03/08/2014

698. Anna de Noailles. La grande guerre. 7/17

















La patrie

Et le printemps revient! L'éternelle saison
S'est frayé humblement, fortement, un passage
A travers le livide et souterrain carnage;
Tant de morts engloutis, - obstruante cloison, -
N'ont pas gêné les  pas secrets du paysage,
Qui monte, grêle et vert, sur le pâle horizon;
L'espace est simple et sage;

Accablés, nous voyons ces cieux des soirs plus longs,
Ces jeunes cieux promis aux tendresses humaines!
Quoi! Si proche des bois, des sources, des vallons
Où des adolescents stoïques se surmènent,
L'éther, qui pénétrait leur cœur, a déserté
Ces compagnons hardis pour accueillir l'été,
Que le fleuve des jours indolemment amène!
Le ciel pensif est doux, il est comme autrefois,
Il est comme plus tard. L'éternité sans âge
N'incline pas son stable et négligent visage
Sur d'épiques regards, sur de sublimes voix.
Et comme un vent joyeux repousse les nuages,
La saison du désir, le groupe heureux des mois,
Des funèbres fossés ont fait un gai rivage.

Il revient simplement, à l'instant attendu,
Ce serviteur exact, ce printemps assidu;
Les prés sont réjouis, la pervenche est sans tache,
Des rais d'insectes d'or sont dans l'azur tendus,
Tous les vents palpitants ont, rompant leur attache,
Je ne sais quoi de foi, d'inspiré, d'éperdu...

- Ainsi toujours l'année a sa divine enfance,
Et la guerre, effroyable et hideux échanson,
Verse partout le sang, ruisselante démence;
Et seul, sous le ciel bas d'un printemps qui commence,
Innocent, assuré, certain d'avoir raison,
Opposant son cri neuf aux désastres immenses,
Un oiseau, dans un arbre, élance sa chanson...

- Qui dira la tristesse, infinie,
De ce chant ingénu, invincible, qui nie
Le formidable don nécessaire des corps,
Qui renoncèrent tout, afin que soit bénie,
- Alors qu'eux à jamais seront exclus du sort, -
La patrie, ineffable et mystique harmonie:
Royauté des vivants, éternité des morts!

Patrie indéniable, exigeante Patrie!
Vaste précision, éparse et sans contour:
Un mot, un long passé d'Histoire, une prairie
Où, enfant, l'on pensait: " C'est ici tout l'amour!
C'est ici l'univers!" Patrie, un mot qui prie,
Qui enjoint, qui commande, et veut bien expliquer
Lentement, fortement, d'une voix mâle et sûre,
Malgré le grand péril de son sol attaqué,
Qu'elle a dû recevoir, non faire, la blessure.
Qu'à l'humaine bonté elle n'eût point manqué,
Elle qu'un cri plaintif de tout humain arrête
Et qui penche vers lui sa gourde emplie d'azur...

Patrie, âme évidente et pour chacun secrète,
Qui n'est pas seulement le terrain libre et pur,
Mais qui, dimension plus haute et plus sensible,
Étend jusques aux cieux ses sommets invisibles!
- Qui de nous, quand son œil sur la nuit se posait,
N'a cru voir luire un ciel et des astres français?
Qui de nous, sur le bord des mers orientales,
Quand la beauté des jours pense nous asservir,
N'a langui de désir vers la terre natale
Où même le tombeau semble un long avenir?

Patrie, un mot, mais qui jusqu'aux moelles résonne,
Un mot, et cependant sainte et grande Personne,
Debout, la face au vent, les cheveux répandus,
Haute comme un brasier que l'ouragan tisonne,
Redoutable d'orgueil, montrant, le doigt tendu,
L'honneur gisant, ainsi qu'un Paradis perdu...

- Vous ne prévaudrez point contre cette Furie,
Contre cette Justice aux yeux exorbités,
Printemps, chant des oiseaux, calme de la prairie,
Suaves matériaux qui formerez l'été!

Nature! en vain vos cris stridents et volontaires,
Votre panique joie explosent jusqu'aux cieux,
Vous ne troublerez pas ces veilleurs de la terre:
Il n'est pas de plaisir sans un cœur orgueilleux.

