10/02/2012

449. Conte triste. 16

16. Il ne savait pas que les cavalcades trépidantes sont tout intérieures, que les imaginations qui bondissent se rient des destriers, si bien que la chevauchée fameuse des Walkyries est figurée suffisamment par des cris stridents et rauques, et par le fulgurant éclat des regards. Néanmoins, l'amour de Julien pour Christine avait toutes les nuances que prend le désir chez un homme raisonnable. Il reconstituait perpétuellement devant ses yeux l'image de l'amie de sa femme, gracieuse, pondérée, dont il ne connaissait bien que le visage et les mains, - réserve qui l’émouvait comme émanant• d'une suprême pudeur , dont il savait gré à Christine; et aussitôt son imagination lui représentait cette même personne dans une attitude d'extrême liberté, précédée de gêne,• de confusion, de réticences,: mais qui aboutissait à l'abandon le plus dénoué, à celui du malade devant le chloroforme, du noyé devant la vague, - et il lui savait gré de ce désordre ardent. C'est à cette seconde image qu'il devait d'être faible, de donner moins de prise à la poigne familière de ses travaux, de ses repas, de son sommeil, de son journal, et de répondre avec une patience décroissante aux prévenances timides et soutenues de la pauvre Isabelle.
Tout allait au plus mal pour ces trois âmes de bonne volonté. Un jour de novembre, Isabelle, voyant que la paix et le contentement ne s'installeraient plus au près de sa cheminée, où fumait et marmonnait un triste premier feu, interrogea Julien sur ses intentions, et écrivit à Christine pour connaître le résultat de sa retraite. Aucun des amoureux n'avait contrevenu à la promesse échangée: ils ne s'étaient pas écrits. Pareils à un couple de nageurs qui ne rencontrent ni corde, ni bouée, ni barque secourable au cours de leur excursion maritime, au lieu de se reposer dans l'absence, ils avaient, chacun de son côté, battu l'eau de leurs bras, remué les jambes inconfortablement, afin de se maintenir à la surface d'un élément qui ne leur tendait aucun appui. Ce grand travail de la pensée les avait, à leur insu, engagés l'un l'autre. Quand ils se revirent sous le regard d'Isabelle, qui avait convoqué la voyageuse, ils n'eurent point à se parler, à exposer leurs impressions: ils étaient unis, la distance silencieuse avait scellé leur secrète convention.