farnèse,
Dans le ciel si sec, si tendu !
Soir bleu de Palerme embaumée,
Où les parfums épais, fumants,
S'ajoutent à la nuit pâmée
Comme un plus fougueux élément !
Sur la vague tyrrhénienne
Dans une vapeur indigo,
Un voilier fend l'onde païenne
Et dit: «Je suis la nef Argo !»
Par des ruisseaux couleur de jade,
Dans des senteurs de mimosa,
La fontaine arabe s'évade,
Au palais roux de la Ziza.
Dans le chaud bassin du Musée,
Les verts papyrus, s'effilant,
Suspendent leur fraîche fusée
A l'azur sourd et pantelant:
O douceur de rêver, d'attendre
Dans ce cloître aux loisirs altiers
Où la vie est inerte et tendre
Comme un repos sous les dattiers !
-Catane où la lune d'albâtre
Fait bondir la chèvre angora,
Compagne indocile du pâtre
Sur la montagne des cédrats !
Derrière des rideaux de perles,
Chez les beaux marchands indolents,
Des monceaux de fraises déferlent
Au bord luisant des vases blancs.
Quels soupirs, quand le soir dépose
Dans l'ombre un surcroît de chaleur !
L'œillet, comme une pomme rose,
Laisse pendre sa lourde fleur.
L'emportement de l'azur brise
Le chaud vitrail des cabarets
Où le sorbet, comme une brise,
Circule, aromatique et frais.
La foule adolescente rôde
Dans ces nuits de soufre et de feu;
Les éventails, dans les mains chaudes,
Battent comme un coeur langoureux.
-Blanc sommeil que l'été surmonte:
Des fleurs, la mer calme, un berger;
O silence de Sélinonte
Dans l'espace immense et léger !
Un soir, lorsque la lune argente
Les temples dans les amandiers,
J'ai ramassé près d'Agrigente
L'amphore noire des potiers;
Et sur la route pastorale,
Dans la cage où luisait l'air bleu,
Une enfant portait sa cigale,
Arrachée au pin résineux...
-J'ai vu les nuits de Syracuse,
Où, dans les rocs roses et secs,
On entend s'irriter la Muse
Qui pleure sur dix mille Grecs;
J'ai, parmi les gradins bleuâtres,
Vu le soleil et ses lions
Mourir sur l'antique théâtre,
Ainsi qu'un sublime histrion;
Et comme j'ai du sang d'Athènes,
A l'heure où la clarté s'enfuit,
J'ai vu l'ombre de Démosthène
Auprès de la mer au doux bruit...
-Mais ces mystérieux visages,
Ces parfums des jardins divins,
Ces miracles des paysages
N'enivrent pas d'un plus fort vin
Que mes soirs de France, sans bornes,
Où tout est si doux, sans choisir;
Où sur les toits pliants et mornes
L'azur semble fait de désir;
Où, là-bas, autour des murailles,
Près des étangs tassés et ronds,
S'éloigne, dans l'air qui tressaille,
L'appel embué des clairons...

206. "Les climats"


