23/04/2011
291. Angela Bargenda : Paradeisos
« Chante, mon coeur, les jardins que tu ne connais pas ; jardins,
Qui sont comme coulés dans le cristal, clairs, inaccessibles,
Eaux et roses d'Ispahan ou de Chiraz,
Chante leur félicité, chante leur gloire de n'être à nul autre comparables »
Tout au long de son oeuvre, Anna de Noailles affiche une prédilection nette pour les manifestations botaniques. Une multitude de plantes et de fleurs y dégage une saveur particulière, apportant ainsi une dimension visuelle et olfactive qui contribue à renforcer le caractère palpable de cette poésie. Aucun poète ne fait intervenir, plus fréquemment ou plus substantiellement, les éléments du monde floral dans ces vers.
La large place qu'ils occupent chez Anna de Noailles est due, en partie, à sa connaissance intime des plantes qu'elle cultivait depuis son enfance dans le jardin du châtelet d'Amphion. C'est là qu'elle reçut du monde les images végétales qui prendront un aspect primordial dans sa création. En effet, elle repère et inventorie tout un univers de fleurs et de plantes, dont je n'indiquerai ici qu'un échantillon représentatif.
C'est surtout dans "Les Eblouissements" que se manifeste la sensibilité florale d'Anna de Noailles, évoquant tour à tour les plantes les plus communes et les plus rares. Une partie entière, intitulée "Les Jardins" est consacrée à l'univers botanique dans ce recueil, où figurent des titres tels que Le Fruitier de septembre, Jardin près de la mer, Le Verger de lis, Jardin persan, La Première Aubépine, Jardin d'enfance, Jardin au Japon, Petit Jardin avec un poivrier, et bien d'autres encore. Il s'agit là, en somme, de pages odorantes d'où monte un parfum d'exotisme et d'étrangeté, et qui contiennent également une incontestable valeur picturale. On y trouve des pervenches, des roses, des myosotis, des rosiers, des vignes et du lierre ; ailleurs, il est question de l'anémone, du thym, de la menthe, du lis brun qui fleurissent sur les mauves collines. Ce qui frappe encore dans ces tableaux, c'est l'extraordinaire inventivité de l'artiste, qui réussit, par le moyen de son imagination verbale, à infuser une vie réelle au monde botanique.
Nous sommes loin de toute sorte d'immobilisme descriptif, loin encore d'une nature morte pittoresque. Chez Anna de Noailles, les strophes jaillissent ardentes et passionnées lorsqu'elle élève un véritable dithyrambe aux jardins :
« Charmilles, ifs taillés, sentiers de buis ornés !
L'ombrage et le soleil, pétales alternés,
S'aiguisent l'un à l'autre, et tremblent sur le sable.
Un jardin est secret, profond, inépuisable ;
Tout y est ténébreux, confortable et divers,
Toutes les plantes ont d'autres teintes de vert.
La clématite, éparse et molle, se comporte
Autrement que les lis qui veillent à la porte ;
Chaque fleur a ses jeux, sa foi, son passe-temps ;
Semblable au nénuphar sur un tranquille étang,
La capucine, au bord de son large feuillage
Liquide, transparent, frais et détendu, nage ;
L'héliotrope est un subtil grésillement,
Un charbon violet, délicat et fumant,
Dont le crépitement, incessant, tord et ride
L'azur qui se suspend à sa grâce torride.
Et, de tous ces petits calices consumés,
De ces gosiers de miel, ouverts, demi-fermés,
De ces grappes d'odeur, languides, expansives,
Ecumant sur le jour comme l'eau sur les rives,
Montent cette buée et ces soupirs pareils
A la vapeur royale et blanche des soleils...
O jardins ! ô maisons que je ne puis décrire,
Où la paix, le bonheur, la musique et le rire
Sont enfouis, cachés, trésors mystérieux,
Vous êtes le délire et l'amour de mes yeux !»
Les Eblouissements. La Consolation de l'été, page 54
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in Angela Bargenda : « La poésie d’Anna de Noailles, page 141
L’Harmattan éditeur. 1995
ISBN : 2-7384-3682-X
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14/04/2011
290. "Il fera longtemps clair ce soir"
Il fera longtemps clair ce soir, les jours allongent,
La rumeur du jour vif se disperse et s'enfuit,
Et les arbres, surpris de ne pas voir la nuit,
Demeurent éveillés dans le soir blanc, et songent...
Les marronniers, sur l'air plein d'or et de lourdeur,
Répandent leurs parfums et semblent les étendre;
On n'ose pas marcher ni remuer l'air tendre
De peur de déranger le sommeil des odeurs.
De lointains roulements arrivent de la ville...
La poussière, qu'un peu de brise soulevait,
Quittant l'arbre mouvant et las qu'elle revêt,
Redescend doucement sur les chemins tranquilles.
Nous avons tous les jours l'habitude de voir
Cette route si simple et si souvent suivie,
Et pourtant quelque chose est changé dans la vie,
Nous n'aurons plus jamais notre âme de ce soir.
