Quelquefois, dans la nuit, on s’éveille en sursaut,
Et, comme un choc qui brise et qui perce les os,
On songe au temps qui fuit, aux plus jeunes années,
A l’aurore enflammant les vitres fortunées,
Aux fougueux papillons, qui, sur la paix des blés,
Se poursuivaient pareils à des jasmins ailés.
Les odorantes fleurs étaient des puits, des jattes.
Les abeilles dansaient autour des aromates,
Et leur vol chaud semblait aux plantes retenu
Par un fil lumineux, élastique et ténu.
Comme un clair groupement de forces bondissantes,
Les collines riaient triomphantes, luisantes
Jeunes jours dont l’accent ne peut pas revenir,
Qui nous consolera de tous nos souvenirs
0 matins de quinze ans, où le corps tendre et preste
S’alliait à l’arome, à la chaleur céleste,
Où les oiseaux montaient d’un vol facile et pur,
Où tout l’être semblait aspiré par l’azur,
Où l’on palpait l’odeur, l’air, l’horizon, les vagues
Avec la main qui tremble et l’esprit qui divague
Matins où l’on était solitaire et vainqueur,
Où l’on sentait courir les fleuves sur son cœur,
Où l’on goûtait, buvant l’aurore sur la cime,
La divine pudeur de se sentir sublime
Où le désir, à l’aigle audacieux pareil,
Était un arc d’argent qui vise le soleil
Pensif, l’on se sentait indispensable au monde,
L’on se disait « Ma vie où le désir abonde,
Le flambeau de mes yeux, mon bras tendre et pressant,
Rajeuniront demain l’univers languissant. »
Je me souviens des soirs en mai sur la terrasse,
L’odeur d’un oranger engourdissait l’espace,
Et je sentais, venant par tous les blancs chemins,
Le soir apprivoisé se coucher dans mes mains.
Sans pouvoir distinguer les formes, les visages,
De tout, je me disais « C’est Eros qui voyage. »
Les ailes des oiseaux et les pas des passants
Faisaient un même bruit de désir dans mon sang.
Sous le magnolia, le cèdre, les troènes,
L’odeur coulait ainsi que de chaudes fontaines,
Et, l’âme épouvantée, et le cœur éperdu
Je demandais à l’infini : « Que me veux-tu ? »
La lune, sur la mer mollement agitée,
Par chaque flot mouvant semblait être emportée,
Et sous l’astre laiteux aux bondissants regards,
Toute la mer était blanche de nénuphars.
Je contemplais cette eau luisante, énigmatique.
Je me disais « Là-bas, c’est la puissante Afrique,
C’est le cri des félins, par l'écho répété,
C’est l’inimaginable et meurtrier été,
C’est la rage divine et l’écume de l’âme. »
Et j’étendais ma main pour toucher cette flamme.
Aujourd’hui, le cœur las et blessé par le feu,
Me vous bénis encor, ô brasier jaune et bleu,
Exaltant univers dont chaque élan m’enivre
Mourante, je dirai qu’il faut jouir et vivre,
Que, malgré la langueur d’un corps triste et brûlant
La nuit est généreuse et le jour succulent;
Que les larmes, les cris, la douleur, l’agonie
Ne peuvent pas ternir l’allégresse infinie
Qu’un moment du désir, qu’un moment de l’été,
Contiennent la suave et chaude éternité.
O sol humide et noir d’où jaillit la jacinthe
Qu’importe si dans l’âpre et ténébreuse enceinte
Les morts sont étendus froids et silencieux;
O beauté des tombeaux sous la douceur des cieux i
Marbres posés ainsi que des bornes plaintives,
Rochers mystérieux des incertaines rives,
Horizontale porte accédant à la nuit,
O débris du vaisseau, épave qui reluit,
Comme vous célébrez la joie et l’abondance,
La force du plaisir, l’audace de la danse,
L’universelle arène aux lumineux gradins
Et quelquefois, parmi les funèbres jardins,
Je crois voir, ses pieds nus appuyés sur les tombes,
Un Eros souriant qui nourrit des colombes
Les Éblouissements.