28/02/2010

085. Marcel Proust : "Les Eblouissements". 2

Manuscrit de Marcel Proust
2/6. De là un naturel dont tant de poètes n'auraient rien à tirer, mais qui, s’accordant à merveille avec le tour de son génie, fait qu'elle s'exprime parfois avec cette gracieuse audace des jeunes mortes de la Grèce antique, qui, des vers qui composent leur épitaphe, s'adressent librement au passant. Et tandis que les poètes-hommes quand ils veulent mettre dans une bouche gracieuse de doux vers, sont obligés d'inventer un personnage, de faire parler une femme, Madame de Noailles, qui est en même temps le poète et l'héroïne, exprime directement ce qu'elle a ressenti, sans l'artifice d'aucune fiction, avec une vérité plus touchante. Si elle pleure et vie trop courte, le peu que durera sa jeunesse et "le doux honneur de son âge", si elle a soif - cette admirable soif qui, à chaque page de ce livre, altère tour à tour et désaltère le rend vraiment "chaud comme les soleils, frais comme les pastèques" , elle n'a pas besoin de mettre sur les lèvres d'une autre ses innocente regrets ou ses brûlants désirs.
A la fois l'auteur et le sujet de ses vers, elle sait être alors en une même personne Racine et sa princesse, Chénier et sa jeune captive. Chose curieuse, ce livre des Eblouissements, où l'aspect physique de Madame de Noailles apparaît presque à chaque page, plus charmant encore quand elle demande à l'effacer, à presser si bien son corps contre le mur
Qu’elle sera semblable à ces nymphes des frises
Dont la jambe et la main sont dans la pierre prises
est cependant un de ceux d'où l'auteur est le plus absent.
Tout ce qui peut constituer le moi social, contingent, de Madame de Noailles, ce moi que les poètes aiment tant parfois à nous faire connaître, il n'en est pas parlé une seule fois au cours de ces quatre cents pages. Quand Alfred de Musset [...] a le toupet de nous parler de « l'épervier d'or dont son casque est armé », quand Alfred de Vigny, d'ailleurs dans des vers sublimes, nous parle de son « cimier doré de gentilhomme », je vous défie, en lisant les Éblouissements, si vous ne savez pas que l'auteur s'appelle Madame de Noailles, de deviner que sa condition sociale est celle d'une jeune princesse illustre, plutôt que de gagner sa vie en allant sur les chemins jouer de la flûte ou cueillir des oranges. [...]
Même dans les deux pièces qu'elle adresse à son fils, quand elle lui dit l'atavisme qui le gouvernera, elle n'y comprend guère l'âme de ses ancêtres sur lesquels tout autre n'aurait pas manqué de s'étendre ici ; elle pense surtout à sa sensibilité à elle, à cette sensibilité admirable et terrible qu'elle s'épouvante et se glorifie d'avoir à jamais infusée dans "les veines si douces de cet enfant qui reçut à son berceau, avec le prénom d'un connétable", l'héritage - plus lourd à porter et qui rend la vie autrement difficile et douloureuse - d'un grand poète.
De sorte qu'il n'y a pas de livre où le moi tienne autant de place, et aussi peu ; où en tienne autant, nous verrons comment tout à l'heure, le moi profond qui individualise les oeuvres et les fait durer, si peu le moi qu'on a défini d'un seul mot en disant qu’il était haïssable.