03/08/2014

699. Anna de Noailles. La grande guerre. 6/17


















Le départ

"Quand la Liberté vous appelle
Sachez vaincre ou sachez mourir."

On les voyait partir, se plaçant dans l'Histoire,
Régiments déliés, Alphabet des Victoires,
Stances au pas rythmé d'un poème éternel...
Leur calme résolu, grave et noble, était tel
Qu'on n'eût pu deviner à leur marche affermie
S'ils partaient pour un jour ou pour l'heure infinie.

Ainsi vont les soldats pleins d'un même génie...

Mais dès qu'ils ont touché le sol d'Alsace, - quand
Ils ont vu s'élancer tous les ruisseaux fringants
Qui venaient accueillir et porter les nouvelles,
Quand l'été flamboyant gisant sur les airelles,
Quand le galop léger du vent dans les forêts,
Quand enfin l'inquiet et l'unanime apprêt
D'un pays enchaîné hélant sa délivrance
Eut troublé ces soldats qui prolongeaient la France,
Oubliant qu'ils étaient d'abord obéissants,
Ils bondirent, jetant comme un cadeau leur sang!

- Quel appel, quel aimant mystérieux, quel ordre
Vainquit leur discipline, inspira leur désordre,
D'où battait ce lointain, vague et puissant tambour ?
- C'est que Rapp à Colmar et Kléber à Strasbourg,
Kellermann à Valmy, Fabert à Metz, et blême
De n'avoir pu sauver tout son pays lui-même,
Ney, qui voulait sur soi engloutir les combats,
Desaix, Marceau, Lassalle, - et vous aussi, Lebas,
Et Saint-Just, vous aussi! - ô fiers énergumènes
Dont les plumets flambants sont pris chez le fripier,
Qui déchaussiez la nuit l'étranger qu'on amène,
Pour que la jeune armée eût des souliers aux pieds, -
C'est que tous les aïeux s'éveillant dans les plaines
Entonnèrent un chant, longuement épié!
C'est que, debout, dressés dans leur forte espérance,
Ces héros offensés qui rêvaient à la France
Sur le socle de bronze où le temps met les dieux,
Leur firent signe avec la fixité des yeux!

Soldats de dix-neuf cent quatorze, à quelle porte
Se ruait votre alerte et fougueuse cohorte?
- C'est que vous vouliez faire, ô hurlants rossignols,
Rentrer dans la maison d'où s'élança son vol,
La Marseillaise en feu, qu'un soir Rouget de Lisle
Fit du bord d'un clavier s'épancher sur la ville;
C'est que cette indomptée, aux bras tendus en arc,
Est, les cheveux au vent, la sœur de Jeanne d'Arc;
C'est que le Rhin, sur qui des siècles se suspendent,
O soldats de l'An deux, souhaitait qu'on entende,
Déchaîné par les cris, par les bras écartés,
L'ouragan de la Paix et de la Liberté!

Entre les tombeaux et les astres

Il faut parler aux morts, ils n'ont pas eu le temps,
Ces radieux garçons abattus à vingt ans,
De boire à la suave, à la cruelle vie,
Il faut parler auprès de leurs profonds berceaux:
Peut-être les tombeaux ne sont pas sans envie.
Dans l'éternel loisir des forêts et des eaux
Leur jeunesse sans fin attend, inassouvie.
Ces héros enfantins en qui l'homme naissait
Soupirent dans l'espace un dolent "Je ne sais..."

"Je ne sais, - disent-ils, - quels sont ces bruits qui tonnent
La terre est-elle encore en proie au mal guerrier ?
Ici tout est paisible, et dans le bois bourgeonne
             Le tiède hiver de Février !

Il n'est pas de douleur pour nous, notre âme nue
Flotte liquidement à l'entour du soleil.
Nous sommes morts; pourtant le monde continue.
             L'univers reste-t-il pareil ?

Nous entendons des voix terrestres qui nous nomment;
On nous appelle saints, bienheureux, purs et forts.
Pourtant nos sens se sont évanouis. Les hommes
             Ont donc le souvenir des morts?

Il semble que des fronts, des prières, des larmes
S'élèvent dans les cieux vers nos molles cités.
Nous étions des enfants endormis sous les armes;
             D'où nous vient notre éternité?

Peut-être que la mort hardie et militaire
Est un don véhément qu'on ne fait pas en vain.
Sommes-nous à jamais le dôme de la terre
             Et les ressuscités divins ?

Est-ce à cause de nous que l'espace s'imprègne
D'un éther plus fougueux, plus lucide et plus fier ?
Nous sommes immortels, se peut-il qu'on nous plaigne,
             Nous n'étions que vivants hier !

Le glacial printemps, pétillant et bleuâtre,
S'élance du cristal léger de notre sang.
Tout ce qui fut demeure; ô vie opiniâtre
            Combien les morts sont agissants!

Et pourtant une aride et tendre convoitise
Vient troubler l'allégresse alerte de nos jours,
Nous n'avons pas, avant que le Destin nous brise,
            Connu la douleur de l'amour.

Nous n'avons pas connu ce qu'enseignent les livres:
Ces détresses, ces pleurs, ces suffocations.
N'est-ce pas pour souffrir qu'il est joyeux de vivre ?
            Ah! parlez-nous des passions !

Quel est donc ce danger qu'un jeune mort élude ?
Suave inconnaissance, et qui nous fait languir !
Les morts ont, de l'amour, l'immense plénitude,
           Mais les vivants ont le désir..."

Ainsi parlent les voix des sources et des sèves,
Le feuillage chantant de la forêt, les fruits
Bourdonnants de soleil, la colline où s'élève
           Le village qui fut détruit.

Ainsi parlent entre eux les astres lents qui songent:
Moines autour du puits de la lune rêvant,
Et le parfum des nuits qui se berce et s'allonge
           Dans les hamacs légers des vents !

- O morts, nous répondrons à vos voix qui tressaillent;
Avancez vers nos cœurs vos invisibles mains,
Voici, pour célébrer vos grandes fiançailles,
           Toutes les filles des humains !

Les yeux toujours levés, l'âme habitant l'espace,
Le peuple féminin, comme un peuple d'oiseaux,
Fendra la noble nue où jamais ne s'effacent
           Les exploits jaillis de vos os!

Quel homme arrêterait ces hautes hirondelles
Et les saurait tenir sous un joug assez sûr;
Elles s'échapperont, adroites infidèles,
           Et vous rejoindront dans l'azur!

Vous serez leur époux épars et tutélaire,
Et seul votre ample amour ne sera point trahi,
Car tout vivant délaisse un autre sur la terre
          En se tournant vers l'infini!...

Illustration en-tête : certificat de présence sous les drapeaux de mon grande-père Eugène