06/02/2012

384. "Eva"


Voix, la colline est bleue et déjà l’ombre agile
A sur le blanc chemin répandu ses vapeurs,
Les portes des maisons s’éclairent vers la ville,
Éva, soit sans orgueil, sans prudence et sans peur.

Le soleil tout le jour a brûlé ta fenêtre,
Tes bras étaient oisifs et ton cœur était lourd,
Voici l’heure où la force exquise va renaître,
La lune est favorable aux rêveurs de l’amour.

Viens dans le bois feuillu, sous la fraîcheur des branches.
O pleureuse irritée et chaude du désir,
La nature infinie et profonde se penche
Sur ceux qui vont s’unir et souffrir de plaisir.

Vois : c’est pour la joyeuse et grave défaillance
Que l’air est de rosée et d’odeur embué,
Les phalènes légers qui dansent en silence
S’envolent doucement des buissons remués,

Regarde ; la nature, âpre, auguste, éternelle,
Que n’émeut point l’orgueil et le labeur humains.
Palpite dans la nuit et s’éploie comme une aile
Quand l’être cherche l’être au secret des chemins.

Elle qui ne sait pas si sa vigne et ses pommes
Suffiront aux besoins des travailleurs du jour,
Elle tressaille et rit quand les enfants des hommes
Se pressent dans son ombre aux saisons de l’amour.

Éva, les sucs, le miel, la sève et les résines
Coulent dans le soir clair pour parfumer ton cœur,
Cède au dessein divin du rêve qui chemine :
Voici l’heure où la fleur s’incline sur la fleur.

Les étoiles aux cieux s’allument une à une,
Les feuillages mouvants se frôlent doucement,
Les vagues de la mer se lèvent vers la lune,
La plainte des oiseaux éclate par moment…

Éva, entre à ton tour dans la saison heureuse
Baigne ton cœur aux eaux vivaces du destin,
Accepte sans trembler la lutte harmonieuse,
L’abeille du désir ce soir joue sur le thym ;

Vois, le monde infini te contemple et t’espère,
Sens-tu fluer vers toi les parfums d’alentours,
Ton corps est cette nuit profond comme la terre,
Ton cœur s’ouvre, s’élance et pleure : c’est l’amour.

Le cœur innombrable, poèmes, Calmann-Lévy, 1901