Le cœur innombrable, poèmes, Calmann-Lévy, 1901
289. "La pensée alanguie"
La pensée alanguie et les membres à l'aise.
Le sommeil vers l'esprit coule comme un serpent.
La chambre obscure émet une fraîcheur de glaise.
Plus rien en nous ne lutte et de nous ne dépend.
Dormir ! Ne savoir rien ! Volontaire Antigone,
Descendre dans l'étroit et profond souterrain
Du repos, où plus rien n'est vif ni monotone,
Où le corps respirant est comme un corps d'airain.
Et c'est par ce chemin aussi sourd que la terre,
Par cette brève paix, sans la soif, sans la faim,
Que je puis retrouver ton funèbre mystère,
Que le tombeau m'approche, et que j'y suis enfin !
288. "Les espaces infinis"
Je reviens d'un séjour effrayant : n'y va pas !
Que jamais ta pensée, anxieuse, intrépide,
N'aille scruter le bleu du ciel, distrait et vide,
Et presser l'infini d'un douloureux compas!
Ne tends jamais l'oreille aux musiques des sphères,
N'arrête pas tes yeux sur ces coursiers brûlants :
Rien n'est pour les humains dans la haute atmosphère,
Crois-en mon noir vertige et mon corps pantelant.
Le poumon perd le souffle et l'esprit l'espérance,
C'est un remous d'azur, de siècles, de néant ;
Tout insulte à la paix rêveuse de l'enfance,
En l'abîme d'en haut tout est indifférent.
Et puisqu'il ne faut pas, âme, je t'en conjure,
Aborder cet espace, indolent, vague et dur,
Ce monstre somnolent dilué dans l'azur,
Aime ton humble terre et ta verte nature
L'humble terre riante, avec l'eau, l'air, le feu,
Avec le doux aspect des maisons et des routes,
Avec l'humaine voix qu'une autre voix écoute,
Et les yeux vigilants qui s'étreignent entre eux.
Aime le neuf printemps, quand la terre poreuse
Fait sourdre un fin cristal, liquide et mesuré ;
Aime le blanc troupeau automnal sur les prés,
Son odeur fourmillante, humide et chaleureuse.
Honore les clartés, les sentiers, les rumeurs ;
Rêve ; sois romanesque envers ce qui existe ;
Aime, au jardin du soir, la brise faible et triste,
Qui poétiquement fait se rider le coeur.
Aime la vive pluie, enveloppante et preste,
Son frais pétillement stellaire et murmurant;
Aime, pour son céleste et jubilant torrent,
Le vent, tout moucheté d'aventures agrestes !
L'espace est éternel, mais l'être est conscient,
Il médite le temps, que les mondes ignorent ;
C'est par ce haut esprit, stoïque et défiant,
Qu'un seul regard humain est plus fier que l'aurore !
Oui, je le sens, nul être au coeur contemplatif
N'échappe au grand attrait des énigmes du monde,
Mais seule la douleur transmissible est féconde,
Que pourrait t'enseigner l'éther sourd et passif ?
En vain j'ai soutenu, tremblante jusqu'aux moelles,
Le combat de l'esprit avec l'universel,
J'ai toujours vu sur moi, étranger et cruel,
Le gel impondérable et hautain des étoiles.
Entends-moi, je reviens d'en haut, je te le dis,
Dans l'azur somptueux toute âme est solitaire,
Mais la chaleur humaine est un sûr paradis;
Il n'est rien que les sens de l'homme et que la terre!
Feins de ne pas savoir, pauvre esprit sans recours,
Qu'un jour pèse sur toi du front altier des cimes,
Ramène à ta mesure un monde qui t'opprime,
Et réduis l'infini au culte de l'amour.
Puisque rien de l'espace, hélas ! ne te concerne,
Puisque tout se refuse à l'anxieux appel
Laisse la vaste mer bercer l'algue et le sel
Et l'étoile entrouvrir sa brillante citerne,
Abaisse tes regards, interdis à tes yeux
Le coupable désir de chercher, de connaître,
Puisqu'il te faut mourir comme il t'a fallu naître,
Résigne-toi, pauvre âme, et guéris-toi des cieux.
(Les Forces Eternelles)
287. "Les Regrets"
La tombe d'Anna de Noailles,
au cimetière de Publier, au-dessus d'Evian
au cimetière de Publier, au-dessus d'Evian
Allez, je veux rester seule avec les tombeaux :
Les morts sont sous la terre et le matin est beau,
L'air a l'odeur de l'eau, de l'herbe, du feuillage,
Les morts sont dans la mort pour le reste de l'âge...
Un jour, mon corps dansant sera semblable à eux,
J'aurai l'air de leur front, le vide de leurs yeux,
J'accomplirai cet acte unique et solitaire,
Moi qui n'ai pas dormi seule, aux jours de la terre !
