20/02/2010

050. A. de Noailles et Jean Rostand. 2


2/2. [...] L'affectueuse admiration, le tendre enthousiasme que m'inspirait la personne d'Anna de Noailles devaient tout naturellement m'inciter à revenir à son oeuvre... Alors, l'un après l'autre, je lus ses volumes de vers, ses romans, et ses contes. Je ne fus pas long, cette fois, à découvrir l'incomparable poète, l'incomparable prosateur dont l'essentiel avait naguère échappé à ma hâte de mauvais liseur. Pour que je rendisse justice au génie, fallait-il donc que je fusse instruit par l'amitié !
Je retrouvai sur le papier tout ce qui m'avait tant séduit dans l'être réel. Car, bien sûr, tout y était, l'altière solitude, l'angoisse pascalienne, "la raison et le chant", la divination fraternelle des coeurs, la franchise de l'aveu, les élans de la pitié, tout, saut la prodigieuse drôlerie, qu'Anna de Noailles n'a jamais voulu accepter dans son oeuvre écrite.
Toutes ces vertus de l'âme et de l'art, il me semble qu'elles n'ont pas cessé d'éclater toujours davantage dans l'oeuvre d'Anna de Noailles, et singulièrement dans le Poème de l'Amour, où elle laisse délibérément tomber le voile des splendeurs, et dans ce bouleversant Honneur de souffrir où l'excès de la douleur a coupé le souffle du poète. Jamais peut-être, dans aucun livre de prose ou de vers, ne s'étaient exprimées avec autant d'austère passion la stupeur de l'esprit devant l'escamotage de la mort, et l'incompréhension du départ suprême, et la honte de survivre, et la décision de continuer à traiter en avant celui qui n'est plus là. Car il ne s'agit pas, dans l'Honneur de souffrir, de regrets et de souvenirs ; l'exceptionnelle force de cette élégie funèbre est d'être vécue au présent, non au passé. Jamais on n'avait mis tant de feu pour s'adresser à des cendres, jamais on n'avait à ce point tenu compagnie à des morts, trahi la lumière pour la ténèbres déserté la vie au profit des tombeaux.
Et, de ce livre, il monte un terrible cri de révolte, le plus violent qu'on ait poussé depuis Leopardi. Révolte contre la terrestre planète qui résorbe nonchalamment les humains, contre le spécieux univers, contre la vie mensongère qui porte en soi-même son échec [...]
On ne survit pas très longuement à un livre pareil. Anna de Noailles, en 1927, avait vu disparaître, coup sur coup, les êtres qui étaient les principaux motifs de son existence. Un jour, c'en fut trop... Elle chancela. Nous ne tardâmes pas à comprendre qu'elle était, cette fois, trop rudement frappée et que tous les efforts de ses vivants auraient peine à la disputer à la silencieuse conspiration de ses morts... Anna de Noailles ne vivrait plus désormais qu'assistée par l'espoir de suivre ceux qui l'avaient abandonnée. Non pas, certes, qu'elle nourrit l'illusion de les rejoindre, car elle était dépourvue de ces croyances consolatrices, et l'excès même de son mal ne faisait que la roidir dans une impavide négation. Mais elle voyait dans la mort - la bonne mort, comme disait Lucrèce - le suprême calmant, le seul somnifère capable de la délivrer de tant d'absences : "Je ne peux plus m'entendre disait-elle, qu'avec ceux qui sont en amitié avec la mort".
[...] Et nous-mêmes, avouons-le, nous ses amis, l'eussions-nous deviné, qu'elle était capable d'une si rigoureuse aliénation ? Le savions-nous, que cette vivante unique pouvait connaître à ce point le manque d'autrui ? Même en lisant les terribles vers de l'Honneur de souffrir, nous pensions, nous espérions que la plainte s'était laissé amplifier par le génie... Nous hésitions à prendre tout à fait à la lettre ces serments faits à des tombeaux... Mais, hélas, nous dûmes reconnaître que le cri, pour une fois, n'avait pas dépassé le mal. Et ce fut, à mes yeux du moins, la période la plus haute, la plus touchante de l'existence d'Anna de Noailles que celle où nous comprimes, par son inguérissable tristesse, que son coeur - bien plus grand de n'être pas innombrable - s'était farouchement refermé sur quelques-uns. [...]