05/02/2012

376. La Domination. 6

6. « Je le regarde. Pendant que nous nous promenons, la chaleur détend et humecte son visage ; Il a été aimé. Les femmes les plus précieuses de son pays l'ayant entendu nommer, lui disaient: «C'est vous, maître», avec la voix de Marie-Madeleine. Et dans des contrées lointaines, de petites filles ignorantes, sauvages et rebelles, se sont débattues souss le poids de son cœur amusé. Son peuple l'a aimé; on l'a choisi et honoré dans d'importantes querelles. Il sait sa gloire. Quand il est seul, il écoute son nom; son nom est autour .de lui comme une présence, comme un parfum qui toujours monte et de toute part l'encense. Maintenant cet homme est si triomphant que l'idée de son tombeau lui semble encore éclatante et victorieuse ! Pourtant, Martin, lorsque je marche près de lui, mon orgueil, loin de s'abattre, s'élève. Je m'écrie: Ah! qu'importe, je le sens bien, nul être ne m'est supérieur !
« Oui, Martin, les chants du jeune Shakespeare ne l'enivraient pas davantage que ne m'enivrent les parfums de mon cœur. La puissance d'enivrement, voilà le bien incomparable pour lequel rien ne nous est utile que nous-mêmes. Dans de sombres bibliothèques, assis jusqu'après minuit, combien de fois n'ai-je pas saisi avec passion, les livres les plus fameux, les plus caressés par•la faveur éternelle ! je prends ces beaux coquillages, je les tiens un instant contre mon oreille, et je les laisse retomber, car leur mélodie m'a appris quelque chose qui est au delà d'eux-mêmes.
« Martin, le succès que je prévois pour moi lasse déjà mon imagination. Sur quels hommes régnerais-je? Il faudrait encore que nos esclaves eussent notre propre valeur; c'est le seul amusement.
« Je songe à l'amour. Il n'y a que l’amour qui prenne totalement notre empreinte: les femmes que nous avons fait un peu souffrir contre notre cœur gardent notre souvenir. Je me rappelle une actrice espagnole que son génie et sa passion rendaient illustre. Son amant l'avait quittée; elle se souvenait. Ah! Martin;' elle était humble et basse, et toute marquée comme une route sur laquelle un homme a marché ! Ame salubre des jeunes femmes, elle boit nos fièvres, elle en reste saturée, ainsi de douces oranges, ayant aspiré les vapeurs des marais, mêlent ce venin au sucre innocent de leur chair.
« Martin, je veux vivre, je veux vivre et chanter par-dessus les monts et les eaux. Que mon jeune siècle s'élance comme une colonne pourprée, et porte à son sommet mon image! »-
Lorsqu’Antoine Arnault eut achevé cette lettre, il la relut et en fut satisfait. Il se demandait s'il allait l'envoyer à son ami ou la joindre aux feuillets qui composeraient son prochain ouvrage. Mais comme en cet instant il se moquait sincèrement de la littérature, il l'adressa, sans en faire de copie, à Martin Lenôtre.