Réédition. Un jeune homme tombe amoureux d'une religieuse, sœur Sainte-Sophie. La novice succombe à cet amour interdit, et son cœur oscille entre un Dieu qu'elle aime et l'amant qu'elle désire. Un roman empreint d'une grande beauté poétique et lyrique…
Si Anna de Brancovan ( 1876-1933 ), comtesse Matthieu de Noailles, fut avant tout poète, elle livra aussi à la prose trois romans dont La nouvelle Espérance et La Domination, un recueil de nouvelles : Les Innocentes ou la Sagesse des Femmes, et une autobiographie : Le Livre de ma Vie.
Le Visage émerveillé, deuxième roman publié en 1904, n'avait pas été réédité depuis comme la plupart de ses textes, et sombrait dans un malheureux oubli… C'est donc tout à l'honneur des Editions du Rocher que d'exhumer au public cet auteur français de talent, d'origine roumaine et femme poète qui plus est, fait assez rare pour le souligner. Ce roman en forme de journal intime, suit une intéressante préface par Pierre Brunel qu'il convient de lire en dernier car il dévoile un peu trop l'histoire, et précède l'une des trois lettres pleines d'admiration que Marcel Proust envoya à Anna de Noailles.
Le roman du désir
Julien Viollette, peintre athée, s'éprend de sœur Sainte-Sophie, cloîtrée dans un couvent depuis deux ans. La jeune femme est « venue ici parce [qu'elle] aimai[t] Dieu, la mère abbesse, le silence (p.41) » et mène « une vie douce et royale (p.41) ». Elle prie et rêve, aime le jardin et la nature qui l'entoure, et écrit dans son cahier qui lui tient lieu de journal. Elle observe ses sœurs, la mère supérieure dirigeant le couvent « avec beaucoup de dureté (p.50) » et ne priant « jamais plus qu'il ne faut (p.72) », et n'aime guère l'aumônier qui « est dans sa soutane une fois pour toutes (p.59) ». Les sœurs ont chacune leurs secrets, tout comme la jeune fille qui protège le sien par le mensonge.
L'intrusion du jeune homme dans sa vie, puis dans son cœur, éveille en elle un amour jusqu'alors réservé à Dieu, la laissant en proie au désir. Et sœur Sainte-Sophie prend progressivement conscience de sa jeunesse, de sa beauté, et du corps de femme que cache sa robe de religieuse… Sur le monde qui l'entoure, son regard change, et l'allégresse qui la portait vers le Seigneur est désormais balayée par l'ami « qui vient le soir dans le jardin [et qui] a pris toute [s]a flamme (p.61) ».
Mais elle lutte, et souffre du sentiment coupable de l'amour qui partage son cœur aimant entre deux dieux… Elle, qui vénérait la pureté, « ce qui plaît le plus au Seigneur (p.37) », ne veut plus être pure car « c'est cela le désir (p.62) »…
L'offrande lyrique
Anna de Noailles a légué un livre duquel la poésie à chaque page présente, dégage fraîcheur et simplicité des sensations, dans la perception de la nature comme dans la description des sentiments : « l'automne est la délicieuse saison des couvents (p.124) », et la robe de sainte Thérèse, sculptée par Le Bernin, « est bouleversée comme un grand voilier dans un naufrage, et la petite tête dure, nette, arrêtée, défaille comme un oiseau qui mourrait de son propre chant (p.97) ».
Son écriture, si sensible, émeut et rend la passion exacerbée à travers une sensualité lyrique : « une religieuse […] cela se prend dans une cellule, une nuit de mai, au pied d'un crucifix, sous un rameau de buis, près du bénitier, près du petit paroissien ouvert (p.131) »…
On oublie souvent l'aura dont l'écriture entourait la comtesse de son vivant… Pour preuves ces mots de Marcel Proust : « les vingt dernières pages sont ce qu'il y a de plus beau dans le livre et de tout ce que vous avez jamais écrit (p.168) ».
Datées du 1er mai, mois de Marie, les dernières lignes du livre, d'une magnifique pureté poétique, touchent au cœur et à l'âme… Un émerveillement à l'image du poème que nous reproduisons ci-dessous pour nos lecteurs qui auraient envie de goûter à la délicatesse de cette poétesse oubliée…
J'écris pour que le jour où je ne serai plus
On sache comme l'air et le plaisir m'ont plu,
Et que mon livre porte à la foule future
Comme j'aimais la vie et l'heureuse Nature.
Attentive aux travaux des champs et des maisons,
J'ai marqué chaque jour la forme des saisons,
Parce que l'eau, la terre et la montagne flamme
En nul endroit ne sont si belles qu'en mon âme !
J'ai dit ce que j'ai vu et ce que j'ai senti,
D'un cœur pour qui le vrai ne fut point trop hardi,
Et j'ai eu cette ardeur, par l'amour intimée,
Pour être, après la mort, parfois encore aimée,
Et qu'un jeune homme, alors, lisant ce que j'écris,
Sentant par moi son cœur ému, troublé, surpris,
Ayant tout oublié des épouses réelles,
M'accueille dans son âme et me préfère à elles…
Anna de Noailles
L'Ombre des Jours
Calmann-Lévy, 1902