Plaisir, fierté, courage, éléments de la vie!
Principe de l'unique et du fécond attrait!
Lueur d'une âme, par l'autre âme poursuivie,
Baiser des animaux dans les sombres forêts!
Accourez, combattez, forces de la Nature,
Avec ces fiers soldats plantés dans vos labours.
- Victoire audacieuse, enlacez leur armure,
Et qu'ils aient plus d'honneur pour avoir plus d'amour!

Le jeune mort

Tu meurs, ces mots sont brefs. Quelques mots pour nous dire
          Ce qu'on ne peut pas concevoir!
Ta voix se tait, ton cou jamais plus ne respire,
          Tu ne peux entendre ni voir.

Tu fus et tu n'es plus. Rien n'est si court au monde
          Que ce pas vers l'immensité.
Le plus étroit fragment des légères secondes
          T'a saisi et t'a rejeté.

En quel lieu s'accomplit ce suffocant mystère
          Dont s'emparent l'air et le sol ?
Le souffle, quand le corps se mélange à la terre,
          Monte-t-il vers les rossignols ?

Mais l'humble effacement de ton être qui cesse
          Vient rendre mon cœur défiant!
J'ai peur de la pesante et rigide paresse
          Pour qui rien n'est clair ni bruyant !

Où vis-tu désormais ? Étranger et timide
         Combles-tu l'air où nous passons ?
Flottes-tu dans tes nuits, lorsque la brise humide
         A la froide odeur des cressons ?

Quelle fut ta pensée en ce moment terrible
         Où tout se défait brusquement ?
As-tu rejoint soudain, comme une heureuse cible,
         L'allégresse des éléments ?

L'azur est-il enfin la suave patrie
         Où l'être attentif se répand ?
Rêves-tu comme moi, au bruit mol et coupant
         Du rouleau qui tond la prairie ?

- O mort que j'ai connu, qui parlais avec moi,
         Toi qui ne semblait pas étrange,
D'où vient ma sombre horreur lorsque je t'aperçois
         Moitié cadavre et moitié ange ?

Les respirants lilas, dans ce matin de mai,
         Sont de bleus ilots de délices;
Jeune instinct dispersé, n'entendras tu jamais
         Le bruit d'un jardin qu'on ratisse ?

Ton âme a-t-elle atteint ces hauteurs de l'éther
         Où vibre la chanson des mondes ?
Frôles-tu, dans la paix soleilleuse des mers,
         Les poissons amoureux de l'onde ?

Comme tout nous surprend dès qu'un homme est passé
         Dans l'ombre où ne vient pas l'aurore!
Se peut-il que l'on soit, l'un du côté glacé,
         L'autre du côté tiède encore?

Un mort est tout grandi par son puissant dédain,
         Par sa réserve et son silence;
Ah! que j'aimais ton calme et mon insouciance
         Quand tu vivais l'autre matin !

Tu ne comptais pas plus que d'autres jeunes êtres,
         Comme toi hardis, fiers et doux:
O corps soudain élu, te faut-il disparaître
         Pour briller ainsi tout à coup ?

- Le vent impatient, qui toujours appareille
        Vers quelque bord réjouissant,
Qui se dépêche ainsi que la source et le sang,
        Que la gazelle et que l'abeille,

Le vent, vif compagnon du souffle, gai transport
        Qui s'allie avec la poitrine,
Qui fait danser la vie, ainsi que dans les ports
        Les bricks sur la vague marine,

Le clair vent printanier qui ressemble à l'espoir,
        Vient-il s'attacher comme une aile
A ton corps embué que je ne sais plus voir,
        Perdu dans la vie éternelle ?

O Mort, secret tout neuf, et l'unique leçon
        Que jamais l'esprit n'assimile,
Mendiante aux doigts secs, dont la noire sébile
        Fait tinter un lugubre son;

O Mort, unique but, abîme où chacun verse
        Sans que jamais nul ne l'aidât;
Cadavre humain qui fis, dans un jardin de Perse,
        Trébucher le jeune Bouddha;

O Mort, dont la cruelle et sordide indécence,
        Provocante et s'étalant là,
Rendit sombre à jamais, au sortir de la danse,
        L'adolescent de Loyola;

Figue universelle, et que toujours l'on voile,
        Montre-moi bien tes yeux rongés,
Afin que, sous la paix divine des étoiles,
        Dans ce parfum des orangers,

Ce soir, le front levé vers la nue qui m'enivre
        Par son éclat voluptueux,
J'oppose à la fureur unanime de vivre
        Un cœur à jamais dédaigneux !