05/02/2012

372. La Domination. 10

10. « Les hommes de roman et de théâtre que je ne flattais point me regardaient comme un débutant naïf lequel cherche à se passer d'eux, mais ne saurait aller loin sans leur secours. Les deux filles mariées, apparemment de prudentes ménagères, faisaient sans doute entre elles le calcul de ce que coûterait à la famille mon séjour qui se prolongeait, et, enfin, l'aimable Corinne me voit sans en être intriguée ni troublée ! Antoine Arnault 'prit la résolution de quitter la demeure illustre où il vivait depuis plus d'un mois. Après le dîner, ce soir-là, comme tout le petit groupe était assis devant la maison, près des pelouses que l'ombre envahissait, Antoine Arnault annonça timidement qu'il repartait pour Paris. Il demanda à son hôte la permission de prendre congé de lui le lendemain; il le remerciait, avec gravité et embarras, du bonheur qu'il avait eu à partager son existence.
Et, en effet, il goûtait en ce moment, avec une précieuse tristesse, la saveur de cet instant humain, la forme de cet homme que les honneurs des villes avaient rendu insigne et glorieux, et qui, dans la fraîche énigme de la nuit des jardins, n'avait de soutien que lui-même et que les tendres filles appuyées contre son cœur. Qu'était-il dans la nuit grise et scintillante? un être chétif et diminué qui va se mêler à la mort. Corinne, au travers de l'ombre qui altérait les voix qui leur donnait un accent falot et déprimé lui demandait par instant : « Tu n'as pas froid ? » Il répondait: « Non », comme quelqu'un qui pense au froid éternel.
Les géraniums et la verveine répandaient dans l'obscurité une odeur mystérieuse, échappée de leurs cœurs fermés. Quelque chose bougeait dans l'air, des insectes, un oiseau, un peu de vent.
Et Antoine Arnault, immobile; glacé, éperdu de rêverie et de tristesse, goûtait cette mélodie, ce silence, cet abîme, ces vies, toute la vie, et sentait monter à ses lèvres le goût du désir doux et funèbre.
Il regarda auprès de lui, et vit Corinne qui était .assise là;. il sentit qu'elle le regardait. Il lui dit : "Je pars demain".
Elle répondit: : "Ah ! comme un enfant qui s'est fait un peu mal".
Elle se tut, et puis demanda, en faisant effort sur elle- même : "Est-ce qu'il faut que vous partiez demain ? "
Il répondit : "Oui", d’un ton définitif dont il fut satisfait.
Elle sentit qu'elle ne pouvait plus rien dire.
Regrettant sa brusquerie et la confusion où elle avait mis la jeune fille, il lui parla avec bonté, il l'interrogea sur ses études, sur ses occupations; il lui donnait des conseils pour la vie, le caractère et le bonheur, jeune professeur qui touche à l'éducation des femmes comme on corrige un devoir aimable.
Elle disait « oui » à voix basse ou bien se taisait.
Un coup de vent plus vif ayant rafraichi l'atmosphère, on se leva pour rentrer.