Je me souviens d'un chant du coq, à Syracuse!
Le matin s'éveillait, tempétueux et chaud;
La mer, que parcourait un vent large et dispos,
Dansait, ivre de force et de lumière infuse!
Sur le port, assailli par les flots aveuglants,
Des matelots clouaient des tonneaux et des caisses,
Et le bruit des marteaux montait dans la fournaise
Du jour, de tous ces jours glorieux, vains et lents;
J'étais triste. La ville illustre et misérable
Semblait un Prométhée sur le roc attaché;
Dans le grésillement marmoréen du sable
Piétinaient les troupeaux qui sortaient des étables;
Et, comme un crissement de métal ébréché,
Des cigales mordaient un blé blanc et séché.
Les persiennes semblaient à jamais retombées
Sur le large vitrail des palais somnolents;
Les balcons espagnols accrochaient aux murs blancs
Broyés par le soleil, leurs ferrures bombées:
Noirs cadenas scellés au granit pantelant...
Dans le musée, mordu ainsi qu'un coquillage
Par la ruse marine et la clarté de l'air,
Des bustes sommeillaient,-dolents, calmes visages,
Qui s'imprègnent encor, par l'éclatant vitrage,
De la vigueur saline et du limpide éther.
Une craie enflammée enveloppait les arbres;
Les torrents secs n'étaient que des ravins épars,
De vifs géraniums, déchirant le regard,
Roulaient leurs pourpres flots dans ces blancheurs de marbre
-Je sentais s'insérer et brûler dans mes yeux
Cet éclat forcené, inhumain et pierreux.
Une suture en feu joignait l'onde au rivage.
J'étais triste, le jour passait. La jaune fleur
Des grenadiers flambait, lampe dans le feuillage.
Une source, fuyant l'étreignante chaleur,
Désertait en chantant l'aride paysage.
Parfois sur les gazons brûlés, le pourpre épi
Des trèfles incarnats, le lin, les scabieuses,
Jonchaient par écheveaux la plaine soleilleuse,
Et l'herbage luisait comme un vivant tapis
Que n'ont pas achevé les frivoles tisseuses.
Le théâtre des Grecs, cirque torride et blond,
Gisait. Sous un mûrier, une auberge voisine
Vendait de l'eau: je vis, dans l'étroite cuisine,
Les olives s'ouvrir sous les coups du pilon
Tandis qu'on recueillait l'huile odorante et fine.
Et puis vint le doux soir. Les feuilles des figuiers
Caressaient, doigts légers, les murailles bleuâtres.
D'humbles, graves passants s'interpellaient; les pieds
Des chevreaux au poil blanc, serrés autour du pâtre,
Faisaient monter du sol une poudre d'albâtre.
Un calme inattendu, comme un plus pur climat,
Ne laissait percevoir que le chant des colombes.
Au port, de verts fanaux s'allumaient sur les mâts.
Et l'instant semblait fier, comme après les combats
Un nom chargé d'honneur sur une jeune tombe.
C'était l'heure où tout luit et murmure plus bas...
La fontaine Aréthuse, enclose d'un grillage,
Et portant sans orgueil un renom fabuleux,
Faisait un bruit léger de pleurs et de feuillage
Dans les frais papyrus, élancés et moelleux...
Enfin ce fut la nuit, nuit qui toujours étonne
Par l'insistante angoisse et la muette ardeur.
La lune plongeait, telle une blanche colonne,
Dans la rade aux flots noirs, sa brillante liqueur.
Un solitaire ennui aux astres se raconte;
Je contemplais le globe au front mystérieux,
Et qui, ruine auguste et calme dans les cieux,
Semble un fragment divin, retiré, radieux,
De vos temples, Géla, Ségeste, Sélinonte!
-O nuit de Syracuse: Urne aux flancs arrondis!
Logique de Platon! Ame de Pythagore!
Ancien Testament des Hellènes; amphore
Qui verses dans les cœurs un vin sombre et hardi,
Je sais bien les secrets que ton ombre m'a dits.
Je sais que tout l'espace est empli du courage
Qu'exhalèrent les Grecs aux genoux bondissants;
Les chauds rayons des nuits, la vapeur des nuages
Sont faits avec leur voix, leurs regards et leur sang.
Je sais que des soldats, du haut des promontoires,
Chantant des vers sacrés et saluant le sort,
Se jetaient en riant aux gouffres de la mort
Pour retomber vivants dans la sublime Histoire!
Ainsi ma nuit passait. L'ache, l'aneth crépu
Répandaient leurs senteurs. Je regardais la rade;
La paix régnait partout où courut Alcibiade,
Mais,-noble obsession des âges révolus,-
L'éther semblait empli de ce qui n'était plus...
J'entendis sonner l'heure au noir couvent des Carmes.
L'espace regorgeait d'un parfum d'orangers,
J'écoutais dans les airs un vague appel aux armes...
-Et le pouvoir des nuits se mit à propager
L'amoureuse espérance et ses divins dangers:
O désir du désir, du hasard et des larmes !


