10/02/2012

462. Conte triste. 03

03. Mais il n'est pas, pour poignarder, que le fer aiguisé d’Harmodius et d'Aristogiton; un lamentable aspect des choses suffit aussi à laisser évader le souffle de la vie.
Quittons à présent l'amère vision angélique pour une aventure tout humaine, dont elle ne voulait que nous donner l'avant-goût. Madame L que nous appellerons Christine, avait une trentaine d'années; si on lui eût demandé de raconter l 'histoire de son enfance et de sa jeunesse, sans doute, malgré sa joviale humeur, l'eût-elle fait avec rêverie et mélancolie, parce que tout ce qui concerne leur passé confère aux femmes un ton de sincère noblesse, de gravité et de poésie. Leur mémoire, douée des habiletés d'un jardinier japonais, choisit et compose aisément un bouquet pittoresque, où d'agréables détails suscitent l'approbation, et, réellement, chacune de ces anciennes petites filles se présente à nous avec des souvenirs qui l'honorent. Mais Christine possédait une santé sans défaut, aussi vivait-elle quotidiennement, activement, sans laisser monter en elle ces arpèges du temps aboli, si dangereux, puisque tout aussitôt ils appellent une neuve musique qui leur réponde. Ce jeu de harpes dans l'esprit, tel que l'on nous représente les suaves harmonies dont s'environne le trône de Dieu, est bien certainement le démon - responsable de la plupart des passions nostalgie qui tend les bras au Désir, dont elle se veut recouvrir
Christine, de corps dispos, n'entendait point ces chants intérieurs; avec confiance et ingénuité elle s'abandonnait à la force des jours, qui la portaient sans recevoir d'elle aucune impulsion. Elle était extrêmement jolie pour ceux qui la déclaraient telle, et le paraissait moins à ceux à qui elle ne plaisait pas. Si naïve que semble cette affirmation, c'est toute l'histoire de la beauté des femmes. Elles s'étonneraient de savoir combien est aléatoire ce qu'elles croient être évident, inscrit sur les prunelles humaines comme sur les tables de la Loi. Ah! si on leur disait que cette beauté qu'elles promènent avec un religieux sentiment de certitude et de précaution est niée légèrement par tous ceux qui l'apprécient différemment, elles en laisseraient choir de surprise leur charmant visage, précieuse porcelaine toujours soumise à l'expertise masculine, qui seule peut leur en confirmer l'indéniable valeur.