24/02/2012

479. Anna de Noailles, la poétesse. 4

4. Car l’enfance est la saison de la sagesse. L’être étonné, qui n’a droit à rien, qui ne reçoit que ce qu’on lui accorde capricieusement, dont le cœur attentif est exercé à la gratitude et l’esprit à la précaution, domine avec force sur son monde intérieur. Il s’agit, pour l’enfant, de voir se réaliser un peu de son désir sans se heurter d’un choc trop vif aux volontés distraites ou impulsives de supérieurs.
Rêveuse et raisonnable, une petite fille recherche son équilibre dans l’extrême dignité, en ne se permettant de former que des souhaits mesurés, en ruminant avec effusion et, fière et timide, elle s’avance ainsi, pendant des années, ingénument, vers l’heure de son pouvoir prodigue et dévorateur. Si difficile à déchiffrer pour son entourage et plus encore pour ses parents, l’enfant a bien la connaissance de ceux qui le dirigent. Il pressent leur beau temps, suppute leurs orages et leurs grêles, se méfie, ne se risque à les solliciter qu’avec prudence et innocente stratégie. La poésie chez l’enfant est donc une solitude. Seul, ne sachant encore à quoi s’appuyer dans le royaume de l’esprit, il énonce un appel, un reproche, un ravissement. L’inquiétude et la plainte elles-mêmes ne s’exaltent pas avec amertume, tant l’enfant se sait au commencement des choses.
Il peut être désolé, envahi de mortelle tristesse mais non point désespéré. Ne plus espérer et s’en réjouir, c’est avoir rompu l’alliance, la vie, c’est, le cœur épuisé par la dure expérience, approuver l’anéantissement. L’enfant, lui, en colloque mystérieux avec l’avenir, s’affirme et s’accroît de seconde en seconde, se fraie un chemin vers le bonheur, acquiesce aux signaux que lui fait la secrète éternité, visage turbulent et trompeur de l’éphémère destin." Par touches légères, la poétesse enfant vient de se révéler dans ses vérités fondamentales.
Colette trouve que déjà son aurore couvait dans le sombre vers qu’elle lui donne comme devise : "Solitaire, nomade et toujours étonnée". Il est trop vrai que le crépuscule ne modifie pas l’aurore, sauf qu’Anna n’est plus nomade en rêve, simplement un peu moins étonnée et beaucoup plus volubile. Son fils prétend qu’elle et Cocteau sont "seuls à pouvoir faire taire l’un l’autre". Cocteau, sans doute jaloux, ou submergé, dit l’avoir vue "à table, boire de la main droite et agiter la main gauche afin que les convives ne lui arrachent pas le crachoir". Elle n’arrête pas de pérorer, s’enivrant des mêmes mots-liqueurs toujours recommencés, tels que langueur, astre, azur, éther... Simplement, soudain, sa voix se hausse de deux octaves. Elle fit rougir Henri Bergson la première fois qu’elle le vit en s’arrêtant trois fois tandis qu’elle se dirigeait vers lui en criant : "Maître ! Maître ! Acropole de la pensée !" Puis, elle reprend comme si de rien n’était son débit inlassable en rivière de miel.
Même mourante, elle se lèvera pour dîner, et dînera bien. Elle saura au besoin poivrer d’une rosserie la sauce, car il lui arrive d’avoir la dent - ou la plume - dure. A une poétesse qui lui a envoyé son livre, elle peut susurrer : "Chère madame, j’ai lu vos livres, j’en ai été quitte pour la peur." A une de ses amies qui vient de faire un riche mariage, elle glisse : "Ne prenez donc pas l’air infatué de la femme de ménage qui fait un extra dans une grande maison".