10/02/2012

450. Conte triste. 15

15. Elle se voyait avec lui chez le pâtissier, dans le tramway, aux abords de la fraîche rivière, intéressée par la vitrine poétique du marchand d'écaille, soulevant les yeux vers le porche fameux de la cathédrale romane, dont elle ne jugeait pas la beauté, mais où elle attachait son regard en y adjoignant celui que Julien avait laissé en elle. Sa tendresse la portait à croire qu'avec lui elle eût connu, d'heure en heure ! l’allégresse, et qu'à cette plénitude de la joie se serait associée une commodité parfaite. Tout en tressaillant de passion imaginative, elle éprouvait aussi la gravité qui préside à une prise de voile. Habitée par Julien comme s'il eût été peint dans sa tête, elle l'adaptait à toutes choses : elle l'adaptait à l'aube, nourrice du jour, si poignante quand elle infuse la clarté comme un lait à la chambre endormie; elle l'adaptait au cri du coq éclatant dans un lointain jardin; à l'heure terrassante de midi, "quand les arbres fument de chaleur vers le ciel et que l'âme languit déconcertée, sans trouver sa guérison; elle l'adaptait au scintillement de la nuit formidable, et, enfin, à la poésie vétuste, fleurant un peu le moisi, des courtines de son alcôve provinciale. Jamais elle n'avait été plus étroitement jointe à un corps humain, - mais il était absent. Aussi, mal possédée par cette ombre désirée, dépérissait-elle lamentablement.
Seul Julien réfléchissait encore. Bien que son amour pour Christine fût irrité par la séparation, et qu'il en voulût à Isabelle de le frustrer d'une nouvelle révélation amoureuse, il réfléchissait parfois. Ses travaux, ses repas, son sommeil, son journal persistaient comme autant de serviteurs assidus à le retenir dans sa propre gaine, alors que ses deux compagnes avaient fait une évolution illimitée, et flottaient dans des buées. D'une manière confuse, il concevait qu'à son âge, partir pour le bonheur, cela offrait d'inquiétantes difficultés. Le bonheur, pays attirant, certes, d'un appel irrésistible, mais nulle part indiqué! Sans horaire, sans gares, sans trains se dirigeant vers ces ineffables contrées, il ne voyait plus bien le lieu de départ, ni le lieu d'arrivée. C'est pourquoi d'aveuglants obstacles surgissaient devant l'esprit de Julien, car Julien n'était pas impétueux, aussi attendait-il beaucoup de choses du dehors. A la récitation de tels vers romanesques: « Si tu veux, faisons un rêve, Montons sur un palefroi » il eût vraiment cru à la nécessité d'un coursier, et se serait attendri à la pensée de voir Christine en longue jupe d'amazone.