28/02/2010

084. Marcel Proust : "Les Eblouissements". 1

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En raison de sa longueur, le texte de Marcel Proust a été scindé en six parties (084 à 089)------------------------------
"LES ÉBLOUISSEMENTS" par la Comtesse de Noailles
1/6. "Mon Dieu, que voulez-vous" répondait Sainte-Beuve à MM. de Goncourt qui se plaignaient qu'on parlât toujours du génie de Voltaire, "je conçois qu'à propos de Voltaire on soit amené à parler de génie; et, entre nous, avouons qu'il ne l'a vraiment pas volé !". On pense à ce mot de Sainte-Beuve quand on vient de finir le dernier volume de vers de Mme de Noailles, "Les Eblouissements", et on l'applique à Mme de Noailles. On se dit que si, à propos d'elle, on parle de génie, elle ne l'a vraiment pas volé !
On pense aussi à cette lettre que Joubert écrivait à Mme de Beaumont au moment de l'apparition d'Atala et qu'on aurait pu écrire à propos des Eblouissements si l'on écrivait encore aussi bien : « Il a dans cet ouvrage une Vénus, céleste pour les uns, terrestre pour les autres, mais se faisant sentir à tous. Ce livre-ci n'est point un livre comme un autre... Les bons juges y trouveront peut-être à reprendre, mais n'y trouveront rien à désirer. Il y a un charme, un talisman qui tient aux doigts de l'ouvrier. Ce livre réussira parce qu'il est de l'enchanteur »
Pendant longtemps, chaque fois que la Revue des Deux Mondes, la Revue de Paris, ou le Figaro faisaient connaître de nouveaux poèmes de Mme de Noailles, on entendit demander avec le Cantique des Cantiques : "Quelle est celle-ci qui s'avance, pareille une colonne de fumée en forme de palme, exhalant de la myrrhe, de l'encens, et toutes les poudres du parfumeur ?"
Et, dans ses vers, le poète nous répondait, comme la Sulamite :
"Venez avec moi au jardin voir les herbes de la vallée, voir si la vigne a germé, si la grenade est en fleurs. Mon jardin a des bosquets où le grenadier se mêle aux plus beaux fruits, le troène au nard, le nard, le safran, la cannelle, le cinname, la myrrhe à toutes sortes d'arbres odorants ".Je dirai plus loin un mot de ce jardin, « de ce jardin dont je parlais toujours », comme dit Madame de Noailles dans une pièce des Éblouissements, parlant d'elle-même avec un sourire. Mais je voudrais tâcher de parler aussi un peu d'autre chose et, pour commencer, d'un aspect tout accessoire, d'un porche secondaire et peu fréquenté de son oeuvre. Mais cette entrée de traverse nous mènera plus rapidement au cœur.
[….] Dans notre triste époque, sous nos climats, les poètes, j'entends les poètes-hommes, dans le moment même où ils jettent sur les champs en fleurs un regard extasié, sont obligés en quelque sorte de s'excepter de la beauté universelle, de s'exclure, par l'imagination du paysage. Ils sentent que la grâce dont ils sont environnés s'arrête à leur chapeau melon, à leur barbe, à leur binocle. Madame de Noailles, elle, sait bien qu'elle n'est pas la moins délicieuse des mille beautés dont resplendit un radieux jardin d'été où elle se confond. Pourquoi, comme le poète-homme qui a honte de son corps, cacherait-elle ses mains, puisqu'elles sont
Comme un bol délicat
En porcelaine japonaise.
et que,
Pour avoir touché les plantes des forêts
Avec des caresses légères,
Elles ont conservé dans leurs dessins secrets
Le corps des petites fougères.
Et pourquoi ne laisserait-elle pas voir
Le clair soleil de son visage.
Ses millions de rais.
Et l'aube de sa joue, et la nuit bleue et noire
Dont ses cheveux sont pleins.


Marcel Proust – Œuvres complètes - Chroniques – NRF 1936