- Tout ce qui doit mourir, tout ce qui doit cesser,
La bouche, le regard, le désir, le baiser !
Etre la chose d'ombre et l'être de silence
Tandis que le printemps vert et vermeil s'élance
Et monte trempé d'or, de sève et de moiteur !
Avoir eu comme moi le coeur si doux, le coeur
Plein de plaisir, d'espoir, de rêve, et de mollesse
Et ne plus s'attendrir de ce que l'aube cesse ;
Etre au fond du repos l'éternité du temps...
- D'autres alors seront vivants, joyeux, contents.
Des hommes marcheront auprès des jeunes filles
Ils verront des labours, des moissons, des faucilles,
La couleur délicate et changeante des mois.
Moi, je ne verrai plus, je serai morte, moi,
Je ne saurai plus rien de la douceur de vivre...
Mais ceux-là qui liront les pages de mon livre,
Sachant ce que mon âme et mes yeux ont été,
Vers mon ombre riante et pleine de, clarté
Viendront, le coeur blessé de langueur et d'envie,
Car ma cendre sera plus chaude que leur vie...
(L'ombre des jours)
286. "Offrande"
Mes livres, je les fis pour vous, ô jeunes hommes,
Et j'ai laissé dedans,
Comme font les enfants qui mordent dans des pommes
La marque de mes dents.
J'ai laissé mes deux mains sur la page étalées,
Et la tête en avant
J'ai pleuré, comme pleure au milieu de l'allée
Un orage crevant.
Je vous laisse, dans l'ombre amère de ce livre,
Mon regard et mon front,
Et mon âme toujours ardente et toujours ivre
Où vos mains traîneront.
Je vous laisse le clair soleil de mon visage,
Ses millions de rais,
Et mon cœur faible et doux, qui eut tant de courage
Pour ce qu'il désirait.
Je vous laisse mon coeur et toute son histoire,
Et sa douceur de lin,
Et l'aube de ma joue, et la nuit bleue et noire
Dont mes cheveux sont pleins.
Voyez comme vers vous, en robe misérable
Mon Destin est venu.
Les plus humbles errants, sur les plus tristes sables,
N'ont pas les pieds si nus.
Et je vous laisse, avec son feuillage et sa rose,
Le chaud jardin verni
Dont je parlais toujours ; et mon chagrin sans cause
Qui n'est jamais fini.
(Les Eblouissements)
285. "Mon Dieu, je sais qu'il faut"
Mon Dieu, je sais qu'il faut accepter la détresse,
Qu'il faut, dans la douleur, descendre jusqu'en bas,
Mais, dans ce labyrinthe où votre main nous presse,
Puisque vous êtes bon, ne se pourrait-il pas
Que nous entrevoyions du moins la claire issue
Que déjà votre main prépare doucement,
Et qu'un peu de lumière, au lointain aperçue,
Nous aide à supporter ce ténébreux moment ?
Pourquoi nos maux sont-ils si compacts et si denses
Qu'on semble enseveli dans un obscur caveau ?
D'où vient cette funèbre et perfide abondance
Qui submerge le coeur et trouble le cerveau ?
Pourtant, les lendemains sont quelquefois si tendres,
On revoit les regards que l'on n'espérait plus.
Mais le bonheur fait mal quand il faut trop l'attendre.
Etre sauvés enfin, ce n'est plus être élus.
Consolez-nous parfois dans cette forteresse
Dont vous tenez les clefs et fermez le vitrail ;
Laissez-nous pressentir les futures caresses
Et leur fraîche beauté d'eau bleue et de corail !
C'est trop d'être privé de la douce espérance,
D'être comme un forçat serré le long du mur,
Qui ne peut pas prévoir sa juste délivrance,
Car la fenêtre est haute et les verrous sont durs.
Pourquoi ce faste affreux de l'angoisse où nous sommes,
Pourquoi ce deuil royal et ces chagrins pompeux,
Puisqu'il vous plaît parfois d'avoir pitié des hommes
Et de remettre encor le bonheur auprès d'eux ?
Faut-il donc au Destin ces heures pantelantes,
L'émeut-on par un corps qui tremble et qui gémit ?
Nos pleurs sont-ils un peu de cette huile brûlante
Que Psyché répandit sur l'Amour endormi ?
S'il se peut, écartez ces moments de la vie
Où nous sommes broyés sous un joug trop étroit,
Et, pareils aux mineurs dans la noire asphyxie,
Nous tentons d'écarter le roc avec nos doigts.
Déjà, loin du plaisir, du monde, des parades,
Mon coeur ardent n'est plus, dans son éclat voilé,
Qu'un feu de bohémiens sur la pauvre esplanade,
Où l'enfant nu console un cheval dételé.
Mais s'il faut que ces jours de supplice reviennent,
S'il faut vivre sans eau, sans soleil et sans air,
Que du moins votre main s'empare de la mienne,
Et m'aide à traverser l'effroyable désert.
(Les vivants et les morts.)
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