24/03/2011

165. Le Livre de ma Vie, page 78 à 81.


L'homme ne me semble pas né pour vivre. Les difficultés de sa naissance, sa chétiveté, la plus totale e soit, son absence de pensée et d'instinct, "ce rien de réalisable" qui le caractérise font de lui le plus infirme des esclaves. S'il n'était sauvé à tout instant de la mort par une vigilance permanente, il paraîtrait voué à un passage inutile et bref des ténèbres maternelles à l'anéantissement terrestre. Cependant, l'enfant résiste; les dangers qu'accumulent sur lui des usages respectés ou la distraction de ceux qui le protègent ne suffisent pas, la plupart du temps, à amoindrir cette force stupéfiante que contiennent déjà le cerveau obscur, les membres maladroits. Dans son inconscience absolue, le petit enfant prévoit son oeuvre et sa tache ; toutes les parcelles qui le composent s'attachent à la lumière, à l'air, à la nourriture, au sommeil, à ce quotidien recommencement dans lequel il se développe et s'affermit. Que pressent-elle mystérieusement, cette chair dont le destin est imprévisible, à laquelle rien n'est promis et qui pourtant, animalement, souhaite passionnément d'être et de demeurer ? Je dirai pour l'enfant ce que j'écrivais hier encore, en songeant aux adultes comblés et détruits à la fois par le sort et que n'abandonnent pas le souvenir et le souhait de la volupté :
Pour ce peu de bonheur que l'on espère, on vit
Edifier- sa personne corporelle et morale sur un orgueil solide et combatif, voilà le labeur de l'enfant, qui tente de s'emparer de tout le possible, afin de pouvoir, Plus tard, prétendre à la souveraineté par quoi, en outre, on se saisit et se repaît des amours de son choix. Telle est, je crois, la fonction vigoureuse, habile et prudente de l'instinct dans l'enfant. Toutes les sensualités, celles de l'appétit délicat, des températures plaisantes, des mouvements, des repos ; celles des coloris, des sons, des arômes ; celle du génie même et des privautés qu'il autorise, auraient-elles à s'exercer, à connaître leurs puissances et leurs jubilations si tout l'être n'aspirait pas à cette récompense unique de la nature : le plaisir ? Le plaisir, approchant du parfait, le réalisant, le dépassant même, apportant, avec l'extension fulgurante dévolue un instant à l'individu, ce final désintéressement qui consent à la royale satiété de la mort. L'on peut nier que toute action ait pour but le plaisir, mais cette négation plonge dans l'ignorance où nous sommes des heures qu'il nous faudra combler par des occupations acceptables, pour aboutir aux instants enivrés dont l'approche nous soutenait secrètement dès l'enfance. Que de lassitude, que d'ennui, de bâillements, d'irritation, de colères, de désir de mourir chez l'enfant ! Il ne sait pas pourquoi il a été introduit dans la cage du monde, il erre, rôde, s'affaisse jusqu'à ce que la turbulente nature, à travers les barreaux, lui ait murmuré son véridique, invincible et décevant secret !
Petite fille, j'ai, certes, goûté des moments de paradis à Amphion, dans l'allée des platanes étendant sur le lac une voûte de vertes feuilles ; dans l'allée des rosiers, où chaque arbuste, arrondi et gonflé de roses, laissait choir ses pétales lassés sur une bordure de sombres héliotropes ; je respirais avec prédilection le parfum de vanille qu'exhalent ces fleurs exiguës, grésillant et se réduisant au soleil, comme un charbon violet. Oui, ce fut là le paradis et je l'eusse trouvé plus satisfaisant encore si les framboises, mon fruit préféré, n'eussent pas fractionné l'enchantement qu'elles procuraient au goût par leurs multiples et embarrassants pépins ! Mais si je réfléchis, mon bonheur ne me paraissait complet que par cela même qu'il avait d'inachevé. J'attendais. Enfant installée dans un jardin d'avant Adam et Eve, je savais bien, innocemment, qu'il se révélerait à moi, le couple énigmatique pour qui l'univers semble créé et dont la mission est de perpétuer le sort hasardeux de l'homme dans l'inconnaissance de toute raison discernable et probablement dans l'absence de tout but éternel.
Ce sentiment de l'amour, qui constitue l'intérêt de la vie, a pour compagnon et pour ombre couchée à son côté le sentiment de la mort. Un après-midi de juillet, je marchais, toute petite, sur la terrasse de granit, surplombant le lac et enrichie de sphinx en bronze noir, une de mes mains tenue par mon père, l'autre par sa soeur très aînée, ma tante Elise, lorsque j'entendis tous cieux me dire, avec précaution, avec ménagement et tendresse, ces mots extraordinaires . « L'oncle Jean est mort. » Ils concevaient donc qu'ils allaient, pour la première fois, offrir à une enfant une pensée terrifiante, car la douceur de leur voix témoignait d'un sentiment de crainte envers moi, et d'excuse.
Bien plus tard, j'admirai qu'on empêchât, sous l'ancien régime, le roi de France d'assister à toute agonie, à toute mort, fût-ce celle du dauphin, son fils. La marque du respect suprême, c'était donc le privilège inhumain, offert au monarque, de n'approcher ni le moribond ni le cadavre. C'est à un sentiment de cet ordre, né au coeur de mon père et de sa soeur, que s'apparentait la phrase, dite à voix basse, insinuée, plutôt que prononcée : « L'oncle Jean est mort. » Tout aussitôt, j'entendis qu'on ajoutait, par piété rêveuse et surtout par égard pour ma surprise bouleversée . « Il est au ciel ! » Je levai les yeux, Un azur sans défaut comblait l'espace et se tenait suspendu sur l'azur faiblement mouvementé du lac. Les floraisons, à l'apogée de leur force et de leur ampleur, teintaient l'atmosphère de nuances éclatantes. On les voyait enveloppées, prolongées par le bouquet dansant et doré des abeilles. Les pelouses accostaient le fin gravier du jardin, où les jardiniers, jeunes Savoyards placides aux regards de doux bétail, armés d'un râteau, remuaient et remettaient en place les fins cailloux argentés. je regardai le ciel. Non, l'oncle Jean, tel que le représentait un portrait imposant, encadré d'une large dorure et apposé sur l'andrinople d'un des salons d'Amphion, n'était pas au ciel.
L'oncle Jean, au visage busqué et bistré, aux yeux bons et renseignés, corpulent dans sa redingote close, les pieds posés sur un rouge tapis, et qui venait de mourir, chargé d'ans et d'honneurs, en un palais doré de Moldavie, n'était pas au ciel. Il n'était pas volant dans ce net azur que je contemplais ; il n'était pas en déséquilibre dans l'espace de cette journée triomphale de juillet.