06/01/2011

163. Retour à Amphion en 1910


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In François Broche, « Anna de Noailles, un mystère en pleine lumière », page 281 à 283. Robert Laffont, novembre 1989. ISBN 2-221-05682-5
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Anna de Noailles revient à Amphion, pendant l'été 1910
Le 14 juillet, elle n'ira pas à la revue, mais elle dînera avec Marie Scheikevitch et Jules Lemaitre, aux Quatre Sergents de La Rochelle, place de la Bastille ; ils furent tellement ravis de cette soirée qu'ils décidèrent de se réunir ainsi tous les 14 juillet. « Pour mieux prendre part aux réjouissances populaires dans ce restaurant, nous nous installions à une table sur le trottoir. L'entrain et l'esprit de mes compagnons étaient intarissables. Nous n'aurions voulu manquer pour rien au monde notre fête dans la fête et nous refusions énergiquement de nous adjoindre d'autres convives »
Afin de ne pas se faire remarquer, ils descendaient de voiture dans une rue adjacente et arrivaient au restaurant bras dessus, bras dessous, comme les habitants du quartier; après le dîner, les deux jeunes femmes n'hésitaient pas à danser au son des violons et des pistons avec des inconnus. « Nous foncions dans la mêlée » assure Marie Scheikevitch. L'espace d'une soirée, Anna oubliait ses souffrances, ses chagrins, son désespoir.
En attendant de prendre possession de son nouvel appartement, rue Scheffer, Anna de Noailles va se reposer, une semaine en août, en compagnie de son fils Anna Jules à Fontainebleau. Elle descend au Savoy Hôtel, d'où l'on jouit d'une belle vue sur la forêt ; elle y retrouve Toche, qui y séjourne également avec Mme Wacquez, et va passer une après-midi à Nemours, où Henri Franck relit Le Père Goriot et prépare la publication des "Etudes de morale" de son maître Frédéric Rauh, qui vient de mourir.
A la fin du mois, elle reverra Henri aux bords du Léman; elle se trouve alors à Amphion pour la première fois depuis de nombreuses années; il est à Caux-sur-Territet. Elle est revenue au chalet pour y travailler au calme à son livre sur l'Alsace et aussi composer quelques poèmes célébrant son « retour au lac Léman »:
Je retrouve le calme et vaste paysage :
C’est toujours sur les monts, les routera les rivages,
Vos gais bondissements, chaleur aux pieds d'argent ! (...)
Le lac, tout embué d'avoir noyé l'aurore,
Encense de vapeurs le paresseux été !
Dans un autre poème, elle décrit cependant « l'espace nocturne qui lui est si familier, nuit silencieuse, nuit paisible, nuit tombale » :
Jamais l'homme ne peut rester sur vos terrasses
Bien longtemps, à l'abri du rêve et de l'effort,
Puisque vivre, c'est être alarmé, plein d'angoisse,
Menacé dans l'esprit, menacé dans le corps
Au bord du lac, naguère tant aimé, elle éprouve un étrange sentiment : le romantisme de ces lieux ne la touche plus comme avant, elle se dit moins sensible au monde extérieur ; elle renierait presque ses délires, n'étant plus mue que par une plus sûre acceptation de la destinée humaine. Tout en tricotant un châle pour Mme Wacquez, elle bavarde avec Hélène et lit Marc Aurèle pendant ses insomnies. "J’errerai au travers du monde, écrit-elle à Toche, sans jamais trouver une place où je sois sans l'éternelle et épuisante souffrance".
Amphion accueille quelques visiteurs : Henri Gans, Pierre Bucher et, le 20 septembre, François Mauriac, qui se rend à Venise avec son ami François Le Grix, secrétaire de La Revue hebdomadaire. Huit jours plus tard, Anna remerciera ce dernier d'une lettre contenant des phrases si touchantes, venues du cœur :
J'ai mis plus de temps que vous à me détacher de l'aspect du monde […] Hier, sur la terrasse de Vevey, où j'avais été voir un de mes amis, et devant ce mol et liquide paradis que font les eaux bleues et les cieux, je m'étonnais, en regardant les montagnes, d'avoir autrefois discerné des voix tendres dans ces églises de pierre. […] La splendeur, la douceur, la tristesse de Venise me furent une angoisse, un contact aussi foudroyant que la mort. Aujourd'hui, les couchers du soleil même, dont frissonnent les arbres et les pierres je les contemple sans leur livrer un cœur qui ne dépend plus d’eux ...
L'ami visité a Vevey, c'était Henri Franck, qui s'était installé à l'hôtel des Trois-couronnes, le 6 septembre; en sa compagnie, Anna ne se lasse pas de contempler le lac tout embué d'avoir noyé l'aurore, ces montagnes, ces prés, ces rives solitaires. Et pourtant, en déambulant avec Henri sur le quai, elle ne regarde plus avec la même ardeur un monde qui lui a plu. Afin d'être encore plus près d'Henri, qui travaille à la rédaction du cours de Rauh, en s'entretenant par lettres avec ses amis de Kant, Bachelier, Boutroux et de la question des rapports de la science et de la religion, elle s'installe pour quelques jours à l'hôtel Beau Rivage à Ouchy. « Ces jours-ci, j'ai été un peu fatigué par les premières promenades et le travail que j'ai sérieusement repris » écrit Franck à André Spire. Il est surtout affaibli par d'épuisantes hémoptysies, symptôme irréfutable de la tuberculose pulmonaire.
Anna de Noailles regagne Paris dans les premiers jours d'octobre, avant que la grève générale décidée par la toute nouvelle « Union de la voie ferrée » ne désorganise pour une bonne quinzaine rebours la vie économique du pays. En proie à un gros rhume, elle est harassée et, ajoute-t-elle à l'intention de Toche, "vraiment dégoûtée de la vie".

Caux sur Vevey