A Syracuse : la fontaine d'Aréthuse

205. "La constance"


Ce qu'il a commencé, le coeur doit le poursuivre,
Toute tendresse a droit à son éternité,
La nature est constante, et son désir de vivre
Endurant tous les maux, luit d'été en été.
L'Automne au pourpre éclat, si puissante et si digne,
Qui maintient la nature au moment qu'elle meurt,
Par son pressant effort défend qu'on se résigne
A goûter sans sursauts la paix lasse du coeur.
Nul n'aura plus que moi prolongé la douleur

204. "La musique et la nuit"

Samedi 28 Mai 2011, Zinalrothorn et Obergabelhorn depuis la cabane de Tracuit (VS)

La Musique et la Nuit sont deux sombres déesses
Dont la ruse surprend les secrets des humains,
Confidentes, ou bien sorcières ou traîtresses,
Elles puisent le sang des cœurs entre leurs mains.
Je regarde ce soir les cieux hauts et paisibles
Où deux étoiles ont un frénétique éclat,
L'une semble plus fière et l'autre plus sensible,
Tristes lèvres d'argent qu'un Dieu jaloux scella !
Et tandis que les doux violons des terrasses
Blottissent dans la nuit leur sanglot musical,
Je sens se préparer dans le profond espace
Un véhément complot pour le bien et le mal:
Complot pour que tout coeur rejette son cilice,
Pour qu'il ose affronter le dangereux bonheur,
Car le torrent des sons et la nuit protectrice
Incitent à la vie avec une âpre ardeur:
Hélas ! tout est amour ou cendres; la nature
Par l'éternel retour et le long devenir
Ne peut qu'éterniser la puissante torture
Qui meut dans l'infini la mort et le désir.
Chaque humain, à son tour, servira de pâture...
Et l'âme, fourvoyée entre les grands instincts,
Répand sur leur fureur son anxiété rêveuse,
Et, toujours innocente épouse du Destin,
Accompagne en pleurant la bataille amoureuse.
-Hélas ! âme héroïque, oubliez-vous encor
Que les parfums, les ciels, le verbe, les musiques
Sont ligués contre vous, et que les faibles corps
Sont la barque où périt votre grandeur tragique ?
-Montez, âme orgueilleuse, élevez-vous toujours,
Allez, allez rêver sur les hauts promontoires
Où, triste comme vous, la muse de l'Histoire
Contemple,-par delà les siècles et les jours,
A travers les combats, les flots, les incendies,
Au-dessus des palais, des dômes et des tours
Où la Religion médite et psalmodie,-
La victoire sans fin du redoutable amour !

203. "Un abondant amour"

Un abondant amour est pareil au silence,
Rien de lui ne s'échappe et ne s'ajoute à lui.
Il agit dans sa calme et splendide substance,
Plus vaste que l'espace et plus haut que la nuit.
Les siècles révolus et les saisons futures
L'élisent comme un lieu d'attente et de repos.
Il a tout absorbé de l'immense nature,
Au point d'être l'éther, les cimes et les eaux.
J'examine ce soir ma vie âpre et compacte;
J'ai fait ce que j'ai pu, d'un haut et triste coeur,
Sachant que mes pensers et beaucoup de mes actes
Ont sombré à jamais, sans bruit et sans lueur.
Je n'ai pas pu sauver le meilleur de moi-même,
Ces larmes, ces efforts, ces courages, ces freins,
Dont j'ai su tour à tour rompre mon coeur extrême,
Ou le fermer avec des lanières d'airain.
Ample comme les flots, et comme eux volontaire,
J'ai fait plus que lutter, j'ai contredit le sort,
Et détournant mes yeux de la vie étrangère,
Délaissant les vivants, j'ai voulu plaire aux morts.
Je m'arrête à présent, et me laisse conduire
Par les jours entraînants qui mènent au tombeau;
Que m'importe le temps qui me reste à voir luire
Un monde qui me fut trop cruel et trop beau.
Je m'arrête, et me livre à ta bonté nouvelle,
Cher être, où je m'achève enfin. Je t'ai choisi
Pour le point de départ de ma vie éternelle;
Déjà mon coeur en toi jette un cri adouci.
Je me lie à ton âme où se meuvent des ailes,
Et mon esprit, qui fut l'immense fantaisie,
Veut languir, les yeux clos, dans ta haute nacelle,
Délivré de l'espace et de la poésie.

