15/03/2012
506. Tumulte dans l'aurore
Des trains désordonnés, emmêlés, vifs, bruyants,
S'appellent, et s'en vont au sud, à l'orient.
Ils s'en vont, bondissants, soulevés, noirs archanges,
Vers les pays du musc, du cèdre, des oranges,
Enroulant à leur soc les chemins dépliés,
Emportant la montagne, arrachant les piliers,
Desséchant les étangs et jetant dans l'espace
Le village béni auprès duquel ils passent...
Et soudain tout mon être est à leur poids lié.
-Ah ! comme vous frappez, peuplez, multipliez
Nos désirs éperdus, notre mélancolie,
Trains emplis de souhaits, d'angoisse et de folie !
Ah! comme vous scandez les battements du coeur
Avec une infernale et rapide vigueur,
Marteau, crépitement, enclume, forge errante !
-Les trains noirs font surgir une ville odorante,
Une grève où la mer jette son tendre flux,
Rien qu'en passant fougueux entre les deux talus
Où leur tumulte ardent s'ébat, s'enfonce, s'éclate !
Les membres éployés, le regard écarlate,
Ils vont, actifs, brûlant, précis, illimités,
Taureaux paissant les champs infinis des étés.
Ils sont la forme basse et dure de l'orage ;
Et la lune divine, au pudique visage,
Rêveuse, indifférente à ce qui vit en bas,
Sultane regardant au bord de la Kasbah,
Soudain, comme une ardente et langoureuse almée,
Vient danser au sommet de leur longue fumée...
Tout vit, tout est ému par ces guerriers ailés ;
La feuille, le coteau, les ténèbres, les blés,
Le jardin délicat et courbe, avec sa rose,
La maison qui s'endort, le pigeon qui repose,
Enferment chaque jour dans leurs nerfs les plus fins
L'ébranlement causé par ces coureurs divins !
[...] Et, dénouant mon âme où trop de rêve abonde,
Je lui dis : Va là-bas, avec les trains du monde !
Va là-bas où t'appelle un dieu noir et charmant,
Si beau parce qu'il fuit, si fort parce qu'il ment,
Car ce train ténébreux qu'un feu sonore anime,
Qui, lorsqu'il est rampant, semble habiter la cime,
Qui nous tente sans cesse et qu'on ne peut saisir,
C'est Satan, ayant pris la forme du Désir...
(Les Eblouissements, page 154)