08/02/2010

015. Lettre à Maurice Barrès.

Paris, mercredi 1 août 1906.
Non, mon ami, vous n'avez plus raison, et par ma tristesse qui va jusqu'au malaise, (car vous savez que je n'ai de santé ou de maladie que selon l'état de mon cœur) je vous rends toute l'amitié dont vous me comblez, je suis pareille à vous, et d'esprit plus languissant, plus accablé. Avec quelle reconnaissance je reçois vos lettres, mon ami, comme elles ennoblissent mes journées et la misère, la chétivité, de mon cœur séparé de vous. Seule, que je suis peu de chose, depuis que je vous ai connu, car avant cela j'avais dans la solitude une sorte de bondissement, de triomphe.
Je vais vous envoyer, l'ayant prise à ma mère, une photographie de moi à 8 ans, du temps de la lettre à Constantin et vous verrez quelle assurance, quel haut regard absurde et touchant, quel petit et gros orgueil, je tiens la corde à sauter comme un arc !
Nous devons partir cette semaine pour la Suisse, je renonce à la folie d'Orange, à cette fête avec les comédiens ; la minute où je vous aurais vu à Lyon eût été un point de déchirement, je m'en vais vers le 6, le 7, directement là-haut, au-dessus de Territet, de Chillon; plus qu'aux fantômes de Byron et de Michelet, je m'attacherai à la silhouette du touchant hôtel où, morte de chaleur, neurasthénique par les vapeurs d'un thé bouillant avalé chez les Ferry-Sonniau, j'allai me reposer un instant, si nerveuse, tandis que vous, très bon, très compatissant, attendiez avec Philippe dans le jardin de l'hôtel. Je retrouverai toutes les teintes de ces heures passées sur le lac, sur les coteaux, à cette même époque si chaude des premiers soirs de septembre.
J'emporterai là-bas, - avec des livres de vous, bien entendu, ce sont les accords de départ et d'appui de mes propres chants, - j'emporterai ce volume que vous m'avez offert sans me voir, et où Sainte-Beuve décrit avec transport les nuits sur le lac Léman.
Ce sont des vers sensibles, et démodés, mais que vous aimeriez pour leur élan, leur douce emphase et leur maladresse. Le jeune et habile Bonnard se refuserait de tels soupirs mal ingénieux, de si simples vers, mais ils sont modelés sur le cœur et sur la physionomie d'un pathétique visage, et bons pour nous.
Au revoir, mon ami, partout présent, et que j'entends si bien.
Anna de Noailles