202. "O mon ami, sois mon tombeau !"


O mon ami, sois mon tombeau,
La jeune terre étincelante
Et les jours d'été sont trop beaux
Pour une âme à jamais dolente!
Je crains les regrets et l'espoir;
Laisse-moi rentrer dans ton ombre,
Comme les collines du soir
Rejoignent la nuit ferme et sombre.
Avec un coeur si lourd, si lent,
Que veux-tu qu'aujourd'hui je fasse
Du parfum des marronniers blancs,
Et des promesses de l'espace ?
Je sais ce qu'un soir lisse et pur
A bu de plaisirs et de peines!
Les corbeaux flottent sur l'azur
Comme un mol feuillage d'ébène.
Partout quel opulent loisir,
Quelle orgueilleuse confiance
Qui joint les appels du désir
Aux sécurités du silence !
Les oiseaux, dans le doux embrun
De l'éther rose et des ramées,
Sont légers comme des parfums
Et glissent comme des fumées;
On entend leurs limpides voix
Incruster de cris et de rires
Le ciel qui passe sur les bois
Comme un lent et pompeux navire.
-Mais je sais bien que vous mourrez,
Et que moi, si riche d'envie,
Je dormirai, le coeur serré,
Loin de la dure et sainte vie;
Toutes les musiques des airs,
Tous ces effluves qui s'enlacent
Fuiront le souterrain désert
Où le temps ne luit ni ne passe;
Et nous serons ce bois des morts,
Ces branches sèches et cassées
Pour qui les jours n'ont plus de sort,
Pour qui toute chose est cessée !
Et pourtant mon coeur éternel,
Et sa tendresse inépuisable,
Plus que l'Océan n'a de sel,
Plus que l'Egypte n'a de sable,
Contenait les mille rayons
De toutes les aubes futures...
-Être un jour ce mince haillon
Qui gît sous toute la Nature !

201. "Soir sur la terrasse"


Nous sommes seuls; puisque tu m'aimes,
J'aurai peur si je vois tes yeux;
Evitons la douceur suprême:
Ne restons pas silencieux.
La terrasse est comme un navire;
Qu'il fait chaud sur la mer, ce soir!
On meurt de soif, et l'on respire
L'ombre noire du jardin noir.
Les aloès fleuris s'élancent.
Ecarte de moi, si tu peux,
Tous ces parfums, tous ces silences,
Qui s'accumulent peu à peu;
On entend rire sur la place.
Je sens, à tes yeux, que tu crois
Que ce sont des corps qui s'enlacent:
Ce soir, tout est désir pour toi.
L'âcre odeur des filets de pêche
Pénètre l'humble nuit qui dort.
Sur ma main pose ta main fraîche
Pour que je puisse vivre encor.

200. "Ainsi les jours ont fui"


Ainsi les jours ont fui sans que mes yeux les comptent;
Je n'ai pas vu passer les mois et les saisons;
Je cherchais seulement si l'année assez prompte
Apporterait un peu de calme à ma raison.
J'ai, sous le ciel sans joie, attendu sans faiblesse
Qu'un océan d'amour se desséchât sur moi;
Je ne pouvais prévoir à quelle heure s'abaisse
Le soleil effrayant des douloureux émois.
Enfant, j'avais lutté contre les destinées
Avec l'élan du flux et du reflux des mers;
Mais une âme trop lasse est surtout étonnée:
Je ne m'évadais pas de cet anneau de fer.
-J'ai su que rien ici n'est donné à nous-mêmes,
Qu'on est un mendiant du jour où l'on est né,
Que la soif se guérit sur les lèvres qu'on aime,
Que notre coeur ne bat qu'en un corps éloigné.
J'ai construit jusqu'aux cieux la tour de ma détresse,
N'interrompant jamais cet épuisant labeur;
Il reluit de désirs, il brûle de caresses,
Et les vitraux sont faits du cristal de mes pleurs;
Et maintenant, debout sous l'azur qui m'écoute,
Je vois, dans un triomphe à l'aurore pareil,
Ma féconde douleur se dresser sur ma route
Comme un haut monument baigné par le soleil.
Et je suis aujourd'hui, au centre de ma tâche,
Une contrée où luit un éternel été;
Et pour ceux qui sont las, désespérés ou lâches,
Une eau pleine d'amour, de force et de gaîté;
Seul le dôme des nuits, funèbre comme un temple,
Que j'ai pris à témoin dans des deuils enflammés,
N'ignore pas mon coeur héroïque, et contemple
La morte que je suis, qui vous a tant aimé.

