10/02/2012

448. Conte triste. 17

17. Isabelle consentit au divorce, courut même au devant pour qu'au moins une priorité lui restât. Enfiévrée de chagrin et de fierté, elle ne fit aucune tentative pour imposer sa tristesse, elle dédaigna aussi, dans sa dignité blessée, d'appeler à soi, pour lutter, la gaîté, la salubre gaîté feinte, qui vivifie et aiguillonne ceux qui l'accueillent; elle ne put se décider à ce difficile courage de l'enjouement, qui pourtant sait, seul, parfois, dissiper l'épaisse ténèbre amoureuse. Julien et Christine, voyant que leurs essais de sacrifice avaient échoué, se résolurent à être heureux. Ils s'épousèrent. Isabelle, tombée un jour brusquement de la joie à la détresse imméritée, en était arrivée à ce point de résignation mélancolique où les nuances et l'accentuation ne se perçoivent pas : ainsi, dans les pays du Nord, ne distingue-t-on plus la température au-dessous d'un certain degré de froid. Elle fut donc malheureuse au point mort, ce qui lui donnait l'apparence de l'apaisement et de l'indifférence et la privait de tout concours extérieur.
Les nouveaux époux, satisfaits dans leur conscience et dans leurs goûts, se félicitèrent de partir pour le bonheur, de rajeunir, de naître, pour ainsi dire. Julien connut l'image seconde de ses rêveries, l'impudique image qui avait triomphé de ses habitudes, et pour laquelle il avait sacrifié le repos d'Isabelle. Cette image lui causa des émotions plus tendres que véhémentes, car il l'avait attendue longtemps, et parce qu'elle lui fut offerte tout d'abord au cours d'une impitoyable migraine acharnée sur Christine, qui la jetait, dévêtue, d'un bord à l'autre de son lit, comme se roule sur la grève la nymphe des tempêtes. Il ne contempla donc la volupté pathétique agonie et tiède l'effet de la mort, sur le visage de son amie, qu'après avoir surpris, parmi des traits si chers, les torpeurs de la syncope et les convulsions de la névralgie percutante.
Christine aimait tendrement Julien et lui fut reconnaissante de l'aider à l'aimer passionnément. Elle s'appliqua, avec une attention et un zèle excessifs, avec une dévotion de novice, à connaître le bonheur, qu'elle obtint. Mais à travers l'éclair ineffable de cette ivresse, appelée et perdue presque ensemble, et dont elle pleurait enfantinement le cruel évanouissement, elle percevait qu'un contrat lui assurait la durée, ou du moins le renouvellement nombreux, de ces fêtes brèves et délirantes, dont bientôt le dieu serait absent, tout occupé qu'il est de servir la joie précaire et menacée.