199. "Vous emplissez ma vie"


Vous emplissez ma vie et vous êtes ailleurs,
Votre esprit loin du mien voit se lever l'aurore;
Vous êtes tout mêlé au monde extérieur,
Quand je ne l'entends plus, votre voix parle encore.
Mon coeur à votre coeur toujours communicant,
Se représente avec un dévorant délice
Le pain qui vous nourrit, l'eau vous désaltérant,
L'air que vous respirez, et qui seul m'est propice.
Mon coeur toujours tendu et prolongé vers vous
Ressemble par l'effort à ces rades marines
Qui jettent sur les flots un bras triste et jaloux
Vers les dansants vaisseaux qu'entraînent les ondines.
-Tu vis, et c'est cela ton radieux péché !
Je le sens bien, ta vie est la cible éclatante
Que vise mon angoisse avide et haletante;
Je rêve d'un désert où ton doux front, penché,
Souffrirait avec moi la soif et la famine...
-O mon cher diamant, je suis la sombre mine
Qui souhaite garder ton noble éclat caché !
Est-ce donc pour mourir que je t'ai recherché ?

198. "Comme le temps est court"


Comme le temps est court qu'on passe sur la terre
Si peu de matins vifs,
Si peu de rêverie heureuse et solitaire
Dans des jardins naïfs;
Si peu de la jeunesse, et si peu de surprise,
De beaux jeux excitants,
Comme le premier soir où l'on a vu Venise,
Où l'on entend Tristan !
Hélas! Ne pouvoir dire au temps fougueux d'attendre,
«Ne me détruisez pas !
Les autres qui viendront ne seront pas plus tendres,
N'ont pas de plus doux bras.
«Elles ne diront rien que ma voix, avant elles,
N'ait chaudement tracé;
Qu'importent leurs chansons de douces tourterelles,
Leur coeur est dépassé !»
Ah ! Qu’encor, que toujours je m'unisse à mon rêve
Ailé, brusque et brûlant,
Comme l'ivre Léda s'abat et se soulève
Près de son cygne blanc !
-Mais vous serez dissous, coeur éclatant et sombre,
Vous serez l'herbe et l'eau,
Et vos humains chéris n'entendront plus dans l'ombre
Votre éternel sanglot.

197. "Destin imprévisible"


Destin imprévisible, obscur dispensateur,
Qui répandez l'amour et les maux dans l'espace,
J'étais comme un chevreuil épuisé par la chasse,
Et pourtant je voulais goûter à ce bonheur!
Sachant ce qu'il en coûte et ce qu'il faut qu'on souffre
Quand la pauvre âme à peine effleure le plaisir,
Je rôdais cependant sur le bord de ce gouffre,
L'esprit bouleversé par l'immortel désir.
Plus chaud qu'une forêt où l'incendie avance,
L'Eros impitoyable appuyait sur mes yeux
Ses regards débordants, fermes, audacieux,
Qui semblent révéler le monde et la science.
Mais, ô Destin profond, maître des fronts brûlants,
Vous n'avez pas permis l'ineffable aventure,
Peut-être vouliez-vous m'épargner la torture
Dont tout humaine joie est le commencement.
Je vous entends, Destin, j'irai, paisible et lasse,
Sans le fol tremblement qui soulevait mon coeur.
Et c'est un témoignage infini de vos grâces
Que déjà vous m'ayez refusé le bonheur.